Intervention de Christian Lévêque

Réunion du 23 novembre 2016 à 9h45
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Christian Lévêque, hydrobiologiste, directeur de recherche émérite à l'IRD :

Je viens vous présenter – très rapidement, et donc parfois schématiquement – un point de vue scientifique sur la question extrêmement débattue des continuités écologiques.

Il y a deux questions principales : celle du transfert des sédiments ; celle de la protection de la diversité biologique. Elles ne sont pas seulement techniques : elles se posent dans le cadre des relations que les sociétés entretiennent avec les milieux naturels, avec la biodiversité et la nature – les deux termes étant souvent confondus aujourd'hui.

Mais la nature des uns n'est pas la nature des autres. Il faut ici établir des distinctions. Il y a d'abord la nature-objet – celle que nous, scientifiques, analysons. Mais il y a aussi la nature vécue par le citoyen – le cadre de vie, la nature utile aussi, c'est-à-dire les ressources, mais aussi les nuisances, ou encore le patrimoine, l'esthétique. Il y a enfin la nature imaginée, une nature quelque peu mythique : c'est celle que certains conservationnistes croient avoir été la nature sans l'homme, la nature avant l'homme ; la nature, d'après eux, serait si belle sans l'homme. Ce serait une sorte de paradis perdu. Cette nature romantique est celle des religions, mais aussi de mouvements militants et de certaines ONG.

Il existe donc deux façons de protéger la nature. On peut protéger la nature telle qu'elle est, c'est-à-dire notre héritage tel que nous l'avons reçu : on cultive alors la nostalgie du passé. On peut aussi protéger une nature qui bouge, qui change, qui se transforme en permanence : il faut alors accompagner, anticiper, voire piloter, les dynamiques de changement dans le temps et dans l'espace. On porte alors le regard vers le futur. Or, nous sommes confrontés au changement climatique, qui modifie profondément l'environnement.

La continuité écologique doit être abordée dans le cadre d'un « hydrosystème », concept dont Jean-Paul Bravard a été l'un des promoteurs. Cette approche systémique a servi de base à la loi sur l'eau de 1992 : dans un fleuve, il faut prendre en considération une dimension longitudinale, mais aussi une dimension transversale – un fleuve respire, il a besoin de zones annexes – et une dimension verticale, comprenant la nappe phréatique. Cette notion a été largement utilisée dans toutes les réflexions sur l'aménagement des fleuves.

Un hydrosystème, c'est d'abord un complexe de systèmes écologiques. Un fleuve n'est pas, ou pas seulement, une sorte de tuyau qui évacuerait l'eau de l'amont à l'aval, ce qui était récemment encore l'approche adoptée par les ingénieurs. Il a bien d'autres fonctions, et il abrite des milieux très divers, ce qui permet la diversité biologique : celle-ci est en effet fortement liée à la diversité des habitats – eau courante, mais aussi eau stagnante, dont beaucoup de poissons ont besoin à un moment donné de leur cycle de vie.

Pour comprendre le fonctionnement d'une rivière, il faut donc s'intéresser à la fois au régime hydrologique et à sa variabilité, à la diversité des habitats et à la qualité de l'eau. Les trois points sont essentiels.

Il faut enfin ajouter une dimension temporelle. Il y a vingt mille ans, l'Europe traversait une période glaciaire : la France était en zone de permafrost. Les fleuves n'existaient pas, et le niveau de la mer était à - 120 mètres. La faune et la flore que nous connaissons étaient concentrées dans des zones refuges – ibérique, dalmate et ponto-caspien. Elles ont ensuite péniblement, au hasard des opportunités, gagné les zones peu à peu libérées par les glaces.

La diversité biologique est donc dynamique et non statique : certains scientifiques utilisent le terme de « bricolage écologique ». Il n'y a pas d'équilibre sur le temps long, et le système est dynamique tant en ce qui concerne la diversité biologique qu'en ce qui concerne l'hydromorphologie et les sédiments. Il faut s'attendre à d'autres changements, notamment sous l'effet du changement climatique ; rien ne nous dit que le processus de colonisation soit achevé, bien au contraire. De nouvelles espèces continuent et continueront d'arriver.

Le programme Explore 2070, labellisé par le ministère de l'écologie, a conclu que beaucoup de nos régions verront probablement, dans quelques décennies, diminuer fortement le débit des rivières. Que deviendront alors les zones humides, et comment gérerons-nous l'eau ?

Quelques mots de la trame bleue : nous avons réalisé le rêve de Charlemagne en réunissant le bassin du Danube à celui du Rhin, grâce au canal Main-Danube. Depuis, des espèces danubiennes arrivent dans nos rivières… La continuité écologique, c'est donc aussi la progression des espèces invasives. Je n'ai personnellement rien contre ces dernières – mais il existe des programmes de lutte contre leur propagation. Il faudrait donc assurer une certaine cohérence politique : soit on lutte contre les espèces invasives, soit on crée les conditions de leur arrivée.

Nos systèmes ne sont pas écologiques au sens strict de ce terme ; ce sont des systèmes aménagés au cours des siècles. Pour naviguer sur les rivières, ce qui était essentiel à l'économie, on a fait disparaître des seuils ; pour créer des moulins, autre besoin essentiel, on en a créé d'autres. Il faut donc souligner que nos systèmes fluviaux sont, selon la terminologie que l'on choisit, des « socio-systèmes », des « socio-écosystèmes » ou des « anthroposystèmes ». Les scientifiques développent une démarche systémique – c'est en fait la même chose que le développement durable : il est indispensable d'envisager toutes les composantes d'un système et d'en analyser les interactions afin de comprendre le fonctionnement de l'ensemble. Ensuite seulement, on peut passer au réductionnisme.

Les aménagements des fleuves sont de natures très diverses. Certains sont destinés à permettre des usages divers, techniques ou symboliques – anciens, comme l'irrigation, ou nouveaux, comme les loisirs ou la patrimonialisation. Certains sont destinés à protéger : ainsi, les barrages-réservoirs installés sur la Seine protègent Paris. Je n'ai entendu personne demander qu'ils soient rasés.

En matière de diversité, il faut bien comprendre qu'avec tout aménagement, tout arasement de barrage, on gagne et on perd. On gagnera peut-être du côté de quelques espèces de poissons migrateurs, mais on perdra du côté des espèces qui vivaient dans les milieux aménagés. Or aucune étude n'existe sur ce point. Le conseil scientifique de l'Agence de l'eau Seine-Normandie, dont je fais partie, a débattu hier d'un bilan des actions qui montre que, si les arasements ont été positifs pour les poissons migrateurs, ils n'ont pas changé grand-chose pour les poissons non migrateurs, et surtout que, pour toutes les autres espèces, nous ne disposons d'aucune donnée. Or, les milieux d'eau calme créés par les seuils ou les barrages sont favorables à toute une faune de vertébrés et d'invertébrés. Que disent les grenouilles et les libellules de l'arasement des barrages ?

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