Intervention de Christiane Taubira

Réunion du 24 octobre 2013 à 9h35
Commission élargie : justice

Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice :

J'en viens aux questions transversales, et d'abord à l'aide juridictionnelle. Je remercie ceux d'entre vous qui ont souligné la suppression du timbre que devaient acquitter les justiciables disposant d'un niveau de ressources inférieur à 924 euros pour bénéficier de cette aide. Incontestablement, il s'agissait d'une entrave à la justice pour des personnes vulnérables. C'est ainsi que, dans certains ressorts, l'année dernière, le recours à la justice a diminué de 10 %, ce qui est considérable s'agissant de contentieux liés à la fragilité économique. Ce timbre, d'un montant de 35 euros, était vraiment une mesure d'injustice sociale que je m'étais engagée à abroger. En raison d'un délai trop contraint pour trouver la ressource qui compenserait les 55 millions d'euros qu'avait rapportés ce timbre, cela n'a pas été possible dans le budget de 2013. Pour 2014, la compensation est assurée par un abondement du budget du ministère de la justice de 60 millions d'euros. C'est un effort du Gouvernement qu'il convient de saluer en ce qu'il réintroduit de la justice sociale et rouvre l'accès gratuit au juge pour les justiciables vulnérables.

Pour ce qui est de la démodulation, elle ne concerne nullement les justiciables. En aucune façon les critères d'accès à l'aide juridictionnelle n'ont été modifiés. La démodulation est une mesure d'harmonisation sur l'ensemble du territoire de l'unité de valeur qui permet de rémunérer les avocats pratiquant l'aide juridictionnelle. Cette unité de valeur était comprise entre 22,50 euros et 25 euros. Pour les uns, l'harmonisation se traduira par une amélioration de leurs revenus ; pour les autres, elle se traduira par une perte. Le Conseil national de l'aide juridique le dit et les avocats eux-mêmes en conviennent, aucun élément économique ne justifie de différencier l'unité de valeur sur le territoire. Le principe de l'harmonisation ne fait donc pas débat, ce qui n'est pas le cas pour le montant de l'unité de valeur. Si nous l'avions fixée à 25 euros, personne n'aurait su que nous avions harmonisé.

L'aide juridictionnelle est une vraie prestation de service public, et les avocats consentent à la pratiquer par engagement. Il convient donc de veiller à ce que leur rémunération soit correcte. Or on sait que l'aide juridictionnelle est fragile, et cela depuis le rapport Bouchet qui date de 2001. Depuis, six rapports ont été publiés, dont, en 2007, celui du sénateur Roland du Luart intitulé L'aide juridictionnelle : réformer un système à bout de souffle. Tous ces rapports proposent des pistes de financement de l'aide juridictionnelle, tout à fait pertinentes pour certaines. Pendant huit mois, j'ai mobilisé mon cabinet et l'administration pour essayer de construire un financement solide et pérenne. Nous n'y sommes pas parvenus avant que le budget soit adopté en Conseil des ministres, ce que je regrette profondément. L'aide juridictionnelle est donc financée de la façon qui vous est présentée et que je me suis engagée à modifier au cours de la discussion au Parlement, par voie d'amendement. Cet amendement est rédigé, il devrait être déposé dans les délais prévus avant le débat public. Je ne saurai vous dire quand, car la règle veut que ce soit le ministère du budget qui le fasse. Je peux vous indiquer en substance qu'il prévoit de ne pas appliquer la démodulation en 2014, de récupérer les honoraires d'avocat auprès du succombant, c'est-à-dire la personne qui aura perdu le procès, et de demander au juge que le règlement de l'avocat ne soit pas inférieur à l'aide juridictionnelle. Ainsi, vous pourrez exercer votre mission de contrôle à propos d'un amendement dont on peut considérer, n'étant pas déposé, qu'il n'existe pas encore.

Nous avons repris les discussions sur des points techniques avec le CNB, qui a traversé une période transitoire. J'envisage de confier une mission à une personnalité pour consulter au-delà de la profession. Nous devons vraiment régler de façon stable et pérenne le financement de l'aide juridictionnelle – ce serait l'honneur du Gouvernement d'y parvenir avec l'aide du Parlement. Bien sûr, nous aurions pu procéder indépendamment de la profession, mais ce gouvernement a fait le choix de privilégier la concertation, de construire ensemble, et cela demande du temps. Or nous en avons peu devant nous, car les discussions sur le prochain budget vont commencer dans quatre ou cinq mois.

Autre question transversale, le projet de prévention de la récidive et d'individualisation des peines. Je n'ai cessé de dire, depuis le mois de juin 2012, avant même d'installer la conférence de consensus, qu'il ne s'agit pas d'un texte visant à réduire la surpopulation carcérale. Il a pour objet de prévenir la récidive, de donner un sens à la peine, de rendre efficace la sanction, de permettre la réinsertion. S'il a un effet sur la surpopulation carcérale, tant mieux, car celle-ci est préjudiciable à l'exercice professionnel des personnels pénitentiaires, qui font un travail considérable dans des conditions extrêmement difficiles sur l'ensemble du territoire. Elle est également préjudiciable à la réinsertion des détenus, dont il faut rappeler qu'ils finiront bien, à l'exception des condamnés à la réclusion à perpétuité, par sortir de prison. Dans l'intérêt de la société, mieux vaut que cette sortie se passe dans les meilleures conditions d'insertion.

L'objectif est de réduire les sorties sèches, dont M. Raimbourg a rappelé qu'elles atteignaient 80 %, alors qu'il est établi statistiquement, en France comme dans d'autres pays, qu'elles présentent des risques de récidive. Le Gouvernement se donne les moyens de l'efficacité en prenant dès aujourd'hui des dispositions d'accompagnement de ce projet de loi : création d'un millier de postes sur trois ans pour les services d'insertion et de probation ; réorganisation du ministère public sur la base des préconisations de la commission Nadal dont le rapport me sera remis fin novembre ; renforcement, engagé en 2013, des postes d'application des peines au siège et d'exécution des peines au parquet.

En vertu de la séparation des pouvoirs, il ne m'appartient pas de définir le calendrier d'examen du texte. Le Gouvernement a indiqué très clairement que, s'agissant d'un sujet extrêmement important, il n'envisageait pas de demander la procédure accélérée, non seulement par respect pour le Parlement, mais aussi parce que la navette parlementaire permet vraiment d'enrichir les textes. Il est important que les parlementaires fassent valoir toutes les réflexions qu'ils ont accumulées sur ces sujets depuis plusieurs années, même ceux de l'opposition qui ont signé des rapports de très grande qualité. Il ne faut pas tarder, car la situation actuelle est dangereuse pour la sécurité des Français. Plus nous tarderons à rendre la peine efficace et à faciliter la réinsertion, plus nous aurons à répondre du fait que cette situation aura duré. Pour autant, ce débat ne doit pas avoir lieu dans la précipitation. Je me déplace beaucoup sur le territoire pour expliquer le contenu du projet de loi, éviter les caricatures, les raccourcis et la déformation du texte. Il importe d'inciter la société à s'interroger sur le sens de la peine et l'efficacité de la sanction, et de faire en sorte d'en finir avec les discours sommaires, faciles et absurdes.

Les données statistiques posent en effet un souci, qui nécessite de réorganiser les systèmes permettant de les établir. Nous allons installer un observatoire de la récidive et de la désistance qui aura pour mission de produire des chiffres précis, construits indépendamment de toute tentation d'instrumentalisation. S'il apparaît nécessaire de disposer de chiffres clairs, ceux-ci ne devront pour autant pas être établis de façon photographique, mais plutôt dynamique, c'est-à-dire qu'ils devront permettre de suivre le parcours des personnes sur l'ensemble du territoire. Outre un système d'observation, nous organisons le traitement des données en matière pénale à travers l'interconnexion des données de la justice et celles de la police et de la gendarmerie. Les bases de données de la gendarmerie étant relativement semblables à celles de la justice, l'interconnexion est établie depuis juin 2013. Celles de la police sont très différentes, il faudra donc attendre décembre 2014.

Si nous disons que les sorties sèches aggravent les risques de récidive, la conclusion raisonnable à en tirer, c'est la nécessité de préparer la sortie en organisant un retour progressif à la liberté. Pour plus d'efficacité, nous avons décidé d'un rendez-vous judiciaire aux deux tiers d'exécution de la peine. Ce rendez-vous judiciaire sera préparé en amont par le conseil d'insertion et de probation. Il aura eu lieu devant une commission d'application des peines qui prononcera éventuellement une libération sous contrainte ou un maintien en détention. La contrainte pénale est bien une contrainte ; elle est même beaucoup plus contraignante que certaines mesures d'exécution de peine en milieu ouvert. Ces libérations sous contrainte pourront prendre des formes différentes, comme le bracelet électronique, le placement extérieur ou la semi-liberté. À cet égard, je me suis engagée à ouvrir 800 places supplémentaires au cours du quinquennat, mais il faut savoir que certains centres ne sont pas occupés en totalité pour des raisons territoriales. Nous travaillons sur le maillage du territoire, sur la typologie des bassins.

S'agissant des effectifs, je reviens sur ceux de la justice qui bénéficiera de 555 créations de postes, mais également des redéploiements que permettra d'opérer la poursuite de l'effort d'informatisation, tant sur le système CASSIOPPEE que sur le casier judiciaire GENESIS, grâce auquel des postes seront dégagés. Les effectifs de la pénitentiaire feront également l'objet de 432 créations de postes et de redéploiements. Je vous ferai parvenir le détail des chiffres ultérieurement. Je suis en train de faire procéder au contrôle de l'exécution du budget 2013, même si l'année n'est pas terminée, pour dresser l'état des créations de postes. Il faut livrer une telle bataille budgétaire pour les obtenir que je ne suis pas disposée à les laisser non pourvus. Pour l'heure, je sais que le recrutement des magistrats rencontre des difficultés, les postes ouverts ne trouvant pas preneur. Je vous ferai établir un tableau précis et compréhensible de la situation.

L'inspection générale des services judiciaires a établi un rapport très intéressant sur les centres éducatifs fermés (CEF). Je vous le ferai également parvenir. La protection judiciaire de la jeunesse travaille d'arrache-pied sur la base de ce rapport pour améliorer la gouvernance et inscrire les CEF dans le parcours du mineur, c'est-à-dire dans toute la palette des réponses judiciaires à la délinquance des mineurs. Jusqu'à présent, on a plutôt tendance à y envoyer certaines catégories de mineurs sans qu'il y ait forcément correspondance avec la durée de la mesure de justice.

Nous allons traiter la justice commerciale en deux étapes. La première passe par la simplification. Plusieurs mesures tendent à faciliter la prévention dans le cadre des procédures collectives qui pénalisent fortement les entreprises et les emplois. La seconde étape sera la réforme de la justice commerciale, dont le texte sera totalement bouclé pour le mois de janvier 2014. J'ai mis en place des groupes de travail qui ont produit des rapports de qualité, dont celui de Cécile Untermaier et Marcel Bonnot. La matière de la justice commerciale recouvre des sujets quelque peu délicats. Si nous avançons bien avec la profession sur de nombreux points, l'échevinage sonne comme un gros mot pour certains et suscite beaucoup de réticences, même intervenant en appel.

Nous disposons des coûts à la journée pour les PPP, mais nous vous enverrons des chiffres plus fins.

Nous consacrons 1,4 million d'euros à la lutte contre les violences faites aux femmes, dans laquelle le ministère est très engagé en termes de politiques publiques. Combattre le fort taux d'acceptabilité des violences dans la société passe par des campagnes de sensibilisation et d'information. Aussi avons-nous lancé plusieurs actions. D'abord, en chargeant l'École nationale de la magistrature de mettre en place une formation adressée aux magistrats, aux policiers, aux gendarmes et aux personnels des services sociaux, qui aura pour contenu la connaissance de la loi et des procédures, ainsi que la formation à l'accueil et à l'enregistrement des plaintes.

Ensuite, nous avons introduit, dans le texte sur l'égalité des hommes et des femmes porté par la ministre des droits des femmes, des dispositions contre le recours à la composition pénale dans les cas de violence domestique. Ceux-ci requièrent vraiment des sanctions et parfois une prise en charge de l'auteur en termes de soins et de formation. Avec la ministre des droits des femmes, nous avons également lancé une double mission de l'Inspection générale des services judiciaires et de l'Inspection générale de l'administration sur l'ordonnance de protection. Moi-même, j'avais mobilisé le Conseil national de l'aide aux victimes sur cette même question. Les rapports convergent pour augmenter, jusqu'à la doubler, la durée du prononcé de l'ordonnance. Elle pourra donc être de deux fois six mois.

Nous généralisons encore sur l'ensemble du territoire le téléphone de grand danger, après une expérimentation en Seine-Saint-Denis et dans le Bas-Rhin. Une autre expérimentation est en cours sur le très grand danger. Enfin, bien entendu, nous soutenons les associations d'aide aux victimes de violences conjugales.

Sur les 33 millions d'euros affectés au plan de sécurisation des établissements pénitentiaires, 9 ont été consommés au titre de l'exécution du budget de 2013 et 24 le seront au titre du budget de 2014. Ce plan permettra de renforcer les dispositifs de lutte contre les projections, tels que les filets ou les glacis, et de presque doubler le nombre des portiques à masse métallique dans les zones sensibles de tous les établissements, d'équiper vingt maisons centrales et maisons d'arrêt de portiques à ondes millimétriques.

L'exécution du plan est déjà bien engagée : l'échéancier est établi, les commandes sont passées et les établissements commencent à être équipés. Cela va permettre d'améliorer de façon substantielle les conditions de travail des personnels pénitentiaires, en allégeant les contraintes qui pèsent sur eux.

Je vous remercie pour la qualité et la densité de nos échanges, et je remercie également ceux qui ont posé des questions qui n'étaient pas exemptes de mauvaise foi – c'est la loi de l'exercice, et nous serions déconcertés si l'on venait à y manquer –, mais ne se départaient pas d'une certaine élégance.

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