Intervention de Bernard Cazeneuve

Réunion du 4 juin 2014 à 10h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur :

Je vous remercie, monsieur le Président, mesdames, messieurs les députés de m'accorder l'hospitalité pour l'examen en commission de cette proposition de loi.

J'ai souhaité participer aux travaux de votre Commission à l'occasion d'une initiative émanant de l'opposition, car j'ai la conviction que, sur les questions relatives à la lutte contre le terrorisme et le djihadisme, nous devons autant que faire se peut rechercher des solutions efficaces ensemble et laisser de côté les clivages classiques de la politique, car ces sujets sensibles doivent faire l'objet d'un traitement dénué de tout esprit polémique et mobiliser toutes les initiatives afin que les meilleures solutions soient arrêtées au profit de la sécurité du pays.

Le développement insidieux de la pensée radicale djihadiste est un phénomène très inquiétant, que nous constatons sur l'ensemble du territoire national comme dans un très grand nombre de pays de l'Union européenne – voire dans tous –, avec un processus très bien pensé d'endoctrinement et de recrutement de jeunes gens vivant parmi nous et ressortissants de nos propres pays, où la plupart sont nés et ont grandi. Il n'y a rien de plus insupportable pour un élu de la République que de constater que, sur son territoire, les prêcheurs de haine aient pu recruter des jeunes qui n'étaient pas tous prédisposés à basculer.

En me rendant parmi vous ce matin, je veux dire mon désir d'être à vos côtés afin que nous puissions tout mettre en oeuvre pour faire échec aux stratégies d'embrigadement que mènent ces groupes radicaux et terroristes.

La proposition de loi présentée par M. Guillaume Larrivé est une initiative qui permet de poser des questions intéressantes, que nous nous posons tous et auxquelles nous nous efforçons d'apporter des réponses pertinentes. Je sais que, dans le cadre de vos travaux préparatoires, vous avez notamment auditionné le directeur général de la sécurité intérieure et le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l'Intérieur, qui restent à votre entière disposition pour tenter de trouver avec vous des solutions pour lutter le plus efficacement contre le terrorisme.

Monsieur Larrivé, je partage les préoccupations qui ont inspiré vos travaux et votre proposition de loi. Les sites internet qui font l'apologie du terrorisme constituent plus qu'une menace : nous savons désormais qu'ils sont le vecteur essentiel de l'endoctrinement vers la radicalisation violente, au nom d'objectifs parfois prétendument humanitaires ou d'une pensée religieuse dévoyée. Ils conduisent en particulier, au phénomène dit des « loups solitaires », qui se développe dangereusement et concerne des personnes qui, par nature, ne sont pas facilement détectables. Au demeurant, le contenu de cette notion de « loup solitaire » est incertain et il faut l'utiliser avec prudence. De fait, s'il est possible que ces personnes basculent seules dans la violence à la suite d'une relation, exclusive de toute autre, avec la violence sur internet, et qu'ils agissent de leur propre initiative, ils peuvent aussi, tout en agissant seuls, bénéficier de complicités ou être intégrés dans des groupes. Ainsi, comme le montrent les cas les plus récents, il faut généralement attendre que les enquêtes parviennent à leur terme pour savoir quels sont exactement les profils, les complicités, les cercles rencontrés et les moyens collectifs mobilisés. Je comprends toutefois la nécessité de traiter le basculement d'individus dans le djihadisme par la consultation d'internet.

Vous proposez le principe d'une incrimination de la consultation habituelle de sites aux contenus terroristes. Cette préoccupation, comme l'a reconnu le Président de votre Commission, est parfaitement louable et l'on devine sans peine les motivations qui la sous-tendent. Cependant, le Conseil d'État, depuis l'examen du projet de loi antiterroriste de 2012, considère cette incrimination comme constituant ou pouvant constituer une violation disproportionnée de la liberté d'opinion et de communication garantie par la Constitution. Je ne crois pas qu'il faille pour autant éluder la question de la consultation des sites internet à caractère djihadistes, afin d'éviter les phénomènes de radicalisation, et je partage comme vous la préoccupation exprimée par le juge Trévidic.

C'est la raison pour laquelle j'invite la Commission à ne pas voter cette disposition qui ne pourra pas prospérer en l'état, ni les articles qui en découlent. En revanche, je vous propose de travailler dans la perspective du projet de loi « sécurité » que je présenterai au conseil des ministres à la fin du mois de juin et qui sera débattu au Parlement le plus rapidement possible, texte qui inclura des dispositions contre les dérives djihadistes et sera soumis à votre examen rapide. Nous pourrons ainsi examiner à nouveau cette question essentielle après avoir fait le tour de ses aspects juridiques, afin de nous assurer que nous ne prenons aucun risque de voir retoquer ce dispositif.

La proposition de loi prévoit également, dans son article ler, deux éléments distincts. Il s'agit tout d'abord d'appliquer aux sites faisant l'apologie du terrorisme le même régime qu'à ceux qui font l'apologie des crimes contre l'humanité, incitent à la haine raciale ou diffusent des contenus pédopornographiques. J'y suis absolument favorable et, plus encore, je suis favorable à étendre cette disposition à la provocation, comme vous le proposez, monsieur le rapporteur, dans un amendement.

Doit-on aussi proposer le blocage de ces sites ? Les instances européennes nous ont encouragés à le faire pour ce qui relève des sites pédopornographiques, mais nous rencontrons des difficultés objectives de mise en oeuvre effective de ces dispositions. En effet, le Conseil constitutionnel, dans une de ses décisions, considère qu'un tel blocage, qui relève d'une logique d'ordre public, doit faire l'objet d'une compensation financière de l'État aux fournisseurs, ce qui pourrait représenter une mobilisation significative de fonds publics. Or, à quel titre dépenserait-on des fonds publics en compensation d'éléments illégaux diffusés par les fournisseurs d'accès ? Nous négocions donc durement avec ces derniers pour obtenir qu'ils se conforment rigoureusement au droit, sans aucune contrepartie.

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