Intervention de Alain-Gérard Slama

Réunion du 26 juin 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Alain-Gérard Slama :

Je prolongerai ces réflexions auxquelles je souscris largement. Qu'est-ce qui n'a pas marché dans cette affaire des taxis ? Pas seulement une question de procédure, mais également une question de principe – un principe de justice, ou de respect des contrats. Des gens sont titulaires d'une licence qu'ils ont payée très cher, en fonction de laquelle ils ont organisé leur avenir, et ils voient brusquement des modalités de fonctionnement de la société, parfaitement légitimées par le développement des techniques, par les progrès de la mondialisation, entrer malheureusement en totale contradiction avec le respect des engagements pris par la société à leur égard. Je faisais à ce propos remarquer à Bernard Thibault que le corporatisme pouvait être aussi violent que la lutte des classes…

J'ai appris ici comment les choses fonctionnaient sur le terrain – je n'ai jamais été député –, d'une façon qui m'a énormément éclairé. La France, parmi la plupart des pays européens, est celle qui a le plus subi le choc de la mondialisation, car elle a été construite par son État, contrairement à de nombreux autres pays, comme l'Allemagne qui a été une nation avant d'être un État. Par conséquent, dès lors que l'État se trouve déstabilisé par la mondialisation, nous nous demandons d'où vient la loi qui décide de l'orientation vers tel ou tel cap qui nous semble parfois en contradiction avec notre modèle – comme c'est le cas pour la laïcité, par exemple, très peu abordée par le questionnaire.

La Cinquième République a été jusqu'à présent une réponse à ce type de problème, dans la mesure où elle posait des équilibres, notamment entre l'aspiration monarchique des Français – et ce n'est pas un hasard si la place du Président de la République nous a tellement occupés – et la dimension populaire. Je pense qu'il faut préserver cette dimension monarchique sans pour autant affaiblir les contre-pouvoirs. La mise en jeu de la responsabilité du Président m'apparaît essentielle : il est irresponsable comme les anciens monarques, ce qui n'est plus pensable aujourd'hui.

En outre, la mondialisation nous confronte au temps réel. Si vous entamez un régime d'amaigrissement, je vous déconseille de vous peser toutes les dix minutes ! Or c'est un peu ce qui nous arrive : les lois sont essentiellement fonction de l'actualité qui impose son rythme. Sur ce plan aussi, la Cinquième République respectait un certain équilibre qui reposait sur la légitimité du vieux mythe de la loi – expression de la volonté générale – mythe qui s'est réduit comme peau de chagrin – hiérarchie des normes oblige.

La Cinquième n'a pas su répondre au problème du contre-pouvoir judiciaire. Il est évident qu'il faut un véritable pouvoir judiciaire. Le contrôle judiciaire est essentiel. Bernard Thibault me disait encore tout à l'heure que le code du travail, c'était, au fond, quelques règles et un nombre incroyable d'explications et de cas particuliers – en général définis par la jurisprudence.

Je ne crois pas qu'il faille changer la Cinquième République ; elle a été une réponse historiquement d'ailleurs liée à des hasards. De Gaulle s'imaginait-il, en 1962, que l'élection du Président de la République au suffrage universel, associée au scrutin majoritaire à deux tours, amènerait la France à s'aligner sur les modèles bipolaires et bipartisans de la plupart des pays ? L'avènement d'un système fondé sur une majorité et une opposition, d'alternance démocratique, ne faisait pas nécessairement partie des desseins du Général. Ainsi, paradoxalement, « par volonté et par hasard » comme dirait Pierre Boulez, la Cinquième République a créé quelque chose qui fonctionnait et qui est aujourd'hui remis en cause pour des raisons d'inadaptation technique aux exigences à la fois d'efficacité et de réflexion à long terme.

Créer une commission par ministère me paraît une très bonne idée, même si je ne suis pas sûr qu'il faille anticiper, par une pré-délibération, sur la délibération parlementaire : plus on banalise celle-ci, plus on risque d'affaiblir le prestige de l'Assemblée. Il faut resacraliser le mécanisme et le relégitimer, la relégitimation elle-même passant par une plus grande efficacité, une meilleure communication et une meilleure distribution des interventions et des pouvoirs.

Il fut un temps où il était très à la mode de donner dans la démocratie participative. Nous n'en avons pas trop parlé – un nom a quelque peu disparu de nos débats, celui de Pierre Rosanvallon qu'à une époque le Conseil économique et social consultait énormément.

En ce qui concerne les corporatismes, si je ne sais pas ce qu'il convient de faire du Sénat, je suis en tout cas sûr que l'associer au CESE serait contradictoire. En effet, on en viendrait à reféodaliser de la société française : dans un pays comme la France, qui a été unifié précisément par l'État, lorsqu'il n'y a plus l'État, il reste les corporations, les religions et la race. Ce qui nous rassemble et nous définit, c'est, en fin de compte, l'intériorisation de la loi ; or, quand la loi n'a plus de légitimité, quand l'État n'apparaît pas suffisant pour protéger les citoyens, chacun se protège derrière une corporation, une identité, qui peut être religieuse, ethnique ou régionale.

Il convient, pour refonder la Cinquième République, de renforcer, d'une part, une certaine sacralité du pouvoir et, de l'autre, la légitimité de ce pouvoir, les deux notions n'étant pas toujours identiques et devant s'équilibrer. C'est le défi auquel nous sommes confrontés et c'est le meilleur moyen, à mon sens, de lutter contre les dérives de notre société qui risque d'éclater faute de nation. Il ne s'agit pas de lancer un appel à la refondation de la nation, sursum corda, tous debout au coude-à-coude sur le parapet et sabre au clair pour reconstituer l'amour de la patrie – cela ne se décrète pas –, mais au moins tâchons de faire en sorte que les institutions retrouvent une certaine crédibilité, une certaine légitimité.

On nous a soumis une liste de questions pratiques, techniques. Il serait bon que chacun y aille non pas de sa profession de foi mais d'un exposé des motifs plus clair que les propos que je viens de tenir. C'est l'une des raisons d'être que je donnerais à notre groupe de travail qui ne réunit pas que des juristes mais des citoyens impliqués dans la réflexion sur l'histoire de France.

3 commentaires :

Le 09/03/2017 à 12:30, Laïc1 a dit :

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" notamment entre l'aspiration monarchique des Français "

De quels Français M. Slama parle-t-il ? Je ne connais aucun Français qui réclame le retour de la monarchie.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 09/03/2017 à 15:38, Laïc1 a dit :

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"Ainsi, paradoxalement, « par volonté et par hasard » comme dirait Pierre Boulez, la Cinquième République a créé quelque chose qui fonctionnait et qui est aujourd'hui remis en cause pour des raisons d'inadaptation technique aux exigences à la fois d'efficacité et de réflexion à long terme."

Cette Cinquième République n'est pas adaptée à l'évolution démocratique des peuples, qui ont maintenant internet et qui ont accès au déplacement rapide de l'information. Connaissant tout, les citoyens sont aptes à décider de tout, et c'est là que le pouvoir oligarchique échoue, et plus il s’entêtera dans son refus de la participation, plus sa duplicité sera évidente, et plus il sera mis en cause.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 09/03/2017 à 15:57, Laïc1 a dit :

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"dans un pays comme la France, qui a été unifié précisément par l'État, lorsqu'il n'y a plus l'État, il reste les corporations, les religions et la race. Ce qui nous rassemble et nous définit, c'est, en fin de compte, l'intériorisation de la loi ; or, quand la loi n'a plus de légitimité, quand l'État n'apparaît pas suffisant pour protéger les citoyens, chacun se protège derrière une corporation, une identité, qui peut être religieuse, ethnique ou régionale."

Je pense au contraire que c'est en réaction à un Etat trop puissant, qui refuse la participation démocratique, qui ne laisse aucune possibilité au citoyen de s'exprimer, que l'expression va prendre corps dans un retour à la race, origine, religion.

La parole citoyenne étant nulle et non avenue, il ne reste plus à l'individu chosifié par un Etat surpuissant que de se tourner vers des identités collectives sommaires et archaïques pour se sentir vivre indépendamment de l'Etat surpuissant. Si l'Etat acceptait la libre expression citoyenne, que ce soit par les référendums ou par des tribunes officielles sur des sites internet de l'Etat, l'individu serait valorisé pour sa réflexion personnelle, et non plus pour son appartenance à une communauté, et le retour à la religion, l'ethnie ou la corporation n'aurait plus de raison d'être.

Mais comme l'Etat refuse obstinément de libérer la parole, la réflexion, et la décision citoyennes, l'individu est déresponsabilisé, infantilisé, et il se tourne vers les identités collectives archaïques du passé dangereuses pour le vivre ensemble.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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