Intervention de Sophie Avarguez

Réunion du 5 décembre 2012 à 17h00
Délégation de l'assemblée nationale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Sophie Avarguez, sociologue, maîtresse de conférences à l'Université de Perpignan :

Nous sommes très heureuses d'être parmi vous et vous en remercions.

Comme vous l'avez précisé, madame la présidente, nous avons abordé le phénomène prostitutionnel de manière indirecte et périphérique afin de faire émerger les représentations de la prostitution et les pratiques qui en découlent, ainsi que les effets que produit la frontière dans l'espace catalan.

Nous avons réalisé notre étude à la frontière franco-espagnole, sur une zone qui englobe le département des Pyrénées-Orientales et la comarca de Gérone. Elle s'est déroulée sur une période d'un an et s'appuie sur une enquête de type ethnographique, par observation directe, complétée par des entretiens semi-directifs auprès des habitants de la ville de la Jonquera et des jeunes des Pyrénées-Orientales. Nous avons visé la significativité et non la représentativité et avons privilégié une démarche socio-clinique qui prend en compte la subjectivité des personnes interviewées ainsi que celle des chercheurs.

Afin d'évaluer le poids du phénomène dans les discours sociaux, nous avons analysé les discours médiatiques locaux sous trois angles : à travers le vécu des habitants de la Jonquera, celui des jeunes des Pyrénées-Orientales, et dans les discours médiatiques.

Je vous présenterai pour ma part les résultats de nos travaux consacrés au vécu des habitants de la Jonquera, qui ont été réalisés de l'autre côté de la frontière, en territoire sud catalan.

La Jonquera est une ville frontalière d'une superficie de moins de 60 km2 qui comptait environ 3 000 habitants en 2010. Elle est connue au nord pour son activité commerciale dense, au même titre que la ville du Perthus, dont une moitié est française et l'autre catalane, qui dépend de la municipalité de la Jonquera.

La Jonquera se différencie du Perthus par la présence sur son territoire d'une activité prostitutionnelle importante, tant dans la rue qu'en club. Son paysage urbain et sa localisation lui assignent l'identité particulière d'une ville de transit, caractérisée par un flux important de biens et de personnes, d'un pôle de circulation articulant des zones périphériques de commerces et de services autour d'un centre-ville historique, où se concentrent les lieux de sociabilité.

Nos entretiens avec les habitants de ce village frontalier nous ont permis d'en retracer l'histoire et de comprendre sur quel tissu économique, social et culturel a pu s'implanter la prostitution.

L'économie locale de la Jonquera a toujours été construite sur l'effet frontière, mais la levée des frontières en 1992 fait basculer la situation, du point de vue géographique, d'une part, du fait du remaniement de l'espace, et du point de vue économique et social, d'autre part, du fait de l'uniformisation des normes et réglementations douanières et transitaires. Ce changement a coûté leur emploi à 800 personnes. Les pouvoirs publics et la municipalité de la Jonquera ont alors fait le choix de miser sur l'effet frontière et la particularité géographique du village en privilégiant deux axes très pourvoyeurs d'emploi, à savoir le développement d'activités commerciales à destination des frontaliers et des Français et de services à destination des camionneurs.

La prostitution n'est pas un phénomène récent à la Jonquera puisque l'un de ses clubs, le Desire, existe depuis une trentaine d'années. Les personnes que nous avons interviewées considèrent que la prostitution est un changement parmi les autres, le plus souvent lié, selon elles, à la levée de la frontière, au développement des activités de service et à la montée de l'immigration, essentiellement extracommunautaire – Maghreb, Afrique Subsaharienne, Amérique latine et Europe de l'Est.

Les français frontaliers sont les principaux clients de la prostitution et des biens de consommation courante tels que l'alcool, les cigarettes et l'essence. L'activité prostitutionnelle apparaît à la population comme un service formaté à la demande française. D'ailleurs, les habitants de la Jonquera et des environs ne fréquentent pas plus les clubs et les prostituées que les magasins et les restaurants de la zone.

L'attractivité de l'"offre prostitutionnelle" s'explique par des services sexuels à des coûts plus attractifs que ceux pratiqués en France et dans le reste de l'Europe : les puticlubs, qui sont de véritables hypermarchés du sexe, pratiquent des prix discount et cela dans une ambiance récréative et festive. Les gens se rendent dans ces clubs pour faire la fête et s'amuser – nous sommes très loin d'une pratique clandestine et individuelle de la prostitution.

Dans ce paysage, deux formes d'activité prostitutionnelle cohabitent : la prostitution de rue et la prostitution en club – il existe deux clubs sur le territoire de la Jonquera, quatre sur l'ensemble de la zone. L'une et l'autre concernant essentiellement des femmes migrantes – roumaines, bulgares, nigérianes – âgées de 18 à 30 ans.

Les habitants de la Jonquera entretiennent un rapport ambigu avec le phénomène prostitutionnel. Cette ambiguité, qui apparaît comme une caractéristique saillante, trace les contours de l'acceptabilité du phénomène. Ainsi, s'ils déplorent la prostitution en termes d'image, ils reconnaissent qu'elle représente une véritable manne économique. La Jonquera ne compte pas moins d'une dizaine de salons de coiffure et d'esthétique, sans compter qu'un certain nombre de professions bénéficient indirectement de l'activité prostitutionnelle – chauffeurs de taxi, pharmaciens, acteurs de la presse locale – et que les clients potentiels fréquentent les bars et les restaurants de cette zone.

Les entretiens menés auprès des habitantes et des habitants de la ville font ressortir une tendance : globalement, la prostitution de rue est considérée comme un phénomène indésirable et gênant, que les pouvoirs publics se doivent d'éradiquer. Mais plus la prostitution de rue est dotée d'une charge négative, plus la prostitution en club, elle, est dotée d'une charge positive. Autrement dit, la dépréciation de la prostitution de rue alimente la valorisation de la prostitution en club et participe pleinement à sa légitimation.

Le principal argument en faveur de la prostitution en club est son invisibilité. Car bien que les clubs soient facilement repérables, ils ne présentent qu'une façade. L'activité prostitutionnelle se déroule à l'abri des regards et suppose, pour être vue, une démarche active.

Émerge alors un registre d'appréciations binaires pour penser le phénomène prostitutionnel. Les habitants ont tendance à considérer la prostitution en club comme une prostitution majoritairement libre, volontaire et indépendante – en faisant toutefois allusion au proxénétisme indirect lié au rôle des hôteliers – qui s'exerce dans de bonnes conditions sanitaires et sélectionne uniquement des filles « belles et soignées ». Selon eux, l'usage du préservatif étant strictement obligatoire, les prostituées ne prennent aucun risque, ni dans les pratiques sexuelles, ni dans leurs rapports avec les clients puisque les clubs disposent d'un dispositif de sécurité, à l'entrée et dans les chambres.

Au contraire, la prostitution de rue nous a été décrite comme étant sans hygiène, sans sécurité et sans consentement.

Ces oppositions montrent que le phénomène prostitutionnel est perçu comme un problème sociétal et politique épineux qu'il conviendrait de soumettre, au même titre que les autres activités économiques, à une réglementation appropriée. Cela pose la question du rôle des responsables politiques et des pouvoirs publics. Nos entretiens convergent tous vers la nécessité d'une réglementation de l'activité prostitutionnelle en vue de mettre fin à ce qui est perçu comme un flou juridique en la matière. Cette nécessité de réglementation contient en creux l'éradication de la prostitution de rue en vue de restaurer l'ordre dans l'espace public et de redorer l'image de la ville. Cette tendance dresse les contours de l'attribution d'une identité sociale aux personnes prostituées et d'une réglementation de l'activité, tant sur le plan fiscal, afin d'apporter aux prostituées une reconnaissance juridique et sociale, que sur le plan médical et sanitaire.

Faute de temps, je n'évoquerai ni la question du vivre ensemble, à savoir la place que les habitants assignent aux prostituées, ni les incidences de l'activité prostitutionnelle sur ces habitants, notamment les femmes et les adolescentes, mais je me tiens à votre disposition pour tout développement ultérieur.

Notre travail de terrain a révélé les difficultés d'engager des politiques publiques pour encadrer un phénomène qui transcende la frontière en rapprochant des clients majoritairement français et une activité prostitutionnelle située de l'autre côté de la frontière.

Les entretiens que nous avons recueillis au sud de la zone font apparaître que le phénomène prostitutionnel se déroule dans une unité de lieu et de temps, dans l'espace et la temporalité que représente la consommation de services sexuels. En d'autres termes, les clients, se déplacent vers un ailleurs où les transgressions sont possibles. Mais cette unité de lieu et de temps est illusoire, que l'on soit consommateur ou non, homme ou femme, car la présence de la prostitution de l'autre côté de la frontière a des effets différés et périphériques.

Ces effets sont perceptibles à différents niveaux : dans les rapports sociaux, dans les représentations collectives, dans le monde vécu des hommes et des femmes des Pyrénées-Orientales, et agit comme marqueur spécifique des rapports de genre et de sexe.

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