La réunion

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La séance est ouverte à onze heures.

La Commission d'enquête procède à l'audition de M. Georges Duval, président d'Aubert & Duval et d'Erasteel, et de M. Philippe Dubois, directeur des ressources humaines.

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Nous recevons ce matin M. Georges Duval – président d'Aubert & Duval et d'Erasteel, deux filiales de la branche « Alliages » du groupe ERAMET, dont M. Duval est directeur général délégué et M. Philippe Dubois, est le directeur des ressources humaines de ces deux entreprises.

Le groupe minier et métallurgique français ERAMET compte près de 15 000 salariés dans le monde et se distingue dans le domaine du nickel, notamment en Nouvelle-Calédonie, et du manganèse, au Gabon. Il s'intéresse également aux filières en développement comme celle du lithium et surtout du titane, la création d'une coentreprise associant des producteurs du Kazakhstan lui permettant de développer de nouvelles activités industrielles en France. Coté en Bourse, le groupe a pour principaux actionnaires la famille de M. Duval – qui contrôle environ un tiers du capital –, et le Fonds stratégique d'investissement (FSI), désormais intégré à la Banque publique d'investissement (BPI), qui a repris en 2012 les 26 % du capital que détenait Areva.

Créée en 1907 par M. Aubert et deux membres de la famille Duval, la société Aubert & Duval emploie plus de 3 500 salariés en France. Aubert & Duval et Erasteel se spécialisent dans les activités sidérurgiques, mais surtout métallurgiques ; leurs produits très techniques relèvent du haut de gamme, notamment dans les domaines du forgeage et du matriçage, et sont destinés à des clients aussi prestigieux qu'Airbus, Boeing, Alstom ou Ferrari. Les principales usines françaises d'Aubert & Duval se trouvent en Auvergne – à Issoire, aux Ancizes et à Pamiers –, à proximité des activités aéronautiques de la région de Toulouse, ainsi qu'à Firminy.

Monsieur Duval, parlez-nous du savoir-faire français qui caractérise vos produits, notamment les aciers rapides et la métallurgie des poudres. Sur quels débouchés et sur quels clients pouvez-vous compter ?

Dans des secteurs qui, notamment en Europe, connaissent actuellement des difficultés, la spécialisation en produits de haute technologie protège-t-elle des aléas du marché ou, à l'inverse, le ralentissement économique n'épargne-t-il pas vos entreprises ? Quelles sont vos prévisions pour les prochaines années ? Les activités minières sont traditionnellement soumises aux variations souvent brutales des cours des matières premières ; dans ce contexte, le pôle Alliages d'ERAMET peut-il jouer un rôle d'amortisseur dans l'évolution du chiffre d'affaires global du groupe ?

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter serment de dire la vérité.

M. Georges Duval et M. Philippe Dubois prêtent serment.

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Georges Duval, président d'Aubert & Duval et d'Erasteel

Ma carrière a démarré lorsque, élève ingénieur à Rombas, en Lorraine, j'ai effectué un stage dans une usine sidérurgique classique. Ce stage a représenté l'étincelle qui a allumé en moi la passion de ce métier très humain où l'on côtoie tant la matière que les outils et les clients.

Vous l'avez rappelé, la société Aubert & Duval a été fondée en 1907 par mon grand-père, par un oncle et par M. Aubert. Notre travail implique une vision à long terme, un engagement vis-à-vis du personnel, des clients et des collaborateurs, et une conception large de notre métier et des autres intervenants du marché. Dans cet esprit, Aubert & Duval s'est toujours posé en fédérateur : dans les années 1970, nous avons construit à Issoire Interforge, la plus grosse presse à matricer du monde occidental, en partenariat avec Creusot-Loire, Pechiney et Snecma. Hormis Snecma, qui était un client, les autres entreprises étaient nos concurrents, mais nous avons accepté de conjuguer nos forces afin de réaliser cet important investissement pour installer un outil « unique » dans le monde occidental.

À la fin des années 1980, Aubert & Duval et Usinor-Sacilor – alors présidé par M. Francis Mer – ont réuni leurs activités de forge en une holding dont nous détenions 55 %, et Usinor-Sacilor 45 % ; les forges de Pamiers, de Firminy, d'Imphy et d'Issoire se sont inscrites dans cet ensemble. Notre objectif était d'éviter une concurrence fratricide en France, afin de construire, au contraire, un champion français, européen, voire mondial, dans une démarche de rationalisation constructive.

À la fin des années 1990, ERAMET nous fournissait du nickel ; nos synergies en matière de sidérurgie – Erasteel se spécialise dans les aciers rapides – nous ont poussés à fusionner nos groupes, afin d'acquérir un poids plus important encore dans un monde de plus en plus international où la concentration devenait la règle.

Nous intervenons sur des marchés aussi divers que l'aéronautique, la production d'énergie, la Défense, la médecine ou l'automobile – nous gagnons toutes les courses de Formule 1 puisque nous fournissons toutes les équipes ! Il s'agit de marchés mondiaux : notre chiffre d'affaires est alimenté à 50 % par les ventes en France et à 50 % par l'exportation, mais livrer des entreprises comme Airbus ou Safran implique d'adopter en permanence une perspective internationale.

Concepteurs, nous ne nous contentons pas d'exécuter des commandes, mais travaillons en partenariat avec nos clients pour leur proposer la solution la mieux adaptée à leur problème. Nous prenons également en charge la production, l'élaboration et la transformation du produit par laminage, forgeage, matriçage et pré usinage. Ces activités exigent de recourir à de très nombreux outils et de concevoir des processus longs et complexes – la fabrication d'une pièce destinée à l'aéronautique prend entre six mois et un an – et donc des stocks et des encours importants. Elles nécessitent également un personnel très qualifié, porteur de compétences rares, et des investissements dans les meilleures technologies. Il s'agit donc d'une industrie extrêmement capitalistique.

Entre 2004 – où Aubert & Duval a fusionné avec les anciennes filiales d'Usinor – et 2012, nous avons investi 540 millions d'euros dans le matériel et les outils – y compris dans le site UKAD spécialisé dans la transformation du titane –, mais également dans l'environnement, la sécurité et la formation. Nos marges étant faibles, ce chiffre très élevé explique que notre endettement soit passé de 220 à 340 millions d'euros ; durant la même période, nous n'avons versé que 8 millions d'euros de dividendes aux actionnaires d'ERAMET.

Si la technique est importante dans notre métier, les hommes le sont tout autant, et nous attachons une grande importance à notre système de management. Celui-ci met en avant les valeurs de l'entreprise – le sens du client, le respect et le développement des personnes, la performance durable, l'initiative et l'esprit d'équipe –, l'esprit « lean » qui renvoie à la simplicité, ainsi qu'un système d'animation pour impliquer les opérateurs dans la résolution des problèmes de sécurité, de qualité et de fonctionnement des machines. La formation nous apparaissant fondamentale, nous avons également créé un Institut de management virtuel.

Notre métier est confronté à des cycles importants : entre le premier trimestre 2008 et le premier trimestre 2010, notre activité a baissé de 40 % ; avec la reprise intervenue au deuxième semestre 2010, elle a remonté de 50 %. En ce moment, la conjoncture provoque de fortes baisses sur certains marchés, mais celui de l'aéronautique résiste à la crise. Pour l'industrie automobile, une baisse de 3 ou 5 % peut se révéler dramatique. Or nous sommes, pour notre part, confrontés à des fluctuations bien plus considérables.

Vous m'avez interrogé, monsieur le président, sur les aciers rapides – ou aciers à coupe rapide. Ils servent à la fabrication des outils de bricolage – comme les lames de scie –, mais également des fraises pour usiner les engrenages pour l'industrie automobile… ou les pieds de sapin pour les aubes de réacteur. Résistants à l'abrasion, ces aciers sont très chargés en tungstène, cobalt et molybdène. La Chine, un des grands producteurs de tungstène, met des droits de douane sur les exportations de minerais pour favoriser la transformation en interne, ce qui pénalise les concurrents des producteurs chinois. Ce pays domine aujourd'hui le marché du bricolage ; mais, dans l'industrie – bâtiment ou automobile –, où les clients sont plus sensibles à la tenue des outillages qu'à leur prix, Erasteel occupe une bonne place au niveau mondial.

La métallurgie des poudres consiste à améliorer la qualité des lingots. Plus un lingot est gros, plus il se solidifie lentement, et moins ses caractéristiques sont bonnes, surtout s'il contient beaucoup d'éléments d'alliage, comme dans les aciers rapides. Les petits lingots permettent une solidification plus rapide, et la poudre représente les unités les plus fines possible. On fait fondre du métal dans un four de six tonnes, puis on fait exploser le jet de coulée par un gaz – argon ou azote – pour obtenir de multiples gouttelettes qui, en tombant dans une tour, se solidifient et forment la poudre d'alliage. En mettant cette poudre sous très forte pression à très haute température, on la compacte en un équivalent de lingot que l'on peut ensuite transformer. Ce procédé nous permet de disposer d'alliages d'aciers rapides encore plus résistants à l'abrasion, mais aussi d'alliages avec du nickel, du chrome, du molybdène, du niobium ou du titane pour fabriquer des disques de turboréacteurs pour l'aéronautique. Ainsi, nous livrons des barres à Safran et à Snecma du Groupe Safran, qui produisent les disques de turbines du Rafale.

La spécialisation nous protège du moment où l'on parvient à maintenir nos niches de production. Le monde occidental doit garder plusieurs longueurs d'avance sur ses compétiteurs qui ne cessent de se développer ; aussi consentons-nous un effort très important de recherche et développement, y consacrant 4,5 % de la valeur ajoutée, soit deux fois plus que nos collègues dans la profession. Grâce à cet investissement, nous développons des alliages ou des procédés de transformation nous permettent de nous différencier de nos concurrents. Le coût de cet effort est d'autant plus important que nos délais de développement se rapprochent de ceux de l'industrie pharmaceutique : il faut compter dix à vingt ans entre les premières coulées d'essai d'un alliage et le début de la production industrielle. Il s'agit donc de financements extrêmement lourds qui imposent des choix entre recherches à engager. Mais il est vital de maintenir cet effort de différenciation, tant dans la recherche que dans le management ; la démarche participative – qui passe par l'implication de tous nos personnels dans le progrès de l'entreprise – permet ainsi de faire remonter les idées du terrain.

La crise économique ne nous laisse pas indemnes. Le ralentissement dans le domaine de l'automobile affecte tant Erasteel – qui enregistre une baisse de 30 à 40 % de son chiffre d'affaires – qu'Aubert & Duval, qui pâtit également du manque d'investissements dans la production d'énergie en Europe. Enfin, l'aéronautique représente 50 % des débouchés d'Aubert & Duval et d'Erasteel ; or ce secteur croît moins, et les nouveaux programmes – comme l'Airbus A350 – ont pris du retard. L'Airbus A380 souffre d'un problème de fissures et l'entreprise réduit ses commandes pour ce modèle, la cadence passant de quarante à vingt-cinq appareils par an. Enfin, la monnaie d'échange sur le marché de l'aéronautique restant le dollar, un euro surévalué mine notre compétitivité face aux Américains, nos principaux concurrents dans ce domaine.

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La France devrait-elle conserver – voire développer – une activité sidérurgique complète, incluant une filière chaude, ou bien ne faut-il garder que des niches de production à haute technologie ?

Quelles sont vos relations avec ArcelorMittal ? Est-il un client ou un fournisseur ?

Que vous ont appris vos activités en Chine ? Ce pays représente-t-il un concurrent réellement dangereux sur toute la gamme des produits sidérurgiques et métallurgiques ? En s'implantant en Chine, vos sociétés ne risquent-elles pas la captation de leur technologie ?

En matière de recherche, le dépôt de brevets et les éventuels produits résultant de leur cession peuvent-ils être considérés comme des éléments clés de votre stratégie ? Le système français du crédit d'impôt recherche permet-il d'améliorer de façon décisive la compétitivité de vos activités en France ? Aide-t-il à les maintenir sur le territoire et à les développer ?

À combien chiffrez-vous les gains que le crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE) permettra de réaliser sur les masses salariales d'Aubert & Duval et d'Erasteel ? Les syndicats ne réclament-ils pas un partage de ce bénéfice au titre de la revalorisation salariale ?

Qu'attendez-vous d'un prochain Plan acier que la Commission européenne devrait annoncer dans le courant du mois de juin ? Convient-il, sur certains produits, de relever très significativement les droits de douane à l'entrée de l'Union européenne ? Le risque des mesures de rétorsion n'interdit-il pas de passer à l'acte ?

Aujourd'hui, la profession d'ingénieur de l'industrie n'attire pas forcément les jeunes, et la question de la formation, initiale et professionnelle, devient cruciale. Comment favoriser l'accès et le renouvellement des métiers nécessaires à vos activités ?

En matière de compétitivité, les contraintes environnementales qui s'imposent aux producteurs européens et le coût d'accès à l'énergie pour les activités électro-intensives ne constituent-ils pas de véritables handicaps face à vos concurrents asiatiques ou nord-américains ? Le système européen d'attribution de quotas de CO2 conserve-t-il un intérêt, et peut-on le réformer en conservant son esprit d'origine ?

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S'agissant du Plan acier, le mercredi 12 juin, nous rencontrerons M. Antonio Tajani, le Commissaire européen aux industries et à l'entrepreneuriat.

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Georges Duval, président d'Aubert & Duval et d'Erasteel

Dans le domaine de la sidérurgie – comme dans tout autre –, un pays ne saurait vivre uniquement de niches haut de gamme. D'abord, toute la main d'oeuvre ne dispose pas des compétences nécessaires ; surtout, abandonner une activité provoque un effet en chaîne qui conduit à l'érosion de l'ensemble. Ainsi, en perdant la construction navale, on perd également, un jour ou l'autre, les activités connexes : la fabrication des moteurs, la construction des machines-outils, etc. Même si les besoins en acier d'un pays développé sont moindres que ceux d'un pays en développement comme la Chine, il nous faut garder une filière sidérurgique complète et variée, avec une sidérurgie lourde, une sidérurgie d'aciers spéciaux, etc.

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Philippe Dubois, directeur des ressources humaines d'Aubert & Duval et d'Erasteel

N'oublions pas que, pour être présent sur des niches à technologie compliquée, il faut disposer de personnels porteurs de savoir-faire, et donc d'un flux de formation important. Or, parmi les diplômés des écoles d'ingénieurs, peu se dirigent aujourd'hui vers nos domaines ; sans filière sidérurgique conséquente, ce flux se réduira davantage encore, et nous manquerons de compétences.

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Georges Duval, président d'Aubert & Duval et d'Erasteel

En dehors du site d'Imphy, où nous coopérons avec Aperam, nous n'entretenons que peu de relations avec ArcelorMittal.

La Chine constitue un sujet très délicat. Construire une relation de confiance avec un client demande du temps, et il est risqué d'engager une joint venture au bout d'un ou deux ans de travail. Il y a huit ans, Erasteel s'est lancé dans l'aventure pour construire une aciérie d'aciers rapides en commun avec un partenaire chinois. Constatant, au bout d'un an, qu'au lieu d'arrêter, comme prévu, sa propre aciérie, celui-ci continuait à y investir, nous avons préféré arrêter la joint venture pour éviter qu'il n'y transfère le savoir-faire injecté dans la nouvelle installation. Ce pays souhaite acquérir toutes les technologies, et au vu des moyens considérables qu'il met dans la formation de ses ingénieurs, dans dix ans, il y arrivera dans bien des domaines, même s'il met plus de temps à nous rattraper dans les plus hautes technologies. La Chine fabrique d'ores et déjà en série nos centrales nucléaires de 1 000 ou 900 MW, demain elle s'emparera de la technologie Evolutionary Power Reactor (EPR). L'aéronautique chinoise connaît également un fort développement, avec le lancement du modèle C919, similaire à l'Airbus A320. Ne pouvant nous permettre d'ignorer le marché chinois, nous comptons participer à sa production. Erasteel a également installé un atelier d'étirage à Tianjin, et Aubert & Duval, un centre de distribution à Wuxi, près de Shanghai. Notre stratégie consiste à n'ouvrir en Chine que des ateliers mécaniques en aval des processus essentiels, évitant d'y transférer le savoir-faire qui fait notre coeur de métier.

S'agissant de la recherche, deux stratégies guident notre action : nous déposons des brevets là où nous pouvons les défendre, par exemple sur de nouveaux alliages dont on peut contrôler l'utilisation par un tiers. En revanche, sur le terrain des moyens de transformation, nous préférons ne rien révéler de notre savoir-faire.

Le crédit d'impôt recherche favorise indiscutablement la recherche en France et se révèle décisif pour le maintien de nos dépenses dans ce domaine. Quant au CICE, en allégeant les coûts de chacune de nos deux sociétés de 2 ou 3 millions d'euros par an, ce dispositif fait davantage que compenser les pertes induites par la suppression de la défiscalisation des heures supplémentaires et les nouvelles charges sur l'intéressement et la participation.

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Philippe Dubois, directeur des ressources humaines d'Aubert & Duval et d'Erasteel

Les partenaires sociaux n'ont pour le moment exprimé aucune demande quant au partage des gains du CICE, mais ils le feront certainement.

Permettez-moi de dire quelques mots sur notre gestion de la main-d'oeuvre. Pour absorber les variations cycliques d'activité, nous faisons beaucoup appel aux intérimaires ; nous recrutons les plus qualifiés d'entre eux afin de ne pas perdre un savoir-faire dont l'acquisition est longue et difficile. Le chômage partiel permet également d'amortir la crise tout en conservant les compétences ; il peut même servir d'occasion pour les remettre à niveau.

Parallèlement, nous avons toujours maintenu une politique salariale continue, tâchant de revaloriser régulièrement les salaires. Malgré la crise, l'augmentation individuelle – signe de reconnaissance du potentiel de chacun et facteur de mobilisation des salariés – s'est élevée à 3,2 % l'année dernière et à 2,7 % cette année, niveaux d'autant plus importants que nous enregistrons actuellement des résultats négatifs. Quant à la rétribution complémentaire, nous versons parfois à nos salariés jusqu'à 10 % des résultats au titre de l'intéressement.

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Georges Duval, président d'Aubert & Duval et d'Erasteel

Je n'ai pas suivi les développements du plan acier européen.

En matière de droits de douane, il y a quelques années, nous avons été lourdement pénalisés aux États-Unis parce que des concurrents s'étaient plaints de dumping ; non seulement cela nous a coûté très cher, mais la pénalité versée au concurrent l'a renforcé. Il est évident que la Commission européenne n'en fait pas assez pour nous protéger du dumping de nos concurrents asiatiques. Les Chinois pratiquent le protectionnisme, alors que nous, sous prétexte de défendre le consommateur, scions la branche sur laquelle il est assis. En cas de dumping manifeste, il est normal de fixer des droits de douane ; quant au risque de rétorsion, aux hommes politiques de trouver le moyen de l'éviter.

Dans la formation, c'est l'image de l'industrie qui est en jeu. Nous exerçons un métier passionnant qui s'ancre dans le concret et non dans le virtuel, j'en veux pour preuve ma formation d'ingénieur et non de financier. Malheureusement, les médias n'insistent que sur les problèmes de l'industrie, que la concentration des effectifs rend certainement plus visibles que ceux des petites sociétés de service où les licenciements passent inaperçus. À l'inverse, ils ne montrent rien des choses extraordinaires que l'on y fait, cette absence de valorisation expliquant le manque de motivation des jeunes. Le corps enseignant devrait également se mobiliser et venir constater dans nos usines que l'industrie n'en est plus à l'époque de Zola.

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Philippe Dubois, directeur des ressources humaines d'Aubert & Duval et d'Erasteel

Bien des filières d'enseignement indispensables à nos métiers – la forge, la fonderie, l'aciérie et l'élaboration – n'existent plus. D'autres – comme le contrôle non destructif – n'ont jamais existé. L'entreprise s'est donc structurée pour former dans ses murs. En partenariat avec l'éducation nationale, nous travaillons avec l'Association de formation professionnelle de l'industrie (AFPI) et l'Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM) pour mettre au point des formations adéquates. Nous montons actuellement un centre d'hébergement et de formation en alternance sur le site des Ancizes.

Mais la plus grande difficulté à laquelle nous sommes confrontés consiste à attirer les gens chez nous. Le taux de renouvellement du personnel hors retraites ne représente que 1 % chez Aubert & Duval ; le problème n'est donc pas de garder les salariés – une fois embauchés, ils restent dans l'entreprise –, mais de les faire venir. De concert avec l'UIMM, nous travaillons à améliorer l'image de notre industrie. Nous invitons les enseignants à visiter nos sites et intervenons dans les collèges, voire plus tôt, car c'est à ce stade que les jeunes choisissent leur avenir et qu'il faut leur faire découvrir des métiers. Ainsi, participer à une animation où ils doivent concourir pour construire une voiture de course leur montre – de façon plus concrète qu'un cours – ce qu'est la technologie. Nous avons besoin de ce type d'actions, mais également de systèmes de formation aux règles plus simples.

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Georges Duval, président d'Aubert & Duval et d'Erasteel

En matière de contraintes environnementales, tous nos sites sont certifiés ISO 14001. Nous assumons nos responsabilités et souhaitons nous conformer aux normes les plus rigoureuses ; nous avons ainsi mené d'importants travaux pour réduire la pollution. En revanche, il ne faudrait pas imposer aux producteurs des règles inapplicables ou des standards conduisant à des investissements démesurés ; mieux vaut rechercher un équilibre.

Quant au coût de l'énergie, une récente simulation montre que, avec le prix du gaz naturel dont bénéficient nos compétiteurs américains, nous économiserions 10 millions d'euros par an, soit l'équivalent des recettes du crédit d'impôt recherche et de deux fois celles du CICE réunies. Les prix de l'électricité – notre deuxième source d'énergie – se sont également envolés ces dernières années, comme le note l'association Excelsium dont nous faisons partie.

Enfin, ne suivant pas moi-même la question relative aux quotas de CO2, je ne peux pas vous éclairer sur ce point.

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Il y a quelques mois, l'ancien secrétaire d'État au commerce extérieur des États-Unis avait expliqué que son pays commençait par mettre des taxes de 250 % sur le photovoltaïque, attendait une mesure de rétorsion, puis négociait. À l'inverse, ironisait-il, la Commission européenne met si peu d'exigences au départ qu'elle ne peut guère négocier ensuite.

Par la qualité de votre travail, vous êtes à la pointe de votre domaine ; mais vous devez dépendre des métaux rares comme le tungstène extrait en Chine. Quels sont les pays fournisseurs et peut-on être confronté à un problème d'approvisionnement ? La France dispose-t-elle de possibilités d'extraction, notamment au Mali ou au fond des océans ?

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Quels sont, par rapport à la France, les avantages et les handicaps des différents pays européens où sont implantées vos entreprises ? Y utilise-t-on beaucoup le chômage partiel ? Dans quelle mesure notre système vous apparaît-il performant ?

Vous employez 14 000 salariés ; comment leur nombre et leur répartition dans le monde ont-ils évolué ? Autrefois centrée sur la France, votre entreprise se développe-t-elle désormais davantage dans les pays émergents ?

La nécessité de relever les droits de douane recueille manifestement l'unanimité ; reste à comprendre ce qui freine la mise en oeuvre de cette mesure.

Enfin, en matière de formation, il faut en effet convaincre les parents et les enfants dès le collège de l'intérêt des métiers industriels.

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Chaque année, 150 000 jeunes quittent le système éducatif sans qualification : aussi la jeunesse constitue-t-elle notre priorité. Je place beaucoup d'espoirs dans la loi sur la refondation de l'école : en mettant les entreprises au coeur des collèges et des lycées, au plus près de l'éducation nationale, elle vise à valoriser les métiers – injustement méprisés – et à donner aux jeunes l'envie de s'y former. Alors que 300 000 emplois dans nos entreprises ne sont pas pourvus faute de formation adéquate, l'orientation doit tenir compte de ces besoins.

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Quelle part de votre chiffre d'affaires devez-vous à la fabrication d'acier à partir de la ferraille ? On suggère souvent que cette activité pourrait se développer en France. Pourtant, les ferrailles sont en général traitées à l'étranger ; pourquoi votre succès n'est-il pas imité ? Comment les pouvoirs publics peuvent-ils favoriser ce genre de transformation ?

Pour satisfaire leurs actionnaires, les groupes cotés en bourse recherchent d'ordinaire une rentabilité élevée. Or vos marges, dites-vous, sont modestes, vous investissez beaucoup, et vos entreprises fonctionnent malgré tout. Quel est donc votre secret ?

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Georges Duval, président d'Aubert & Duval et d'Erasteel

Nous ne sommes pas épargnés par les difficultés : notre endettement atteint un niveau trop élevé, le gearing – ratio dette sur fonds propres – étant supérieur à 1, et les banques hésitent à nous accorder certains emprunts. Certes, même si le groupe est coté en bourse, le poids de notre famille et du FSI dans son capital lui permet de conserver une vue à long terme. Cependant, pour financer l'activité, nous sommes bien obligés de gagner de l'argent et ne pouvons pas nous endetter au-delà de l'acceptable. Pour améliorer notre résultat, nous devons travailler sur notre productivité et nos performances.

Vos questions portant sur l'aciérie et sur les matières premières se rejoignent : comme d'autres pays européens ayant une longue tradition technique et industrielle, la France produit beaucoup de ferraille. Or celle-ci constitue une mine de matières premières trop souvent oubliée. Si nous frappions de droits de douane les ferrailles exportées hors d'Europe, comme le font nos amis chinois pour leurs matières premières exportées, cela pénaliserait nos concurrents et favoriserait les producteurs français.

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Ces circuits se situent parfois à l'intérieur même de l'Union européenne.

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Georges Duval, président d'Aubert & Duval et d'Erasteel

Certes, mais les Chinois aussi viennent désormais s'approvisionner en Europe.

Dans le cadre d'un accord avec une société kazakhe, nous transformons du titane pour l'aéronautique ; si le modèle A350 exige 100 tonnes de titane, c'est 1 000 tonnes que nous mettons en oeuvre, dont 90 % se retrouvent en copeaux d'usinage. Devant ce constat, nous avons proposé de construire une fonderie dans le Massif central pour recycler ces chutes. Ce grand projet d'investissement, Écotitanium – qui doit être prochainement signé par le Premier ministre – nous permettrait de produire nous-mêmes une partie du titane, bel exemple d'économie circulaire.

Le risque de pénurie de matières premières me paraît réduit, même si les pays comme la Chine peuvent toujours alourdir les droits de douane, nous faisant perdre en compétitivité. ERAMET participe, avec l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER) et le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), aux campagnes d'étude sur les nodules polymétalliques. Pour l'instant, le coût très élevé des technologies nécessaires rend l'exploitation de cette source potentielle d'approvisionnement improbable. Mais à long terme – vingt ou trente ans –, les systèmes côtiers français constituent assurément un atout.

S'agissant de la répartition des effectifs du groupe, les salariés des deux divisions s'occupant de l'extraction minière se situent hors de France, alors que ceux de la division sidérurgique et métallurgique se partagent entre la France et la Suède. La branche « Alliages » – représentée par Aubert & Duval et Erasteel – réunit quelque 4 800 personnes, dont 400 ou 500 en Suède, 4 000 en France, et le reste ailleurs. Nous continuons à investir en France, mais nous devons aussi nous rapprocher de nos clients aux États-Unis et en Asie – en Inde ou en Chine. Il nous faut développer nos activités sidérurgiques au niveau international sans pénaliser nos sites français.

Pour nous, la principale différence entre la France et la Suède tient à nos relations avec nos partenaires sociaux. Le dialogue est plus posé avec nos interlocuteurs suédois, qui savent se mettre autour d'une table pour parler de faits, entre professionnels. En France, on manque encore de maturité, on est porté à l'ironie, à la critique ; mais les choses évoluent et les nouvelles générations vont dans le bon sens.

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Philippe Dubois, directeur des ressources humaines d'Aubert & Duval et d'Erasteel

Alors que, avec nos partenaires suédois, nous pouvons discuter de la stratégie de l'entreprise sur cinq ou dix ans, le dialogue reste difficile en France, même si l'histoire de certains sites les rend plus réceptifs que d'autres à cette logique. Notre ambition est de faire évoluer nos partenaires français afin de sortir des combats de court terme : ce n'est qu'en leur faisant comprendre les enjeux économiques de long terme que nous réussirons à leur faire accepter les mesures du présent. Dans cette compréhension, les Suédois nous devancent de dix ans : lorsque nous rencontrons un problème d'activité en Suède, nous réunissons les partenaires sociaux, expliquons les différentes solutions possibles, nous accordons sur l'une d'entre elles et y travaillons ensemble. Nul blocage, nulle grève ; nous parvenons systématiquement à l'entente.

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Georges Duval, président d'Aubert & Duval et d'Erasteel

En matière de gestion des baisses d'activité, les aides au chômage partiel et de longue durée, développées par les pouvoirs publics, sont un dispositif très appréciable pour le personnel et l'entreprise.

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Philippe Dubois, directeur des ressources humaines d'Aubert & Duval et d'Erasteel

Lors de la dernière crise, nous avons recouru au chômage partiel et nous y faisons encore appel aujourd'hui pour pallier le ralentissement dans certains domaines. Le dispositif d'activité partielle de longue durée (APLD) nous a permis de ne pas licencier tout en conservant les savoir-faire, voire en les augmentant grâce aux formations. En permettant aux salariés concernés de garder une situation financière raisonnable, ce système leur a évité de travailler au noir – comme ce fut le cas lors de la crise précédente où les indemnisations ne dépassaient pas les 60 % du salaire – et de s'éloigner durablement de l'entreprise. Nous avons également utilisé le compte épargne-temps (CET) qui permet de choisir entre congés et rémunération. Ces mesures empêchent une crise passagère de détruire des familles et rend possible le retour des salariés dans l'entreprise – d'autant plus précieux que les savoir-faire sont longs à acquérir. L'APLD s'est donc révélée d'une grande aide pour affronter les difficultés.

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Je vous remercie, Messieurs, de vos réponses particulièrement intéressantes.

La séance est levée à douze heures cinq.