Commission des affaires étrangères

Réunion du 14 mai 2014 à 9h45

Résumé de la réunion

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La réunion

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Table ronde sur la crise entre la Russie et l'Ukraine avec M. Andrey Gratchev, historien et journaliste, ancien conseiller de Mikhaïl Gorbatchev, et M. Thorniké Gordadze, directeur d'études à l'IHEDN et ancien ministre de l'intégration européenne et euro-atlantique de Géorgie

La séance est ouverte à neuf heures cinquante.

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Nous accueillons ce matin deux personnalités qui ont exprimé publiquement des positions différentes, mais modérées et argumentées, sur la situation en Ukraine.

M. Andreï Gratchev est historien, politologue et journaliste. Il a joué un rôle politique important en tant que conseiller et porte-parole de M. Gorbatchev, juste avant la disparition de l'Union soviétique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages portant sur cette période et sur l'expérience gorbatchévienne. Dans la tribune très intéressante qu'il a publiée il y a quelques jours dans Le Monde, il considère que l'Union européenne a eu grandement tort de ne pas associer la Russie à la discussion de l'accord d'association avec l'Ukraine. J'estime moi aussi que l'Union européenne a commis des erreurs dans sa politique de voisinage, en offrant à tous les pays le même modèle d'accord, centré sur un volet économique et commercial très exigeant, et en ignorant leurs spécificités et leurs intérêts propres, ainsi que ceux des autres puissances, notamment de leur grand voisin russe. Cette légèreté n'excuse pas néanmoins l'attitude de la Russie en Ukraine, que nous critiquons vigoureusement.

À l'instar de M. Gratchev, M. Thorniké Gordadzé mène une carrière universitaire et dispose en même temps d'une expérience politique. Il a notamment travaillé pour le centre d'analyse, de prévision et de stratégie du ministère des affaires étrangères. Il a dirigé l'Observatoire du Caucase, antenne de l'Institut français d'études anatoliennes basée à Bakou. Par ailleurs, il a négocié pour le compte du gouvernement géorgien un rapprochement avec l'Union européenne et l'OTAN, et il a été ministre de l'intégration européenne et euro-atlantique de Géorgie de 2010 à 2012. Il a publié plusieurs articles aux titres révélateurs sur la crise ukrainienne : « L'heure de vérité pour l'Union européenne » ou encore « L'Occident ne doit pas avoir peur de Moscou ». Il estime que l'Union devrait avoir le courage d'offrir aux pays du Partenariat oriental des perspectives claires d'adhésion, et établit un parallèle entre la crise ukrainienne et la guerre russo-géorgienne de 2008. Selon moi, le manque de clarté quant aux perspectives d'adhésion a constitué une des erreurs du Partenariat oriental. Mais dans quel sens cette clarification doit-elle se faire ? En tout cas, la France ne fait pas partie des pays qui sont favorables à une poursuite de l'élargissement de l'Union sans une réforme et un approfondissement préalables de celle-ci.

Quelle analyse faites-vous, messieurs, de la crise entre la Russie et l'Ukraine ? Quelles en sont les causes lointaines ou conjoncturelles ? Comment en sortir par le haut ? La solution ne peut être que politique, pas militaire – tout le monde écarte, fort heureusement, la perspective d'un conflit armé. Quelle attitude la France et l'Union européenne devraient-elles adopter ?

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Andreï Gratchev

Nous avons en réalité affaire à deux crises, dont l'une cache l'autre, à l'image des poupées russes, ou plutôt de notre globe terrestre qui contient en son sein un autre globe plus grand que lui, comme l'a écrit Gogol dans le Journal d'un fou. La première des deux est la crise ukrainienne à proprement parler. Elle présente plusieurs facettes. Il s'agit non seulement d'un drame humain et d'une tragédie nationale, mais aussi d'un désastre politique qui résulte de l'action peu compréhensible, parfois irresponsable ou incompétente, de l'ensemble des partenaires engagés dans sa gestion.

Les premiers responsables sont les élites politiques ukrainiennes successives qui, depuis l'indépendance, ont conduit le pays à une crise avant tout économique, mais aussi politique et sociale. Je fais référence tant aux élites du passé – jusqu'au dernier président élu, M. Ianoukovitch – qu'aux autorités actuelles, qui poussent le pays à la partition avec presque autant d'efficacité que leurs prédécesseurs.

Après la responsabilité évidente des Ukrainiens vient, dans l'ordre, celle de l'Union européenne. Celle-ci a beaucoup hésité et adopté une attitude ambiguë. Elle a fait, du bout des lèvres, une offre à l'Ukraine dans le cadre du Partenariat oriental. Cependant, elle a fait preuve d'une légèreté impardonnable dans sa manière d'aborder une réalité très complexe et spécifique à bien des égards : l'Ukraine est, depuis un certain temps, une « Yougoslavie en puissance », marquée par des fractures culturelles, religieuses, linguistiques, économiques, voire de civilisation. L'ensemble des partenaires, y compris les plus bienveillants, auraient dû gérer cette situation explosive avec la plus grande prudence, traiter ce « Tchernobyl politique » avec des gants. Mais tel n'a pas été le cas, en particulier lorsque l'Union européenne a refusé, il y a quelques mois encore, la proposition russe de gérer le dossier ukrainien à trois.

Enfin, le rôle de la Russie. A l'origine, le président Poutine n'envisageait probablement pas une partition de l'Ukraine, ni même l'annexion de la Crimée. Il a été amené, par l'évolution de la situation, à gérer la crise à vue, en improvisant dans une certaine mesure. À ce titre, la Russie est le troisième responsable de la crise : elle était bien présente en tant qu'ex-Union soviétique et ex-Empire, et Poutine a réagi avec la brutalité que nous avons tous observée. Il a d'ailleurs commis certaines erreurs de calcul, notamment en sous-estimant l'émergence, depuis la fin de la République socialiste soviétique d'Ukraine, d'une société qui n'est ni pro-européenne ni pro-russe, mais pro-ukrainienne : c'est elle qui a manifesté sur Maïdan et a chassé M. Ianoukovitch du pouvoir.

Or, c'est à ce moment précis, lorsque la troïka européenne – aux côtés de laquelle la Russie était représentée au début, par M. Loukine – a capitulé sous la pression de Maïdan et que le pouvoir à Kiev est passé entre les mains d'une fraction radicale et anti-russe de la société ukrainienne, que la crise a changé de dimension aux yeux du Kremlin : d'une crise dans les relations entre la Russie et l'Ukraine, elle est devenue une crise entre l'Est et l'Ouest, post-guerre froide ou entre deux guerres froides.

Du fait de l'action conjuguée de l'Est et de l'Ouest, qui portent à cet égard une responsabilité partagée, l'Ukraine a été mise dans une situation impossible, celle de faire un choix entre l'Europe et la Russie, ce qui s'est révélé mortel pour elle : cela a provoqué une déchirure de la société et du territoire.

La seconde crise, plus grave de mon point de vue, concerne les relations entre la Russie et l'Ouest. Avec le changement de régime à Kiev, Poutine s'est trouvé confronté à une nouvelle étape de l'expansion occidentale, notamment à une entrée possible de l'OTAN sur le territoire ukrainien. Sa réaction face à cette offensive est dans une certaine mesure comparable à celle de Staline en 1939 face à l'imminence de l'occupation de la Pologne par Hitler : dans la vision poutinienne du monde actuel, Hitler, c'est l'OTAN.

Poutine est un acteur important sur la scène internationale, que le magazine Forbes a même qualifié il y a quelques mois d'homme le plus « puissant » du monde. Peut-être se trompe-t-il de siècle et se méprend-il sur la réalité moderne, notamment sur l'état de sa propre société, mais il n'est pas uniquement un produit de l'école du KGB : il a l'expérience de la conduite des affaires avec l'Occident. De son point de vue, le monde dans lequel il agit est un monde froid, caractérisé par l'équilibre des forces, où les Occidentaux appliquent des « doubles standards » moraux, politiques et juridiques : ils se souviennent du droit international lorsque c'est à leur avantage, mais l'oublient dans les autres circonstances. Enfin, vingt-cinq ans après la fin de la guerre froide, nous constatons l'échec de toute construction commune entre l'Europe et la Russie. En particulier, nous n'avons pas profité de la chance offerte par la perestroïka de Gorbatchev et par le projet – peut-être trop théorique ou romantique – de « Maison commune européenne ». Il n'y a donc, à cet égard, rien à regretter.

Je terminerai en dressant le triste bilan des « pots cassés ». La société et les citoyens ukrainiens sont les premières victimes. Leur avenir est incertain, avec à un bout du spectre la partition du pays et à l'autre la fédéralisation, qui est encore envisageable. La deuxième victime est l'Europe : elle ne gagne rien à cette confirmation de la fracture avec la Russie. Les dégâts sont économiques – en matière énergétique et dans d'autres domaines –, mais surtout stratégiques : l'Union européenne est privée de la perspective d'une forme d'association avec la Russie. L'Europe s'efface sur la scène internationale ; sur les dossiers stratégiques, elle est éclipsée par l'OTAN, qui fait patrouiller des avions le long de ses frontières orientales.

Enfin, et c'est le plus important à mes yeux, la Russie est aussi une des grandes perdantes de la crise, moins en raison des sanctions économiques – les interdictions de visas ont un caractère plutôt symbolique – que de l'isolement du pays sur la scène internationale. La Russie rompt ainsi avec sa tradition séculaire d'association à l'Europe, qu'elle perd comme horizon de son évolution politique, culturelle et spirituelle. Elle nous offre le spectacle d'un triomphe du nationalisme, que l'on peut rapprocher de celui des Slavophiles au XIXe siècle. Le président Poutine est mû par le désir d'élargir son soutien sur une base populiste. Il s'appuie sur des couches importantes de la société russe qui sont, hélas, tournées vers le passé. Les sondages confirment ce regain de popularité : au moins 80 % des Russes lui accordent leur confiance. Cependant, la société russe rechute dans son passé, dans une période antérieure à la perestroïka, voire plus loin encore.

Surtout, la Russie se prépare elle aussi un avenir incertain : la tentative du Kremlin de construire une « Russie russe », en protégeant les Russes tant à l'intérieur du pays qu'à sa périphérie, risque de se retourner contre lui. En gagnant la Crimée, Poutine a perdu l'Ukraine – comme il avait perdu la Géorgie –, alors que les liens culturels et politiques entre les deux peuples sont multiséculaires. Des pays tels que la Biélorussie ou le Kazakhstan, où vivent d'importantes minorités russophones, manifestent déjà leur inquiétude. Et les perspectives apparaissent préoccupantes au sein même de la Russie, qui n'a jamais été mono-ethnique. Enfin, sur le plan stratégique, la Russie se retrouve, à moyen ou long terme, dans une situation fâcheuse de dépendance à l'égard de la Chine.

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Merci, monsieur Gratchev, de nous avoir exposé ce point de vue russe et néanmoins distancié.

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Andreï Gratchev

C'est l'un des points de vue russes.

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Thorniké Gordadzé

Pour ma part, je m'exprimerai non pas en tant que représentant de l'IHEDN ou de l'Institut d'études politiques de Paris, mais à titre personnel, et je présenterai un point de vue français – j'ai fait le choix de la France il y a très longtemps et je suis citoyen français depuis 2002.

Je salue vos propos raisonnables et modérés, monsieur Gratchev. Cependant, certains points me posent problème : vous avez certes formulé des critiques à l'égard de Poutine, mais vous avez estimé que l'Union européenne a fait l'erreur de ne pas suffisamment associer la Russie aux discussions sur la politique de voisinage, et vous avez formé le voeu qu'elle renoue avec elle, à l'avenir, un partenariat stratégique. Or, tout cela serait magnifique si c'était possible, et si nous faisions abstraction de ce qui se passe en Russie, notamment de la tournure que prend le régime.

Il me paraît très compliqué d'avoir un dialogue avec un gouvernement qui a franchi un certain nombre de lignes rouges, notamment dans la confrontation avec l'Occident, en particulier avec l'Europe. L'affrontement est de plus en plus dur sur le plan idéologique : dans les débats politiques internes et dans la presse russe, l'Europe est aujourd'hui décrite comme un continent de perversion en train de sombrer, alors que la Russie serait une sorte d'îlot de la moralité, dernier rempart de l'identité et des valeurs chrétiennes. Cette critique est tout à fait comparable à celle qu'adressent à l'Occident et à l'Europe un certain nombre de pays qui se sont eux-mêmes marginalisés au cours des dernières décennies, notamment l'Iran. Comment relancer un partenariat stratégique avec la Russie alors que nous sommes attaqués et que nos valeurs sont ainsi déconstruites ?

Que représente la crise ukrainienne pour la France et pour l'Europe ? Quels sont les dangers ? J'entends un certain nombre d'arguments rationnels et raisonnables, mais qui relèvent selon moi d'une stratégie de retrait – exit strategy : comment sortir de ce conflit ? Comment faire en sorte de ne pas trop s'engager, de ne pas se confronter davantage avec la Russie ? Ces arguments tendent d'abord à montrer que les torts sont partagés.

À vous entendre, monsieur Gratchev, l'Ukraine serait la première responsable de la crise, puis viendrait l'Europe et, en dernier lieu, la Russie. Je ne suis pas d'accord avec cette analyse, qui me paraît même dangereuse pour nous et pour le projet européen. Ces arguments font écho à d'autres, très discutables, selon lesquels la Crimée, voire l'Ukraine, ont toujours été russes. Il y a là un déni de l'identité ukrainienne. Enfin, on entend dire qu'il s'agit d'un conflit ethnique, qui prend sa source dans les clivages linguistiques et identitaires. Or, le conflit n'est pas entre les Russes et les russophones, d'un côté, et les nationalistes ukrainiens et les ukraïnophones, de l'autre ; il est beaucoup plus complexe que cela : il oppose les générations, ainsi que différentes visions de l'Union soviétique et de sa structure économique, dont certains sont nostalgiques et d'autres non. Beaucoup de russophones, voire de Russes d'Ukraine, ne souhaitent pas le rattachement des régions orientales à la Russie.

L'argument qui me paraît le plus dangereux pour l'Europe, c'est que, finalement, tout cela serait notre faute : nous aurions chatouillé, voire provoqué la Russie. D'abord, c'est faux. Dans les années 1990, lorsque la Russie était très affaiblie et que des tendances centrifuges très fortes se manifestaient au sein de la Fédération – non seulement dans le Caucase du Nord, avec la guerre en Tchétchénie, mais aussi en Russie centrale, le Tatarstan disposant alors d'une représentation quasi diplomatique à Paris, ou encore dans l'Oural, où le gouverneur, Edouard Rossel, souhaitait la constitution d'une République –, l'Occident a soutenu l'unité russe, effrayé par l'idée qu'une puissance nucléaire puisse se diviser en plusieurs petits États qui seraient chacun dotés de leur propre arsenal nucléaire. En 1994, l'Ukraine a du reste renoncé à l'arme nucléaire en échange de la garantie de son intégrité territoriale. Cela a fait l'objet d'un traité signé à Budapest non seulement par les États-Unis et le Royaume-Uni, mais aussi par la Russie. En 1990 déjà, dans un discours mémorable à Kiev, George Bush père avait exhorté les Ukrainiens à rester au sein de l'Union soviétique : il s'était prononcé en faveur d'une démocratisation de l'Ukraine, mais pas de son indépendance. Enfin, au nom du maintien de l'unité de la Russie, l'Occident n'a guère fait pression pour empêcher les massacres en Tchétchénie, qui ont pourtant fait 150 000 morts dans les années 1990. Nous n'avons donc pas à nous accuser d'avoir voulu diviser ou démanteler la Russie.

Ensuite, cette forme d'auto-flagellation met en danger le projet européen. Lorsque nous disons qu'il faut accorder à la Russie le droit d'être associé aux décisions concernant l'avenir de pays tels que l'Ukraine, nous ne nous demandons pas ce que ces pays veulent. Or, aucun d'entre eux ne souhaite revenir dans le giron russe, pas même l'Arménie ou la Biélorussie, qui ont aujourd'hui les mains liées et ont signé des accords de défense avec la Russie : dès qu'ils auront la possibilité de s'affranchir de la tutelle russe, ils le feront. Personne, en ce moment, ne lie volontairement son destin à celui de la Russie. L'Arménie est soumise à des contraintes, qui peuvent d'ailleurs avoir des conséquences très graves pour sa sécurité et son intégrité. Quant à la Biélorussie, c'est une dictature en conflit avec le reste du monde. Cela n'empêche pas ces deux pays d'être assez critiques des événements qui se déroulent en Ukraine.

Ceux qui affirment que nous devons faire notre mea culpa et donner davantage de poids à la Russie dans les décisions concernant l'avenir des voisins orientaux de l'Union européenne oublient nos valeurs. L'Union européenne a été créée pour empêcher la guerre et unifier le continent. Sa politique extérieure a été fondée sur le pouvoir de convaincre – soft power –, la capacité d'attraction et la renonciation aux mesures militaires. Or, en Ukraine, c'est bien la force armée qui est employée : des personnes cagoulées provenant du pays voisin viennent prêter main-forte aux milices locales pro-russes, dont les éléments les plus actifs ont souvent un casier judiciaire bien rempli. En estimant que Poutine a peut-être raison et que nous devons recommencer à penser avec les schémas du passé, nous renonçons à nos valeurs et à ce monde post-kantien, pacifié et stable, qu'est censée devenir l'Europe.

En outre, cela nous désunit. Le but de la politique étrangère soviétique pendant la Guerre froide a toujours été de diviser, d'une part, les Européens et les Américains et, d'autre part, les Européens entre eux. Aujourd'hui, il existe un discours très fort qui tend à dissocier les Européens de l'Ouest et ceux de l'Est : les nouveaux membres de l'Union européenne, très engagés dans cette partie du monde du fait de leur histoire, entraîneraient les anciens, dont les intérêts ne seraient pourtant pas directement menacés. Or, si nous souscrivons à cette analyse, cela montre que nous n'avons pas encore digéré l'élargissement réalisé il y a dix ans, et que nous n'avons pas compris sa signification. Ainsi, nous avons encore du mal à accorder la même importance aux événements qui touchent les pays baltes qu'à ceux qui concernent les États membres plus proches de la France.

Enfin, nous ne réalisons pas que la crise entre l'Ukraine et la Russie peut poser des problèmes au sein même de nos démocraties occidentales. Dans le cadre de cet affrontement idéologique de plus en plus tangible entre la Russie et le monde occidental, certaines forces politiques en Europe soutiennent de manière croissance l'action de Poutine, voyant en lui le nouveau chef d'une sorte d'internationale ultraconservatrice qui défend les valeurs traditionnelles. Nous en sommes témoins en France, aux Pays-Bas, en Autriche et en Italie. Si nous ne combattons pas ce discours politiquement, il risque de se développer et de créer des difficultés internes en Europe.

Que pourrions-nous faire pour enclencher une désescalade ? Les dirigeants russes sont persuadés que nous n'irons pas très loin dans la voie des sanctions, car elles pénaliseront nos économies – ce qui est exact –, mais elles toucheraient plus encore l'économie russe. Ils estiment que le seuil de tolérance est sensiblement plus bas chez nous que chez eux : les dirigeants occidentaux ne prendront pas de risques, car leur réélection dépend en partie des chiffres de la croissance et du chômage, alors que les dirigeants russes n'ont pas cette contrainte. Vous savez ce qu'il en est des élections en Russie. Quant aux problèmes économiques, le patriotisme – vous avez raison de le souligner, monsieur Gratchev – est un moyen de les faire oublier : avec l'annexion de la Crimée, la popularité de Poutine s'est accrue. Pour de nombreux analystes, l'agressivité de la Russie et la détermination de Poutine dans sa confrontation avec l'Occident sont liées aux problèmes internes du pays. Certes, il nous sera difficile de prendre des sanctions supplémentaires, mais il faut bien y réfléchir, car les premières annonces en la matière ont eu un petit effet : Poutine a alors demandé aux séparatistes de Donetsk et de Louhansk de reporter leurs référendums respectifs.

Bien sûr, les sanctions ne suffiront pas. Il conviendrait également de soutenir l'Ukraine, en particulier le processus électoral, qui revêt une importance capitale : si le scrutin ne se déroule pas calmement et correctement, la Russie continuera à clamer que les autorités ukrainiennes sont dépourvues de légitimité. Un gouvernement démocratique et stable en Ukraine serait la meilleure réponse aux événements qui se déroulent à l'est du pays. Si ce gouvernement réussit à démocratiser l'Ukraine et à réformer l'économie, cela constituera un exemple formidable pour tous les autres pays du Partenariat oriental, en même temps qu'un défi pour Poutine : la Russie cherche moins à annexer des territoires – elle est déjà le plus grand pays du monde – qu'à empêcher un précédent qui montrerait que le modèle de la démocratie libérale à l'occidentale peut fonctionner dans un pays de l'ex-URSS. En effet, Poutine tire l'essentiel de sa légitimité du fait qu'un tel régime ne serait pas adapté à cette partie du monde. Selon lui, ceux qui veulent l'instaurer cherchent en réalité à affaiblir la Russie. Il en veut pour preuve les années Eltsine : la tentative de mettre en place un régime démocratique s'est soldée par l'anarchie. La seule chose qui peut fonctionner, c'est donc un régime autoritaire, rebaptisé « démocratie souveraine ».

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Vous avez, l'un et l'autre, mis en lumière la complexité de cette crise. Les différents rappels historiques que vous avez faits sont très utiles. Je suggère que nous concentrions nos questions sur la suite des événements, le scrutin du 25 mai étant en effet crucial.

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De prétendus référendums viennent de se dérouler dans la partie orientale de l'Ukraine. Les Occidentaux, en particulier l'Union européenne et la France, accordent beaucoup d'importance au scrutin du 25 mai. Nous avons l'impression d'une « course à la légitimation ». Ces scrutins seront-ils déterminants ou ne feront-ils rien avancer ?

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Quelles pourraient être les conséquences de la crise ukrainienne sur les pays voisins, notamment la Biélorussie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan ? Quelles garanties peut-on avoir concernant l'élection présidentielle ukrainienne ? Je me rendrai à Kiev à cette occasion avec d'autres collègues de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe.

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Je vous remercie, messieurs, d'avoir développé des points de vue plus nuancés et argumentés que les sottises que l'on entend habituellement.

L'histoire de la Crimée est très ancienne : une guerre importante y a opposé la Russie et l'Europe il y a cent soixante ans. S'en est ensuivi un siècle de débats diplomatiques contradictoires sur la gestion des Détroits. Il n'est guère étonnant que la Russie s'intéresse à la Crimée et à la Mer noire, qui constituent sa voie d'accès aux mers chaudes. Avec nos tentatives maladroites d'européanisation de l'Ukraine, nous avons donné le sentiment que nous souhaitions revenir sur ce qu'on pourrait appeler « le compromis de la Mer noire », sans associer la Russie. Cela a entraîné les réactions que l'on connaît. L'Occident a voulu aller trop loin sans tenir compte du partenaire russe, ni de la volonté de la population de Crimée, alors que nous aurions dû savoir que cette question stratégique restait d'une brûlante actualité. Quelle est votre analyse sur ce point ?

Par ailleurs, l'Occident affirme aujourd'hui que le principe d'intégrité territoriale doit s'imposer, au besoin contre la volonté des peuples. Pourtant, il a défendu le raisonnement inverse dans le cas du Kosovo : qu'importait que le Kosovo appartînt à la Serbie depuis la bataille du champ des Merles au Moyen Âge, seule comptait la volonté d'indépendance des Albanais du Kosovo ou leur souhait de se rattacher à l'Albanie. Saisie par l'Assemblée générale des Nations unies, la Cour internationale de justice a estimé dans un avis que le principe d'intégrité territoriale ne tenait pas face au droit des peuples à l'autodétermination. Où est la cohérence de notre diplomatie, si nous appliquons ainsi, à quelques années d'intervalle, des principes différents à chaque situation ? Selon vous, quels principes du droit international devrions-nous défendre ?

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La situation est en effet complexe. Cependant, il n'y a rien de nouveau sous le soleil ! Vous indiquez qu'il n'y a pas d'Europe. Or, c'est une évidence : la première organisation politique en Europe, c'est l'OTAN. Quant aux Russes, ils en sont en effet restés à un certain nombre de critères. À cet égard, Virgile a écrit : « Jamais de confiance dans l'alliance avec un puissant. »

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Mais l'Europe n'existait pas à l'époque !

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Cela ne change rien ! L'Union européenne est moribonde !

Ce que vient de dire très justement Paul Giaccobi rappelle un passage de La Guerre de Troie n'aura pas lieu de Jean Giraudoux : lorsque le juriste interprète le droit international dans un sens qui conclut à la guerre, Hector menace de le jeter en prison ; le juriste propose alors une interprétation opposée de ce même droit.

Le principe de réalité s'impose : nous sommes condamnés à vivre avec des contradictions, dans un monde qui n'est pas parfait. Dès lors, évitons les excès et ne partons pas en guerre. Le ministre des affaires étrangères a eu raison de rappeler un certain nombre de principes aux Américains, qui souhaitaient que la France prenne des sanctions.

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Le premier vice-premier ministre russe, Igor Chouvalov, a déclaré que la mise en place d'un espace commun entre l'Union européenne et la zone de libre-échange eurasiatique – qui prendra effet en janvier 2015 – pourrait constituer une sortie de crise. Cette proposition a-t-elle un sens ? Est-ce une solution possible à vos yeux ? Interrompre le dialogue avec la Russie serait, selon moi, une grave erreur, que Poutine reste au pouvoir ou non.

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Au cours de son déplacement officiel aux États-Unis, M. Fabius, pressé par ses interlocuteurs, a réitéré la menace de suspendre la livraison de deux navires de type Mistral à la Russie. Indépendamment des conséquences désastreuses que cette décision pourrait avoir pour la réputation internationale de la France et de ses répercussions économiques, estimez-vous, monsieur Gratchev, qu'elle est de nature à infléchir la position de la Russie, ou bien ne fera-t-elle au contraire que la durcir ?

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Vous avez établi, monsieur Gratchev, une comparaison entre la situation ukrainienne et celle de l'ex-Yougoslavie. Vous avez estimé a contrario, monsieur Gordadzé, qu'il n'y avait aucun problème ethnique, religieux ou identitaire en Ukraine. Qu'en est-il en réalité ? Comment la situation peut-elle évoluer ?

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Le facteur déclenchant de la crise a été le refus du président Ianoukovitch de signer l'accord d'association avec l'Union européenne, au prétexte que le montant du chèque n'était pas suffisant. C'est un formidable échec pour la politique européenne. Quelles sont vos recommandations pour améliorer le Partenariat oriental ?

Vous vous êtes peu exprimés, l'un et l'autre, sur la suite des événements et sur l'avenir de l'Ukraine. Or, il y a un vrai problème dans le Donbass : quelle que soit la régularité des référendums, une grande partie de la population s'est déplacée pour voter. Au stade où nous en sommes, il semble qu'il n'y ait plus qu'une alternative : soit l'indépendance de cette partie de l'Ukraine, soit la fédéralisation du pays, comme le président Poutine le propose depuis l'origine. Voyez-vous d'autres solutions que ces deux-là ?

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Monsieur Gratchev, quel statut l'Occident – ce terme lui-même nous ramène à la Guerre froide – devrait-il conférer à la Russie après la chute de l'Union soviétique ? J'ai l'impression que les Occidentaux s'inscrivent toujours dans un rapport de force et veulent cantonner la Russie dans un rôle secondaire. Or, c'est un grand pays avec une grande histoire, et nous devons discuter avec lui sur un pied d'égalité. À la politique de la force, substituons la force de la politique !

Par ailleurs, monsieur Gordadzé, Poutine est le fils putatif de l'Occident : il a été mis en place par le président Eltsine, lui-même largement soutenu par les Occidentaux, notamment contre Gorbatchev. La Russie est déjà un pays capitaliste, et son économie, dominée par les oligarques, n'est pas sans rappeler le Far West. Difficile de faire plus libéral !

Vous avez été, monsieur Gratchev, conseiller de M. Gorbatchev, et vous avez joué un rôle très positif pendant la perestroïka qui, malheureusement, n'a pas été menée à son terme. Quel conseil donneriez-vous à M. Poutine pour sortir de la crise ?

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Il faut y insister : Poutine s'appuie sur la religion, les services spéciaux et le nationalisme. Il se présente comme le défenseur des valeurs occidentales face à un Occident décadent – renversement curieux pour qui a connu la Guerre froide. L'interpellation de Poutine par Mme Conchita Wurst le soir de l'Eurovision est probablement le meilleur symbole de la nouvelle Guerre froide dont a parlé M. Gratchev : cette image résume le conflit de civilisation tel que le voit Poutine.

Par ailleurs, ceux qui mettent tous leurs espoirs dans le scrutin du 25 mai risquent d'être déçus : ce n'est pas avec Mme Tymochenko ou M. Porochenko que nous aurons demain une Ukraine stable et unifiée. Le scénario le plus probable est donc celui d'une poursuite du désordre. Nous aurons donc affaire à une Ukraine instable avec une Crimée annexée. Dans ce contexte, que va-t-il se passer dans les pays baltes ? Si la Russie s'arroge le droit d'intervenir et d'organiser des référendums là où vivent des russophones, la prochaine cible est l'Estonie. Or, on change là de monde : les pays baltes sont membres de l'Union européenne et de l'OTAN. Cela ne risque-t-il pas d'être le point de basculement vers une nouvelle Guerre froide ? Quel scénario prévoyez-vous à cet égard, monsieur Gratchev ?

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Vous avez estimé, monsieur Gordadzé, que la fermeté de Poutine et sa volonté d'enregistrer une victoire étaient liées à ses échecs économiques. Mais ne faudrait-il pas parler également de l'échec complet de l'élargissement de l'Union européenne et du rôle que celle-ci a joué au début de la crise ukrainienne ? Certes, Poutine a des torts, mais nous avons aussi beaucoup joué aux apprentis sorciers.

Quelles sont aujourd'hui les solutions ? L'Union européenne a-t-elle les moyens de soutenir l'Ukraine économiquement ? Ce pays est-il suffisamment stable pour que nous le prenions en charge, alors même que nous ne sommes pas capables d'organiser l'élargissement de manière cohérente ? Tout cela me paraît très dangereux. D'autres puissances voient sans doute d'un très bon oeil ce nouveau problème grave au coeur de l'Europe, entre la Russie et l'Union européenne, qui déstabilise notre continent. Je ne vois pas quel intérêt nous aurions à gâcher un partenariat stratégique très important avec la Russie pour venir en aide à des oligarques corrompus qui ne valent pas mieux d'un côté que de l'autre ! Existe-t-il une autre solution que la neutralisation et la fédéralisation de l'Ukraine, avec une tutelle conjointe de la Russie et de l'Union européenne ? À défaut, nous risquons d'alimenter un cercle vicieux, avec des démembrements, des guerres et des souffrances, au nom d'une volonté de changer la Russie. Celle-ci n'a pas l'ambition de changer l'Europe, et c'est heureux ! De grâce, laissons les Russes vivre comme ils l'entendent et essayons de bâtir quelque chose de commun avec eux.

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La crise ne risque-t-elle pas de s'étendre aux pays voisins, notamment à la Biélorussie, à la Moldavie et à la Géorgie ?

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À l'époque de M. Gorbatchev, un immense espoir était né, que vous exprimiez très bien en tant que porte-parole, monsieur Gratchev : celui de voir la Russie, avec son immense culture, jouer son rôle de grande puissance européenne, nécessaire aux équilibres du monde que nous voulions construire.

Or, nous avons abouti aujourd'hui à une situation épouvantable. En raison de l'attitude de l'OTAN, de l'influence des États-Unis dans une certaine mesure et peut-être aussi de l'Allemagne, la Russie a subi une humiliation, qu'un grand peuple ne peut pas supporter. Ce n'est d'ailleurs nullement dans l'intérêt de l'Europe, qui a besoin de la Russie pour son avenir dans le contexte de la mondialisation. Les pays européens sont en partie responsables de l'évolution de l'attitude de Poutine, qui a été poussé vers la situation extrême où il se trouve aujourd'hui. Cela a commencé sur le dossier syrien, s'est poursuivi en Crimée et va se répéter en Ukraine. Existe-t-il une possibilité de sortir de cet engrenage ? Ou bien est-il trop tard et allons-nous vers une situation d'affrontement et de violence, très dommageable pour l'Europe elle-même ?

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Andreï Gratchev

Les seuls gagnants de la crise ukrainienne sont les États-Unis et la Chine. Tel n'est pas le cas de la Russie, même avec l'annexion de la Crimée.

Les référendums qui se sont déroulés à l'est de l'Ukraine constituent une preuve supplémentaire du caractère composite du pays. Le problème n'est pas principalement linguistique : la population ukrainienne est russophone à 90 %. En revanche, un équilibre doit être trouvé entre l'Est, orienté vers la Russie culturellement, psychologiquement et économiquement – qui va alimenter les centrales nucléaires ukrainiennes en fuel et en évacuer les déchets radioactifs, si ce n'est la Russie ? – et l'Ouest, tourné vers son passé austro-hongrois et catholique, pro-européen mais surtout anti-russe. Même si ce n'est peut-être pas politiquement correct, rappelons que, comme en Yougoslavie, les deux parties de l'Ukraine actuelle se sont combattues pendant la deuxième guerre mondiale : elles étaient chacune d'un côté du front. Certes, il y a eu plusieurs changements de générations depuis lors. Mais cette réalité ressort à la surface, et elle peut être exploitée par Poutine : il cherche à se construire une nouvelle légitimité en faisant référence à cette période ; il invoque la lutte contre le fascisme ; il rejoue la guerre en réponse à la tentative de l'autre partie de la rejouer en sens inverse.

Je doute que Poutine utilise les référendums pour continuer à phagocyter le territoire ukrainien. Quant à le conseiller, je ne me suis jamais trouvé dans une telle situation, même dans mes cauchemars. S'il reste sur le terrain de la rationalité – ce qui n'est jamais certain avec les dirigeants politiques, quels qu'ils soient –, il comprendra qu'il a beaucoup plus à gagner à ce que ces régions orientées vers la Russie restent une composante du territoire ukrainien. Je suppose, en revanche, qu'il continuera à assumer l'annexion de la Crimée, qui est un cas particulier.

Il existe encore moins de risques en ce qui concerne les pays baltes – qui font partie de l'OTAN – et même les pays tels que la Biélorussie ou le Kazakhstan. Compte tenu de son passé professionnel, Poutine est tout sauf un expansionniste romantique qui serait, par là même, dangereux. C'est un pragmatique, qui joue la carte d'une réalité qu'il n'a pas inventée. La valeur des référendums à l'est de l'Ukraine n'est pas tant juridique que psychologique et politique : ils ont montré que l'image de ces régions ne pouvait pas être réduite à celle de quelques groupes paramilitaires ou de terroristes que l'on pourrait écraser avec des blindés – je note que les autorités en place à Kiev ont déjà fait plus de victimes que le président Ianoukovitch sur Maïdan. Des millions de personnes ont voté, peut-être naïvement et sans objectif précis, contre le pouvoir actuel. Curieusement, alors qu'il ne dispose pas encore de la légitimité tirée des élections, ce dernier a été immédiatement reconnu par l'Occident comme représentatif de l'ensemble du pays, ce qu'il n'est pourtant pas – la Chine populaire avait dû attendre plus de vingt ans pour être reconnue par les États-Unis –, et il a obtenu un crédit de 17 milliards de dollars.

Dans la mesure du possible, les Occidentaux ne doivent pas laisser passer l'occasion de l'élection présidentielle : c'est peut-être une des dernières chances de maintenir l'unité de l'Ukraine, qui est au bord de l'abîme. Le président formellement élu ne représentera pas l'est de l'Ukraine ; il n'aura donc pas de légitimité aux yeux d'une partie importante de la population. En outre, il n'est pas garanti qu'il adoptera une attitude raisonnable et qu'il entretiendra des relations apaisées avec la Russie, sans lesquelles je vois mal l'Ukraine subsister autrement que sous la forme d'un État amputé. Il ne faut donc pas se précipiter, ni penser qu'on aura résolu le problème ukrainien une fois que l'on disposera d'un président élu qui pourra se présenter comme légitime. Cela peut même être le contraire.

Quel scénario proposer ? En politique, il n'est jamais trop tard. D'expérience, il conviendrait de revenir aux moments où nous étions encore dans le domaine du rationnel et du raisonnable et où les Européens et les Russes étaient encore ensemble. Poutine est en droit de considérer qu'il a été lâché, marginalisé, voire méprisé par deux fois. La première, lorsque la bureaucratie de l'Union européenne a rejeté la proposition russe de gérer la crise ukrainienne à trois, alors que le bon sens le commandait, afin d'impliquer la Russie tant économiquement que politiquement. La deuxième lorsque l'accord conclu le 21 février par la troïka et le président Ianoukovitch – c'est Poutine lui-même qui a imposé à ce dernier de le signer – est devenu lettre morte. Or, cet accord prévoyait tout ce dont on rêve actuellement : une sorte de table ronde, un débat sur la réforme constitutionnelle et un report de l'élection présidentielle à la fin de l'année, ce que le ministre français des affaires étrangères avait salué à l'époque. Cela laissait suffisamment de temps pour que les passions s'apaisent, pour qu'une nouvelle architecture institutionnelle s'établisse et, le cas échéant, pour que la fédéralisation ne soit plus considérée par la société ukrainienne comme une concession, voire une capitulation face aux demandes russes. Créer une fédération ne serait en effet qu'une manière de tenir compte de la réalité, l'Ukraine étant beaucoup plus diverse que la Belgique, la Suisse ou l'Allemagne. Cependant, entre-temps, des « frontières de sang » ont été dressées à Odessa, à Marioupol et dans d'autres villes, sans que l'on sache avec certitude si ce sont des militaires ukrainiens ou des mercenaires étrangers qui ont tiré sur la foule.

Le rôle de l'Europe est capital. Tout le monde se trouve actuellement dans une impasse, y compris Poutine : il ne sait pas exactement ce qu'il fera des régions orientales de l'Ukraine, qui ont réclamé, au lendemain des référendums, leur rattachement à la Russie. Cela représenterait un défi économique énorme pour la Russie, ainsi que des complications inutiles pour ses relations avec l'Occident. Il est encore possible de trouver un compromis.

À cet égard, la France pourrait jouer un rôle. Mais, jusqu'à présent, elle a préféré laisser sa place et déléguer son action sur la scène européenne aux nouveaux membres de l'Union, en particulier à la Pologne et aux pays baltes, qui ont pourtant une approche spécifique de la relation avec la Russie post-soviétique. Pour définir sa stratégie, l'Europe gagnerait à se souvenir de la politique menée par le général de Gaulle et poursuivie par le président Mitterrand. De même, lors de la guerre russo-géorgienne, le président Sarkozy – dont j'étais loin de soutenir toutes les actions sur la scène internationale – a joué un rôle positif en tant que représentant de l'Union européenne, à un moment où les deux parties étaient arrivées à une impasse : il a trouvé un compromis ambigu, qui présentait l'avantage de pouvoir être interprété par chacun à sa façon, et a ainsi arrêté l'engrenage de la crise.

Je ne crois guère à une neutralisation de l'Ukraine. En 1990, James Baker avait promis à Gorbatchev que l'OTAN ne s'étendrait pas d'un pouce vers l'Est – j'étais présent lors de l'entretien –, si la Russie donnait son accord à l'entrée de la partie orientale de l'Allemagne dans l'OTAN. Juridiquement, il n'est pas possible de priver une fois pour toutes un pays indépendant et souverain du droit de choisir ses alliances. Cela vaut également pour l'Ukraine. En revanche, il est possible d'agir politiquement. Ainsi, au sommet de Bucarest en 2008, la France et l'Allemagne ont pris la responsabilité de s'opposer à l'entrée de la Géorgie et de l'Ukraine dans l'OTAN. C'était un acte de sagesse.

Malgré tout ce que l'on peut dire du passé impérial de la Russie et de la vague nationaliste et chauvine sur laquelle surfe Poutine actuellement, n'oublions pas que ce même pays a accepté, sous l'impulsion de Gorbatchev, la dissolution pacifique et civilisée de l'Empire soviétique, en accordant l'indépendance aux pays baltes, à l'Ukraine et aux pays du Caucase. C'est d'ailleurs le référendum ukrainien de décembre 1991, pourtant contraire à la constitution de l'URSS, qui a conduit à cet éclatement. Or, Gorbatchev n'a pas envoyé les chars à Kiev pour maintenir l'intégrité territoriale du pays.

La contradiction entre le doit des peuples à l'autodétermination et le principe d'intégrité territoriale est insoluble. Chacun peut conclure dans un sens ou dans l'autre en fonction des circonstances, et même la Cour internationale de justice ne peut pas gérer ce genre de situation. En l'espèce, la seule solution est de créer un climat de confiance. Il convient de dissiper la méfiance réciproque : l'Occident soupçonne Poutine de vouloir reconstruire l'Empire soviétique, ce qui est faux, car c'est un pragmatique et un réaliste ; Poutine, de son côté, soupçonne l'Occident de chercher à entourer la Russie de bases militaires, ce qui est en partie vrai, avec le possible retour des euromissiles sur notre continent.

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Thorniké Gordadzé

Je n'ai pas dit qu'il n'y avait aucun problème ethnique en Ukraine ; j'ai dit que les clivages étaient très complexes et qu'ils n'étaient pas uniquement ni principalement ethniques. Il existe d'autres clivages, portant notamment sur l'interprétation du passé et sur l'histoire : l'Ukraine de l'Est a été beaucoup plus lourdement soviétisée ; l'Ouest n'est devenu soviétique qu'après la deuxième guerre mondiale, et la résistance y a duré jusque dans les années 1950.

Je vais faire à mon tour une comparaison avec la Yougoslavie : ce que souhaitent les dirigeants russes, c'est transformer l'Ukraine en une sorte de Bosnie-Herzégovine. Le fédéralisme tel qu'ils le proposent mettrait l'Ukraine dans une situation de blocage institutionnel, d'où son refus par Kiev. En particulier, les régions auraient un droit de regard sur les décisions de politique étrangère. Elles auraient donc la possibilité d'empêcher la conclusion de l'accord d'association avec l'Union européenne ou toute velléité de rapprochement avec l'OTAN. À ce propos, contrairement à ce que l'on peut entendre, l'entrée de l'Ukraine dans l'OTAN est tout sauf imminente : elle a été évoquée dans les années qui ont suivi la Révolution orange de 2005 mais, depuis 2010, le partenariat OTAN-Ukraine ne fonctionne plus.

S'agissant du fédéralisme, la comparaison avec la Belgique et la Suisse n'est pas pertinente. Ces deux pays ont des voisins tels que la France, l'Allemagne ou l'Italie, et leur sécurité est garantie, alors que l'Ukraine a la Russie pour voisin principal. Les Ukrainiens savent parfaitement que le fédéralisme serait une première étape vers le démantèlement de leur pays. L'objectif des Russes est de déstabiliser l'Ukraine, afin que les Occidentaux refusent eux-mêmes d'accueillir un « État failli » au sein de l'Union européenne ou de l'OTAN. Ce type de fédéralisme est donc dangereux.

Certes, il est nécessaire de dialoguer avec la Russie au sujet de l'Ukraine, mais n'oublions pas que les dirigeants russes dénient toute légitimité à la nation et à l'État ukrainiens. Pour eux, ce pays ne doit pas exister. Poutine et Medvedev ont ainsi affirmé à plusieurs reprises que l'Ukraine n'était pas un État. Comment les Ukrainiens pourraient-ils accueillir de tels propos avec sérénité ? Dans son discours du 18 mars dernier, le président Poutine a déclaré que la dissolution de l'Union soviétique était non seulement une tragédie géopolitique – il l'avait déjà dit en 2005 –, mais aussi le résultat d'un acte illégal. Il s'agit là d'une doctrine officiellement révisionniste. Dans ces conditions, il est difficile pour les Ukrainiens de considérer la Russie comme un partenaire normal.

Les Européens n'ont nullement tenté d'européaniser l'Ukraine dans le cadre du Partenariat oriental. Ce sont les Ukrainiens eux-mêmes qui ont souhaité s'européaniser et se rapprocher de l'Union. Lorsque j'ai négocié l'accord d'association pour le compte du gouvernement géorgien, j'ai constaté que les Géorgiens voulaient dix fois plus d'Europe que l'Union ne leur en proposait. Il en va de même pour les Ukrainiens ou les Moldaves. L'Europe a toujours eu une attitude mesurée, voire pessimiste. Elle a essayé de s'engager le moins possible. Il est donc faux que deux impérialismes s'affrontent : les Européens n'ont pas de visées expansionnistes. Évitons de prendre pour argent comptant ce que les dirigeants russes disent de nos propres responsabilités. Enfin, les accords d'association ne supposent pas l'adhésion : ils prévoient un rapprochement et la suppression des visas à terme. Et il n'est pas question d'une présence militaire européenne sur le territoire de ces pays.

Les événements à l'est de l'Ukraine ont totalement occulté l'annexion de la Crimée, qui semble désormais avalisée, alors même qu'il s'agit de la plus grave violation du droit international depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Là est le génie tactique de Vladimir Poutine. Quant aux référendums, ils n'ont pas mobilisé la majorité de la population, contrairement à ce que laissent penser nos médias. Selon tous les sondages, y compris les plus neutres, 25 à 30 % des habitants des régions de Donetsk et de Louhansk sont favorables au rattachement à la Russie. Quoi qu'il en soit, ces consultations ne peuvent pas être considérées comme légitimes, certains participants ayant voté jusqu'à quinze fois ! Elles n'ont pas la même valeur juridique que l'élection du 25 mai.

Celle-ci ne résoudra évidemment pas tous les problèmes. Entre 2005 et 2010, le gouvernement ukrainien était « pro-occidental », mais il n'a rien réglé. Je n'ai donc pas une confiance aveugle dans la prochaine équipe. Mais il faut laisser les Ukrainiens choisir leurs dirigeants et laisser ceux-ci prendre leurs responsabilités, sans critiquer immédiatement leurs décisions au motif qu'ils ne représenteraient qu'une partie du pays. En 2010, Viktor Ianoukovitch a été élu président avec des scores avoisinant les 80 % dans le Donbass et en Crimée, mais inférieurs à 10 % dans certaines régions de l'Ouest. Pour autant, ces dernières ne se sont pas révoltées : elles ont accepté la règle du jeu démocratique. Aujourd'hui, les régions de l'Est clament qu'elles n'accepteront pas le nouveau gouvernement ukrainien au prétexte qu'il sera forcément issu de l'Ukraine de l'Ouest. Le rôle de l'Europe est aussi de leur expliquer que les majorités changent, et que ce n'est pas une raison pour déclencher une insurrection, de surcroît avec le soutien d'un pays étranger.

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Je vous remercie, messieurs. Nous sommes au moins d'accord sur l'importance de l'élection du 25 mai. Espérons qu'une autorité légitime s'en dégagera.

La séance est levée à onze heures seize.