Commission des affaires étrangères

Réunion du 10 décembre 2014 à 9h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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Table ronde sur la situation en Irak avec M. Pierre-Jean Luizard, directeur de recherches au CNRS, et M. Hosham Dawod, chercheur au CNRS, ancien responsable de l'antenne de l'Institut français du Proche-Orient en Irak (2011-2014).

L'audition débute à neuf heures quarante.

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Nous accueillons avec plaisir M. Pierre-Jean Luizard, directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et auteur de plusieurs ouvrages sur l'Irak et le chiisme, et M. Hosham Dawod, chercheur au CNRS, responsable de l'antenne de l'Institut français du Proche-Orient en Irak jusqu'en septembre dernier et directeur du programme « Crises des sociétés, crises d'Etats » à la Fondation Maison des sciences de l'homme.

DAECH a lancé une offensive fulgurante en juin 2014 qui lui a permis de s'emparer de la ville de Mossoul, de plusieurs provinces du centre et de l'ouest de l'Irak, ce qui a pris au dépourvu de nombreux acteurs y compris l'Iran. Comment analysez-vous la montée en puissance de ce mouvement, originellement très groupusculaire ? Quelle part de responsabilité attribuez-vous à la déstabilisation de l'Irak induite par l'intervention armée américaine et par la politique autoritaire et sectaire conduite et par l'ancien Premier ministre, M. Nouri al-Maliki, dans le succès de DAECH ? Alors que les Américains avaient réussi à rallier des tribus sunnites au nouveau pouvoir irakien, celles-ci se sont senties brimées par le gouvernement et soutiendraient aujourd'hui DAECH. Combien de tribus sunnites la Jordanie et d'autres pays ont réussi à convaincre de quitter leur alliance avec DAECH ?

L'avancée de DAECH semble contenue – voire contrée localement – grâce à l'appui des frappes aériennes de la coalition internationale, dont la France est membre, même si faire reculer significativement DAECH et l'éliminer requerront beaucoup de temps – ne serait-ce qu'en raison du lien entre la situation en Irak et celle en Syrie.

Le nombre de conseillers américains en Irak s'élève maintenant à 3 000, et d'autres membres de la coalition se sont dits prêts à déployer 1 500 hommes supplémentaires pour aider les forces irakiennes à regagner du terrain. À quelles conditions peut-on battre DAECH ? Les opérations militaires sont indispensables, mais d'autres outils – diplomatiques, humanitaires et d'aide au développement – doivent être utilisés.

M. Haïder al-Abadi a remplacé M. al-Maliki, a formé un gouvernement relativement large, a envoyé des signes d'ouverture à l'égard des sunnites irakiens et des Kurdes, et vient de signer un accord avec ces derniers sur les ressources pétrolières et le budget fédéral. Néanmoins, la perspective de la réconciliation nationale s'avère lointaine : vous paraît-elle tout de même possible ? Comment jugez-vous l'action du Premier ministre ? Comment voyez-vous l'avenir de l'Irak en tant qu'État ? Quelle serait la viabilité d'un Kurdistan indépendant ?

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Pierre-Jean Luizard, directeur de recherches au CNRS

Les événements de Mossoul me semblent fondateurs, car la déroute de l'armée irakienne fut celle de l'État. Le 10 juin 2014, jour de la chute de la ville, restera peut-être dans l'histoire comme la date de l'effondrement du premier État arabe du Moyen-Orient créé à l'époque mandataire.

Depuis mai 2014, le chef de la police de Mossoul, M. Mahdi al-Gharawi, alertait le gouvernement irakien sur l'installation de cellules dormantes de l'État islamique dans tous les quartiers de Mossoul et sur l'imminence d'une attaque. M al-Maliki n'a pas écouté M. al-Gharawi et a préféré s'appuyer sur deux militaires qui faisaient partie de ses affidés locaux, M. Ali Ghaidan, commandant des forces armées à Mossoul, et M. Abboud Qanbar, représentant du ministère de la défense ; or ces deux gradés comptaient parmi les militaires les plus corrompus – on a appris récemment que 50 000 soldats irakiens manquaient à l'appel et reversaient la moitié de leur solde à leurs supérieurs. L'armée irakienne s'est effondrée car elle n'était pas prête à résister à une telle offensive, les djihadistes ayant d'ailleurs reconnu qu'ils ne s'attendaient pas à un tel écroulement de l'armée. Celui-ci fut rendu possible par l'existence d'un jeu à trois : lorsque M. al-Gharawi a prévenu les Kurdes de la prochaine attaque de l'État islamique à Mossoul, ceux-ci ont proposé leur aide à M. al-Maliki qui l'a refusée. Chiite, M. al-Maliki s'est toujours méfié de la direction politique des Kurdes irakiens. Ces derniers se sont donc rapprochés de l'État islamique pour procéder à un partage des territoires pris à l'armée irakienne. Les Kurdes visaient les zones dites disputées comme la ville de Kirkouk et des régions situées dans la province multiethnique et multiconfessionnelle de Diyala, alors que l'État islamique voulait Mossoul, la plaine de Mossoul et une grande partie de la province d'al-Anbar. Cette connivence a permis l'avancée fulgurante de l'État islamique, mais il s'agit d'un jeu d'alliances et de contre alliances, et les Kurdes n'ont finalement pas permis à l'État islamique d'avancer vers Bagdad et se sont alliés aux milices chiites pour arrêter l'offensive djihadiste. L'État islamique a donc dû privilégier l'homogénéisation d'un territoire plutôt que la poursuite de l'expansion vers des zones kurdes et chiites imprenables.

Les États-Unis ont tenté de reconstruire l'État irakien sur un fondement ethnique et confessionnel, en s'appuyant sur les exclus du système fondé par les Britanniques en 1920 qu'étaient les chiites et les Kurdes. Cette entreprise a échoué, et le gouvernement de Bagdad ne parle plus qu'au nom des seuls chiites puisque les Kurdes disposent presque de leur État. Les Arabes sunnites ont perçu l'État islamique comme un libérateur et, malgré quelques retournements locaux, cette allégeance perdure et alimente l'adhésion au projet transnational de cette organisation ; en effet, les Arabes sunnites ont commandé l'État irakien pendant 80 ans et n'accepteront jamais de devenir une simple minorité, ce qui est pourtant le sort inéluctable que leur réserve le fonctionnement actuel de l'État.

Nos diplomaties devraient prendre en compte ce jeu à trois, car secourir l'État irakien revient à aider une institution qui a disparu et qui ne représente plus l'ensemble de la population irakienne.

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Hosham Dawod, chercheur au CNRS

Je viens de rentrer d'une mission de trois ans et demi en Irak, où j'ai pu observer de près une société et un Etat secoués par de multiples crises. Il arrive qu'un chercheur de terrain soit aussi questionné par des organismes nationaux et internationaux, comme l'Organisation des Nations unies, ou encore par la représentation nationale, comme aujourd'hui. Anthropologue, j'ai étudié depuis une vingtaine d'années les tribus et les identités infra-étatiques en Irak et ailleurs au Proche-Orient, sujets qui se trouvent au coeur de l'enjeu sécuritaire actuel.

DAECH est une organisation communautaire sunnite en opposition totale avec les chiites, qualifiés de déviants et donc à éradiquer ; mais elle est aussi hostile aux autres croyances et religions. Depuis quelques mois, cette organisation a un « calife » omniprésent à sa tête, mais elle fonctionne de manière décentralisée. Une différence importante avec al-Qaïda historique est que DAECH, au moins en Irak, est largement piloté par des anciens militaires issus de la garde républicaine de Saddam Hussein.

Sa perspective s'avère inversée par rapport à celle d'al-Qaïda puisqu'elle part du global pour s'ancrer dans le local. Les djihadistes étrangers – environ 15 000 personnes issues de nombreux pays – viennent non pas à première vue pour préparer des attaques terroristes à Washington ou ailleurs en Occident, mais tout d'abord pour constituer un État jouissant d'institutions, contrôlant une population, disposant de frontières, d'instruments de défense, de ressources économiques et symboliques, en construisant un imaginaire qui peut s'étendre au-delà de l'Irak et de la Syrie.

DAECH porte un projet complexe qui se nourrit souvent du dysfonctionnement de l'État irakien et de l'exacerbation de la confrontation confessionnelle régionale qui s'est développée depuis près de dix ans. Les chiites et les sunnites s'opposent – sous les traits de l'Iran et de l'Arabie saoudite notamment –, de même que les sunnites s'affrontent entre eux, la Turquie, le Qatar et l'Arabie saoudite n'ayant pas noué les mêmes alliances.

Comment peut-on analyser l'adhésion d'une partie importante de la population arabe sunnite à l'idéologie de DAECH ? L'humiliation et la marginalisation constituent certainement de puissants vecteurs. La confessionnalisation et la segmentation identitaire de la société irakienne confortent le pouvoir des partis religieux chiites, rejetant les sunnites dans la périphérie de l'espace public et laissant les Kurdes créer un quasi-État. Cependant, je ne pense pas, contrairement à M. Luizard, que l'État irakien soit sur le point de disparaître ; il a été créé au lendemain de la Première guerre mondiale, et les trois quarts des pays du monde se sont constitués depuis lors. Les États peuvent certes mourir, se disloquer, mais il serait prématuré de parier sur la fin de l'Irak. A mes yeux, il faut plutôt parler à ce stade d'une crise profonde d'une forme et d'un type d'Etat.

Il n'y a pas de perception irakienne unique de la politique française. La perception des chiites au pouvoir se distingue de celle des sunnites, qui étaient les alliés d'hier, et de celle des Kurdes. Les premiers considèrent que cette politique est sujette à plusieurs prismes : ils constatent l'absence de rapprochement historique entre le chiisme et la France ; ils considèrent que les positions françaises dépendent en premier lieu des intérêts de la France dans les pays du Golfe ; ils pensent qu'elle parie sur une redéfinition des frontières en postulant que le monde est devenu « apolaire » depuis une dizaine d'années, selon le mot de M. Jean-David Levitte. Vu de Bagdad, la France parie sur l'évolution des frontières et sur la décomposition de l'Irak de fait, et soutient les Kurdes. Ce qui est vu comme un parti pris ralentit le rapprochement franco-irakien, même si le Premier ministre a été reçu à Paris la semaine dernière – ce dont je me réjouis.

Il faut préciser que le courant entre Paris et Bagdad ne passait pas sous Maliki ; une fois celui-ci évincé, la France a accueilli le 15 septembre dernier une conférence internationale sur l'Irak et elle participe à la coalition internationale contre DAECH. Mais cela n'a pas empêché le gouvernement irakien de réagir violemment à une déclaration du Président de la République affirmant, début novembre, que l'armée irakienne n'enregistrait pas de succès sur le terrain, contrairement aux peshmergas kurdes. Il est vrai que cette phrase a été rapidement corrigée par le porte-parole du ministère des affaires étrangères et du développement international. À Bagdad, on ne sait pas toujours ce que veut réellement la France !

Enfin, cent jours après la formation du gouvernement de M. al-Abadi, la communauté internationale trouve que les premiers pas sont globalement satisfaisants mais insuffisants, car une réelle réconciliation nationale reste à conduire. Quelle forme prendra l'État irakien dans l'avenir ? Sera-t-il composé de fédérations épousant les séparations ethno-confessionnelles ou privilégiera-t-on une décentralisation approfondie ? Y aura-t-il un accord solide à long terme entre Erbil et Bagdad ? Celle-ci offrira-t-elle une décentralisation poussée aux provinces sunnites et chiites ?

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La France veut contribuer à contenir DAECH pour lutter contre le terrorisme ; elle mobilise des moyens au service de cette politique et le gouvernement irakien peut au moins être assuré de son engagement en ce sens.

Le débat sur la place du Kurdistan et sur l'avenir des frontières existe depuis des années en France. Des ministres appartenant à des gouvernements issus de majorités différentes ont plaidé pour l'indépendance du Kurdistan, même si aucun membre du Gouvernement actuel ne s'est prononcé en ce sens.

Le gouvernement de M. al-Abadi peut-il faire appel aux anciens officiers baasistes ?

Quelle est l'attitude des autres pays de la région ? Il a beaucoup été dit que l'Arabie saoudite et la Turquie avaient financé les groupes extrémistes. Partagez-vous cette affirmation ?

Comment analysez-vous la position de l'Iran qui serait présent en Irak via la force al-Qods ?

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Quel rôle peut jouer l'Iran ? Doit-on lui accorder plus de place dans le concert international malgré l'échec temporaire des négociations sur le nucléaire ?

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Les occidentaux ont commis beaucoup d'erreurs dans cette région. Quelles sont celles à ne pas faire à l'avenir ?

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Les milices chiites jouent un rôle délétère, et les rapports d'Amnesty International rappellent que des rançons sont payées en échange d'otages quand même exécutés ; pourtant, le gouvernement irakien n'appelle à aucune modération, lui qui a poussé les sunnites à épouser la cause de DAECH. Pourriez-vous nous préciser la situation actuelle dans ce domaine ?

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Si l'avancée de DAECH semble contenue, il serait illusoire de croire à une victoire contre cette organisation. Monsieur Dawod, quelles sont les visées de l'Arabie saoudite, de la Turquie et de l'Iran sur la dépouille de l'Irak ?

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L'Irak et la Syrie sont en train d'imploser, ce qui entraîne des conséquences pour le Liban et la Jordanie, pays créés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Avant d'évoquer la victoire sur DAECH, on doit se demander s'il est possible de sauver l'État irakien. M. al-Abadi reconnaît l'indépendance du Kurdistan, et la question essentielle réside dans la réconciliation entre les sunnites et les chiites et dans le partage du pouvoir et du pétrole. Les Irakiens perçoivent la France comme l'alliée de M. Saddam Hussein, des pays du Golfe et de l'indépendance du Kurdistan. Quel devrait être la politique française et européenne intégrant à long terme l'implosion de l'ordre géopolitique régional et, notamment, l'impossibilité des sunnites, des chiites et des Kurdes irakiens de s'entendre ?

Les chiites au pouvoir en Irak ont-ils raison de craindre l'effondrement de l'Arabie saoudite découlant du soutien du peuple saoudien à l'État islamique qui prêche la même version du wahhabisme et du salafisme ?

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Le Gouvernement français a décidé de participer aux frappes aériennes après le changement de Premier ministre en Irak. La France s'est préoccupée de l'évolution de la situation politique et a agi pour que M. al-Maliki soit remplacé par M. al-Abadi. En revanche, personne ne présente de stratégie de sortie de crise dans cette région. Notre Commission pourrait se pencher sur cette question.

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Les capacités de la France ne lui permettront pas de continuer à être présente en Irak et en en Syrie, au Sahel et en Centrafrique en même temps.

La haine entre les chiites et les sunnites semble aujourd'hui la source principale – davantage que l'opposition entre Israël et les États arabes – de la déstabilisation de la région. Même si elle est ancienne, cette confrontation explose actuellement : à quoi cela est-il dû ?

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DAECH est léniniste puisqu'elle souhaite installer l'islamisme dans un seul pays alors qu'al-Qaïda est trotskyste car elle cherche à exporter la guerre partout.

On ignore peut-être ce que souhaite la France, mais ce sont les Américains qui ont participé à la dislocation de l'Irak et de nombreux articles de la presse anglo-saxonne portent sur l'indépendance du Kurdistan.

Dès que l'on agit dans cette région, on nourrit des oppositions : l'Iran ne peut pas accepter l'instabilité qui découlerait de la dislocation de l'Irak, l'Arabie saoudite est peut-être un géant aux pieds d'argile mais l'avenir de l'Irak la concerne directement, et la Turquie joue un rôle ambigu. DAECH veut créer un califat qui coalise beaucoup de forces contre lui. Cette organisation étant très hétérogène – elle est composée de baasistes et de tribus qui peuvent changer leurs alliances –, DAECH a-t-elle une chance réelle de réussir ? Certes, ce mouvement a surpris tout le monde – bien que ses financeurs aient été nombreux –, mais peut-il perdurer ?

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Sommes-nous confrontés à une guerre de religion ou de partage des rentes pétrolière et gazière ? Quelle stratégie déploient DAECH et les pays du Golfe dans la confrontation qui les oppose ?

Afin de stabiliser la région, ne conviendrait-il pas de maintenir les frontières existantes ?

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Pierre-Jean Luizard, directeur de recherches au CNRS

Les trois grandes communautés irakiennes ne parviendront pas à se réunir dans un État unitaire, quelle que soit la forme que celui-ci prendra. Les Kurdes ont déjà leur État auquel manque seulement une reconnaissance régionale et internationale, et si les Arabes sunnites ont fait allégeance à l'État irakien depuis 1920, c'était à la condition d'en avoir le monopole. Aujourd'hui, face à l'échec de leur intégration dans le système politique irakien, une partie croissante d'entre eux se tourne vers leurs frères en arabité et en islam de l'autre côté de la frontière avec la Syrie – l'État islamique a d'ailleurs symboliquement effacé la frontière dite Sykes-Picot. Le projet de construire un État fédéral sur un fondement communautaire arrive trop tard : l'éclatement s'avère trop important et les élites politiques, tribales et claniques n'ont pas intérêt à s'entendre, car leur pouvoir repose sur un réseau de clientélisme communautaire. La détestation de la classe politique chiite, sunnite ou kurde constitue le seul élément réunissant tous les Irakiens, mais l'acrimonie et la peur interdisent tout rapprochement entre les communautés.

L'Etat islamique n'a pas de mal à discréditer les politiciens sunnites qui demeurent dans les institutions à Bagdad. M. Oussama al-Noujaifi, ancien président du Parlement irakien, a subi une attaque médiatique de la part de l'État islamique qui a occupé son « palais » à Mossoul – ce qui rappelait certains événements des printemps arabes – et a montré les lingots d'or et les dollars que M. al-Noujaifi aurait « volés au peuple » ; le lendemain, l'État islamique a mis en scène la restitution des biens à la population sur une place de Mossoul.

La corruption règne en maîtresse dans le gouvernement irakien, ce qui empêchera probablement l'armée irakienne de reprendre le dessus sur des combattants motivés. La division communautaire de l'Irak est ancienne, car la création de l'État irakien en 1920 fut imposée aux chiites et aux Kurdes qui représentent les communautés les plus importantes du pays. Depuis les années 1950, on assiste dans le monde arabe à un processus d'émancipation des communautés chiites qui étaient dominées socialement et politiquement, mais cette évolution n'a pas abouti à un mouvement citoyen à cause des États, notamment syrien et irakien. La voie confessionnelle communautaire a alimenté la haine entre les chiites et les sunnites bien plus que la tradition ou la bataille de Kerbala au VIIe siècle.

Est-il possible de défendre des institutions mortes ? Nous n'assumons pas notre engagement militaire puisque nous n'envoyons pas de troupes au sol et déléguons cette tâche aux premiers responsables de l'éclatement de l'État irakien que sont les Kurdes et les chiites du gouvernement de Bagdad. Se contenter de frappes aériennes sans déploiement au sol ni solution politique ne constitue pas la bonne méthode pour lutter contre l'État islamique. Qu'a-t-on à proposer aux Arabes sunnites d'Irak pour les dissuader de soutenir l'État islamique ? Rien ! Dans la guerre en cours, il conviendrait de se rapprocher de l'Iran car ce pays a béni le système politique irakien sous patronage américain qui a fait faillite et il se retrouve aujourd'hui spectateur d'un désastre qui risque de le menacer, même si les États de la région les plus directement menacés sont ceux de création mandataire. La force de l'État islamique repose sur son anticipation de la mort de l'État irakien et sur son indépendance à l'égard de tous les États – contrairement à d'autres mouvements salafistes comme al-Qaïda ou Jabhat al-Nosra. Il faut avoir la lucidité de reconnaître que les États irakien et syrien ne reviendront jamais sous la forme que nous avons connue et nous devons réfléchir à ce processus qui s'avère irréversible.

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Hosham Dawod, chercheur au CNRS

Au-delà de l'âpreté des conflits et des dangers posés par le terrorisme, il faut se poser la question de l'après-DAECH. Si l'engagement militaire perdure et si des réformes profondes sont mises en oeuvre à temps par un gouvernement inclusif à Bagdad, on peut faire preuve d'un optimisme relatif quant à la possibilité de refouler DAECH, après l'avoir aujourd'hui presque contenu. Malgré le réengagement de l'administration Obama, les Irakiens sont surpris de la patience des Américains, qui est presque une lenteur, mais ces derniers savent que la réponse durable à l'émergence de DAECH est politique. Quel type de régime se mettra en place en Irak, une fois DAECH vaincue ? Personne n'a encore apporté de réponse à cette question.

Les partisans de la disjonction du pouvoir central s'entendent aujourd'hui autant à Ninive ou al-Anbar, qui sont sunnites, qu'à Bassorah, chiite. Entre 60 et 70 % du pétrole irakien est produit à Bassorah, et pourtant ses habitants reçoivent du gouvernement central deux fois moins que ceux d'al-Anbar. Depuis une semaine, la province de Bassorah demande à être reconnue comme une région disposant de prérogatives comparables à celles du Kurdistan. Il ne serait pas surprenant qu'un jour le sécessionnisme soit plus développé chez les chiites que chez les sunnites ou les Kurdes. Ils se considèrent comme les producteurs de la richesse nationale et en même temps comme ceux qui en bénéficient le moins. Parallèlement, un autre discours politique se développe, les chiites cherchant à gagner les territoires où ils sont majoritaires.

Le conflit et le contrôle du sol s'accompagnent parfois du déplacement forcé de la population. Après la contre-attaque des peshmergas dans la plaine de Mossoul, une trentaine de villages repris à DAECH, dont la population était mixte, se trouvent aujourd'hui vidés de leur population arabe. Avec les longues années de conflit en Irak, des mutations profondes ont lieu sur le terrain, ce qui réduit le champ de la mixité que la société irakienne connaissait il y a encore une vingtaine d'années.

L'affaiblissement de l'Irak a ouvert un boulevard aux pays de la région. L'Iran, depuis 2003 se sent incontestablement fort sur le terrain et noyaute non seulement le gouvernement central, mais aussi une bonne partie de la région kurde. Seulement Téhéran n'est plus en mesure de répondre à l'ensemble des défis irakiens. Les Iraniens se trouvent donc contraints de composer avec les autres acteurs, y compris les États-Unis, qui acceptent également de devoir prendre en compte leur rôle. Nous avons assisté récemment à des déclarations étonnantes : M. John Kerry, secrétaire d'État américain, a estimé que les bombardements iraniens contre certaines bases de DAECH en Irak étaient bienvenus.

Quoi qu'on en dise, les Etats-Unis ne semblent pas vouloir faire éclater l'Irak. Après la guerre contre DAECH, ils souhaitent que l'État irakien soit reconduit, reconnu et même renforcé. Vous connaissez leur politique : repousser DAECH de l'Irak, rétablir la frontière avec la Syrie, encourager le gouvernement de M. al-Abadi à entreprendre des réformes courageuses, former une armée irakienne professionnelle tout en recrutant des hommes issus des régions sunnites au sein d'une force appelée provisoirement « Garde nationale ». Les Américains se sont engagés à former trente-deux brigades militaires, dont seulement trois seront kurdes. Si M. al-Maliki était le produit du plan de 2006 de M. David Petraeus, qui prévoyait un renforcement du pouvoir du gouvernement central, les Etats-Unis veulent aujourd'hui bâtir avec les Irakiens un système beaucoup plus décentralisé.

Les chiites pourraient accepter cette évolution, mais les Kurdes s'y opposeraient probablement. Ils sont favorables à un Etat irakien basé sur une répartition ethnique et confessionnelle, une sorte de confédération. Un système décentralisé ne supprimerait pas la quasi-indépendance kurde, mais il encouragerait la distinction inter-kurde dans les régions autonomes. Si la ville d'Erbil, contrôlée par M. Barzani, et celle de Souleymanieh, contrôlée par M. Talabani, n'arrivaient pas à s'entendre, cette dernière pourrait se rapprocher de Bagdad. Ceux qui connaissent le Kurdistan irakien savent que les Kurdes sont également divisés. Là encore, pour avoir un regard dynamique, il ne faut pas essentialiser les communautés qui restent très hétérogènes, y compris quant à l'attitude à tenir face à DAECH.

Les divisions et les divergences se trouvent aussi parmi les chiites. Par exemple, l'évincement de M. al-Maliki fut le fruit des désaccords profonds entre Nadjaf et Qom. Le grand « marja' » – grande référence religieuse chiite – de Nadjaf, l'ayatollah Ali al-Sistani, a oeuvré fortement pour le remplacement de M. al-Maliki, tandis que les Iraniens se sont accrochés à lui jusqu'au dernier moment : il s'agissait presque d'un schisme dans le chiisme. En somme, M. al-Maliki faisait face à la fois à une très forte pression américaine, à une division de sa base chiite, à un rejet de la majorité des kurdes, autour de M. Barzani, et de la moitié des sunnites. Mais le facteur décisif fut la position de l'ayatollah al-Sistani. Les Iraniens ont accepté bon gré mal gré le départ forcé de M. al-Maliki et la nomination à la hâte de M. Haider al-Abadi. La raison de ce revirement iranien s'explique par la volonté de maintenir une unité minimale de la maison chiite à Bagdad, et surtout de réserver le poste de Premier ministre à celle-ci.

Washington a immédiatement salué la nomination du nouveau Premier ministre, suivi des Kurdes et même de la classe politique sunnite. Le paradoxe est que M. al-Abadi se trouve fragilisé dans son propre camp politique, « l'Etat de droit », mais soutenu par les autres groupes ethno-religieux et la communauté internationale. Dans ces conditions, M. al-Abadi n'a d'autre choix que de mener des réformes et de se montrer pragmatique. Il a déjà envoyé des signes encourageants mais pas encore suffisants pour amorcer un tournant irréversible. Il a limogé récemment vingt généraux et a justifié cette décision devant le Parlement en affirmant que 50 000 soldats n'existaient que dans les chiffres et non dans le nord de l'Irak où ils étaient censés stationner. La corruption est telle que la tâche de M. al-Abadi s'avère immense.

A l'instar des autres groupes ethniques et confessionnels, les Arabes sunnites sont divisés politiquement et culturellement. Toutes les provinces sunnites se distinguent et se différencient par leurs compositions sociales et leurs pratiques politiques. Quant aux tribus sunnites, elles sont divisées elles aussi. Elles se répartissent plus ou moins en trois groupes : un qui soutient DAECH, un qui se tient aux côtés du gouvernement et des Américains, et un autre qui ne s'engage pas. Alors que de nombreuses tribus s'étaient alliées hier avec l'armée américaine, dans le cadre du plan Petraeus, elles s'allient aujourd'hui avec DAESH. Mais il existe aussi des scissions et des conflits à l'intérieur des tribus, phénomène classique que l'on observe un peu partout en Afrique ou en Asie.

Si l'essentiel des djihadistes venaient hier de l'extérieur de l'Irak – de Jordanie, d'Arabie saoudite ou encore d'Égypte –, ceux qui soutiennent aujourd'hui DAECH sont pour la plupart des irakiens et d'anciens membres de l'armée de Saddam Hussein, quelquefois originaires des mêmes tribus, mêmes villages et mêmes régions. Même parmi les organisations djihadistes les plus internationalistes, le noyau dur du fonctionnement du pouvoir est formé par un groupe compact souvent solidaire par l'origine et la parentèle. Ainsi, les gardes du corps de M. Abou Bakr al-Baghdadi sont ses frères et ses cousins. D'ailleurs, Al-Qaïda historique n'échappait pas non plus à cette analyse : non seulement quinze des dix-neuf terroristes qui ont attaqué les deux tours du World Trade Center le 11 septembre 2001 étaient originaires d'un seul pays, l'Arabie Saoudite, et même d'une seule région, l'Asir, mais en outre dix d'entre eux provenaient de deux tribus seulement. Des actions ou une idéologie hyperglobales peuvent quelquefois reposer sur une organisation hyperlocale !

L'affaiblissement des puissances internationales renforce le poids des forces régionales que sont l'Iran et la Turquie, deux Etats d'ailleurs non arabes. La Turquie se perçoit comme une puissance régionale émergente qui sera peut-être capable de redessiner les frontières. Mais elle rencontre des obstacles liés au traitement des questions kurde et syrienne par le président Recep Tayyip Erdoğan. Au lieu du « zéro problème » cher à Ahmet Davutoglu, la Turquie cumule des problèmes avec presque tous les pays de la région, et montre des tensions à peine dissimulées avec les Américains. Cependant, on observe ces derniers temps, après l'arrivée de M. al-Abadi au pouvoir, qu'Ankara parle avec Bagdad et trouve des compromis avec l'Iran. Par ailleurs, l'accord pétrolier de début décembre entre Bagdad et Erbil est important même s'il ne résout pas tous les problèmes. Bagdad exportera de nouveau le pétrole de Kirkouk et Erbil mettra à la disposition du gouvernement fédéral 250 000 barils par jour produits au Kurdistan, ainsi que le contrôle du champ de Kirkouk. On parle de part et d'autre d'une nouvelle compréhension, au point que Bagdad et Erbil ont décidé de construire un oléoduc liant Bassorah et le sud de l'Irak à la Turquie via le Kurdistan.

On ne peut pas nier les aspirations légitimes des Kurdes à une auto-détermination voire à l'indépendance ; seulement les réalistes et les sages des deux partis savent qu'ils n'en ont probablement pas les moyens. Malgré la faiblesse de l'Etat irakien, sa frontière protège les Kurdes face à l'appétit turc et l'expansionnisme iranien. J'ajoute que l'essentiel du budget du Kurdistan provient non pas de sa région mais du pétrole produit dans le sud du pays. Au fond, ce qui pose problème à l'Irak n'est pas sa diversité, mais l'absence d'un Etat de droit régulateur garantissant aux citoyens et aux groupes les mêmes droits et devoirs.

Quant à la question du rapport entre DAESH et les pays du Golfe, en particulier l'Arabie saoudite, on assiste depuis quelques mois à une réelle prise de conscience que le danger de DAESH débordera tôt ou tard la frontière irakienne et syrienne. DAESH a besoin de produire un récit, qui est sunnite, et de consolider son identité à travers des points fixes de nature sacrée. Si ceux des chiites se trouvent à Nadjaf et à Kerbala, en Irak, ceux des sunnites djihadistes sont à la Mecque et à Médine. C'est ce qui explique l'attention considérable que les Saoudiens portent à la situation en Irak.

La défaillance totale de l'armée irakienne a dévoilé une autre anomalie structurelle de l'Irak post-2003 : le poids massif des milices chiites au sein de l'Etat, des forces armées et de la police. Devant l'ampleur du désastre que fut la chute en quelques jours de Mossoul et de la quasi-totalité de la zone sunnite, M. al-Maliki a pris deux décisions néfastes : s'appuyer jusqu'au bout sur des militaires inaptes et corrompus, mais aussi sur des milices chiites la plupart du temps armées, formées et financées par l'Iran. Cette auto-défense communautariste précipitée a divisé un peu plus la société irakienne déjà profondément segmentée.

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Je vous remercie beaucoup, Messieurs, pour cette audition passionnante qui nous permettra, je l'espère, de réfléchir plus en profondeur sur l'action que la France peut conduire en Irak.

Informations relatives à la commission

Au cours de sa réunion du mercredi 10 décembre 2014 à 9h30, la commission des affaires étrangères a nommé :

– Mme Valérie Fourneyron, rapporteure sur le projet de loi, adopté par le Sénat, autorisant la ratification d'un accord de partenariat et de coopération établissant un partenariat entre les Communautés européennes et leurs Etats membres, d'une part, et le Turkménistan, d'autre part (n° 783).

La séance est levée à onze heures.