Commission des affaires étrangères

Réunion du 3 décembre 2014 à 9h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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Audition de son Exc. M. Alain Remy, ambassadeur de France en Ukraine.

La séance est ouverte à neuf heures cinquante.

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Nous avons le plaisir de recevoir M. Alain Rémy, ambassadeur de France en Ukraine depuis 2011, qui avait également servi à Moscou. Monsieur l'ambassadeur, vous nous aviez reçus, Élisabeth Guigou et moi-même, les 3 et 4 mars derniers, quelques jours après le début de la révolution place Maïdan. Cette audition – qui n'est pas ouverte à la presse – nous permettra de faire le point sur la situation.

Que se passe-t-il en Ukraine orientale ? Les séparatistes du Donbass qui dirigent les républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk sont-ils en partie autonomes, ou toutes les ficelles sont-elles tirées par Moscou ? À terme, la continuité territoriale de ces républiques et de la Crimée vous semble-t-elle possible ? Comment évolue la situation dans la presqu'île dont on ne parle plus guère depuis son annexion à la Russie ? Où en sont les investigations sur l'avion de Malaysia Airlines abattu le 17 juillet dernier ?

Que peut-on dire de la situation politique intérieure ? Le nouveau gouvernement qui vient d'être constitué compte dans ses rangs plusieurs ministres étrangers ; que faut-il en penser ? Les élections présidentielle puis législatives ont établi un relatif équilibre entre les assises politiques du président Porochenko et du Premier ministre Iatseniouk ; peut-on parler d'une diarchie à la tête de l'État ? Quelle est l'incidence de cette situation sur la politique étrangère de l'Ukraine, marquée par la relance des velléités d'adhésion à l'OTAN ?

Enfin, après une révolution et la perte d'une partie du territoire national, comment se porte l'économie ukrainienne confrontée à une guerre coûteuse doublée d'une crise humanitaire ? L'accord partiel sur la dette gazière de l'Ukraine vis-à-vis de Gazprom, signé le 30 octobre dernier, est censé garantir l'approvisionnement du pays pour cet hiver ; mais est-il appliqué ? L'Ukraine respecte-t-elle ses engagements financiers ? La Russie a-t-elle repris ses livraisons ? Quelle est aujourd'hui la place de la France en Ukraine ? Quels y sont les intérêts économiques majeurs pour notre pays et pour nos entreprises ?

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Alain Rémy, ambassadeur de France en Ukraine

Je suis très heureux de m'exprimer devant vous car l'Ukraine reste mal connue, alors que ce pays passionnant et divers représente un enjeu de taille pour la sécurité européenne. Je vous livrerai le point de vue de quelqu'un qui vit la réalité locale depuis trois ans. Le mouvement de Maïdan a commencé le 21 novembre 2013 ; un an plus tard – hier soir –, a été constitué un nouveau gouvernement issu des élections du 26 octobre. C'est à la fois la fin d'un cycle et un nouveau départ pour le pays.

Les Ukrainiens pensent que la Russie ne souhaite pas s'arrêter aux 3 % du territoire qui forment aujourd'hui les pseudo-républiques populaires de Donetsk et de Lougansk contrôlées par les séparatistes. Il ne s'agit pas aujourd'hui d'envoyer des troupes dans le reste de l'Ukraine. Mais les villes limitrophes des zones occupées – Marioupol, Kherson, Mykolaïv, Kharkiv, Dnipropetrovsk ou Zaporojie – peuvent faire l'objet de tentatives. Kharkiv – désormais une ville pro-ukrainienne – voit notamment, depuis trois semaines, une accentuation du nombre d'attentats qui, sans faire beaucoup de victimes, entretiennent une instabilité dont le retour ne doit rien au hasard. Marioupol, située à quelques kilomètres de la « république » de Donetsk, se prépare en permanence à un assaut : depuis les points de contrôle – appelés blockposts – aménagés aux limites de la ville, on peut apercevoir les véhicules blindés.

La suite des événements – pour laquelle on ne saurait fixer aucun calendrier – dépend autant des aspirations russes que de l'état de préparation des Ukrainiens. Or l'armée ukrainienne –affaiblie par le sous-équipement et l'absence d'entraînement – a montré un manque de préparation au combat. Les mobilisés qui reviennent des zones de combat livrent des témoignages effrayants : les gens partent sans équipement, sans uniforme, parfois sans casque. Quand l'un des employés ukrainiens de l'ambassade a été projeté à l'aéroport de Donetsk, nous nous sommes cotisés pour lui en acheter un ; depuis son retour, cet employé – qui a entendu pendant près de deux mois le son des missiles Grad – suit un traitement en l'hôpital psychiatrique. Au sous-équipement et au manque de préparation des soldats s'ajoutent les déficiences du commandement, notamment en matière de communication et de coordination, et un manque de moyens de communication sécurisées.

Le loyalisme de certains officiers et soldats s'est également montré fragile dès l'occupation progressive de la Crimée, comme l'ont montré les défections. La loyauté des ministres de la défense du régime précédent a été mise en doute. Plus largement, les Ukrainiens ne s'attendaient pas à ce que le danger vienne de la Russie, pays auquel les lient de multiples attaches.

Trouvant, fin février, l'armée dans cet état, le gouvernement Iatseniouk a rapidement essayé de redresser la situation pour donner au pays la capacité de se défendre. Aujourd'hui, on voit des comportements individuels héroïques : ainsi, les unités défendant l'aéroport de Donetsk, Debaltsevo ou d'autres endroits clés sont restées sur place jusqu'à deux mois. Mais les efforts du gouvernement ont été affaiblis par certains choix politiques : alors que le pays mène une guerre, on en est aujourd'hui au cinquième ministre de la défense en un an. Il reste donc beaucoup de lacunes à combler. L'Ukraine essaie de recruter, de mobiliser et de former des forces armées à toute vitesse. En même temps, on observe une énorme mobilisation nationale pour défendre le Donbass et un élan de solidarité : dans l'Ouest, dans le centre, à Kiev, des collectes sont organisées avec des ventes de charité ou dépôts de vêtements et de produits de première nécessité.

La région du Donbass a souffert, avant et pendant les années Ianoukovitch – dont elle était pourtant le fief –, d'un manque d'attention. Ses habitants, marqués par la tradition soviétique, mineurs ou anciens mineurs, vivent dans un univers d'industrie lourde, de sidérurgie, d'aciérie. Ils éprouvent un sentiment d'abandon qui contribue au ressentiment vis-à-vis du reste du pays. Aujourd'hui, la césure, ancienne, entre cette population culturellement, historiquement et linguistiquement proche de la Russie et le reste de l'Ukraine est devenue un gouffre. Les habitants du Donbass parlent du reste du pays avec agressivité et hostilité, et si réconciliation il doit y avoir, elle sera longue et difficile.

Les effets de la « guerre de l'information » n'y sont pas étrangers : les signaux des chaînes ukrainiennes ayant été coupés dans les deux « républiques », les médias russes restent le seul moyen d'information de la population locale. Enfin, les conséquences des combats qui durent depuis plusieurs mois accentuent la rupture : immeubles éventrés, maisons, ponts et chemins de fer démolis, routes délabrées, quelques six cents entreprises industrielles détruites, à quoi s'ajoutent plusieurs milliers de morts et de blessés –, qui touchent de plus en plus de familles. La dernière décision en date– l'interruption du paiement des retraites et le rapatriement des administrations publiques vers les parties non occupées du Donbass – a creusé davantage encore ce fossé.

Aujourd'hui, on estime que pas plus de 10 % à 15 % de la population du Donbass suivent réellement les pseudo-présidents élus des deux « républiques ». La grande majorité de la population est résignée, et indifférente au rattachement à la Russie ou au maintien dans l'Ukraine. Mais on y compte encore –de moins en moins – des personnes très attachées à l'Ukraine. L'essentiel de ce dernier groupe a été poussé dehors et se retrouve aujourd'hui très minoritaire. Le Donbass s'est dépeuplé : il y a quelques mois, la région comptait plus de 5 millions d'habitants ; aujourd'hui, on évalue le nombre de déplacés intérieurs –qui ont quitté la zone- à près de 1,5 million, auxquels il faut ajouter 600 000 réfugiés qui ont quitté l'Ukraine, dont beaucoup sont allés en Russie. Au total, près de deux millions de personnes auraient quitté le Donbass dans les derniers mois, la population actuelle s'établissant à quelque 3 millions.

Ces déplacés intérieurs suscitent un sentiment mitigé de la part des autres habitants de l'Ukraine. Beaucoup ont tout perdu, ils dépendent désormais des capacités sociales du pays, notamment en matière de logements, places dans les crèches, les écoles, les hôpitaux. J'ai visité des sanatoriums où des réfugiés de Crimée et du Donbass – qui doivent leur subsistance aux organisations étrangères, canadiennes, américaines, allemandes – vivent depuis plusieurs mois dans des conditions précaires, recréant une organisation de vie collective que l'on pensait disparue : celle des appartements communautaires de l'époque soviétique. Et la population qui s'est mobilisée pour aller se battre sur le front de l'Est –notamment les bataillons de volontaires – est parfois heurtée de constater que, pendant ce temps, les déplacés de cette région sont installés à Kiev, ou dans les autres grandes villes, à l'abri. On entend parfois une certaine rancoeur.

La décision récente d'arrêter le paiement des retraites et des allocations sociales aux habitants des deux républiques fait évidemment courir le risque d'une crise humanitaire majeure ; en même temps, il s'agit d'un pari politique de la part du Président Porochenko et du Premier ministre Iatseniouk Les séparatistes ont depuis des mois pris des mesures qui traduisent leur volonté de couper les liens avec Kiev : les écoles travaillent désormais avec des programmes russes, changement de fuseau horaire aligné sur celui des zones frontalières russes, les moyens d'information sont exclusivement russes – ; ils ont organisé des élections le 2 novembre dernier, élu des présidents et des conseils populaires, nommé des ministres ; à eux désormais de gérer ces territoires riches en ressources – et en cas d'échec, de faire face aux conséquences sociales. D'autre part les Russes disent fournir au Donbass de l'aide humanitaire. Pour l'instant, leurs convois – dont le huitième, est arrivé dans la région hier – transportent un contenu qui n'est pas contrôlé, ni par les Ukrainiens ni par les organisations humanitaires, où les produits de première nécessité côtoient selon les observateurs des équipements sinon militaires, du moins à double usage. Rappelons que les convois humanitaires envoyés par le gouvernement de Kiev ont essayé à plusieurs reprises, sans succès, de passer les lignes de contrôle des deux « républiques ».

Les autorités mettent également en avant une autre explication pour cette décision lourde de conséquences : 40 % à 50 % des retraites et des prestations sociales versées de l'autre côté de la ligne de démarcation seraient « confisquées » lors du passage des blockposts. L'existence de cette ponction – dont on a du mal à évaluer l'importance – ne fait guère de doute et il peut paraître difficile, étant donné l'état de l'économie et la situation budgétaire ukrainienne, de financer ces territoires à fonds perdus tout en sachant qu'en face, on ne recueillera qu'hostilité et désir de vengeance.

Cette mesure a probablement accéléré certaines évolutions : des chefs séparatistes –dépendant du soutien de Moscou – se battent désormais entre eux ; on assiste à des démissions de ministres et à des mouvements sociaux, la population réclamant aux gouvernements des deux « républiques » le paiement des retraites. La Russie semble se montrer également plus disponible concernant la mise en oeuvre des accords de Minsk : on parle à nouveau de réunir le groupe de contact trilatéral.

Depuis que la Russie a imposé son autorité à la Crimée, celle-ci est devenue un peu comme un trou noir. Nous rencontrons toujours les chefs des minorités, notamment tatares, qui ne sont plus autorisés à revenir dans la presqu'île, qui nous informent de la situation : elle est difficile. Quant aux quelques rares Français qui y ont gardé une résidence ou une activité professionnelle, ils se trouvent dans une situation administrative compliquée. Les demandeurs de visas sont également touchés, car l'annexion de la Crimée n'a pas été reconnue par la communauté internationale. Entre les nouvelles règles russes en matière de passeports et les difficultés à venir à Kiev pour demander un visa, ils ont beaucoup de mal pour voyager à l'extérieur. ,

Sur le vol du MH17 : les derniers corps des victimes du vol ont été rapatriés il y a quelques jours. Une partie du fuselage a également été récupérée. Aujourd'hui, les recherches sont arrêtées, les conditions hivernales – la neige et la luminosité réduite à quelques heures par jour – les rendant difficiles. Le rapport provisoire établi par l'équipe d'enquêteurs néerlandais, australiens et malaisiens, sera suivi d'un rapport définitif qui doit être publié à l'été 2015.

Sur le plan de la situation intérieure, les élections du 26 novembre – sans doute les plus libres et démocratiques que l'Ukraine ait jamais vécues – ont représenté un tournant important. Malgré les lenteurs dans la formation du gouvernement et l'élaboration de l'accord de coalition – qui a finalement donné lieu à un véritable programme qui s'appuie largement sur l'accord d'association avec l'UE –, le risque de diarchie qu'elles ont induit ne semble pas se confirmer. En effet, chacun garde en mémoire l'échec de la Révolution Orange dû aux bisbilles permanentes entre le Président d'alors et son Premier ministre. Le Président et le Premier ministre comprennent que ce gouvernement représente la dernière chance pour l'Ukraine ; il laisse espérer un véritable nouveau départ pour le pays. Chacun comprend aussi que si l'Ukraine manque cette occasion, il faudra craindre, à l'intérieur, un nouveau Maïdan – peut-être plus violent que le dernier –, et, à l'extérieur, une lassitude de la communauté internationale s'agissant du financement du pays. Rappelons que 27 milliards de dollars ont déjà été engagés sur les deux prochaines années, sous forme de prêts et de dons ; mais on sait déjà qu'il faudra consentir au moins 10 milliards de plus. La seule façon d'obtenir ce financement est de réaliser des réformes claires et radicales, en matière de corruption, de fonctionnement du système oligarchique, ou de l'entreprise Naftogaz. Les deux dirigeants font tout leur possible pour mettre en place un fonctionnement interne harmonieux. Leur double présence permet d'ailleurs de fédérer l'ensemble des sensibilités : au Président le soin de dialoguer avec son homologue russe et de mettre l'accent sur le plan de paix et les accords de Minsk ; au Premier ministre celui de dénoncer, dans un langage plus martial, la politique russe. Il y a une sorte de complémentarité des rôles.

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La situation politique reste très confuse ; la séparation de fait entre le Donbass et le reste de l'Ukraine risque de perdurer.

Je souhaiterais vous entendre également sur le problème gazier et sur les intérêts français en Ukraine.

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Les dernières élections législatives n'ont-elles pas représenté une certaine surprise ? Je pensais que le parti du président Porochenko l'emporterait facilement, alors qu'il se retrouve à égalité avec le bloc du Premier ministre Iatseniouk. À l'avenir, cette situation ne risque-t-elle pas de créer une concurrence entre les deux leaders ?

Ioulia Timochenko jouera-t-elle un rôle politique ? De combien de parlementaires dispose-t-elle, et que fait-elle aujourd'hui ?

Enfin, que devient l'ancien président Ianoukovitch ?

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Monsieur l'ambassadeur, quelle est la politique de la France en Ukraine ?

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Des élections législatives viennent d'avoir lieu en Moldavie ; sachant que la partie Est du pays, limitrophe de l'Ouest de l'Ukraine, n'y a pas participé, le résultat – qui place le parti pro-russe à 23 % – peut-il avoir des incidences politiques sur la situation ukrainienne, déjà tendue ?

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Comment peut-on soutenir efficacement l'Ukraine dans le recouvrement de sa souveraineté ? Jusqu'où peut aller notre soutien politique et logistique ? Quelles peuvent être aujourd'hui les relations entre l'Ukraine et l'OTAN ? Comment voyez-vous ce dialogue ? La situation ukrainienne nous montre une nouvelle forme de guerre – la guerre hybride – qui consiste en des actions de déstabilisation. Cette dernière peut-elle également gagner les pays baltes ?

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Lors d'une récente visite à l'ONU, la présidente de la Commission, Mme Élisabeth Guigou, et moi-même avons entendu l'ambassadeur russe affirmer clairement que M. Iatseniouk était la bête noire de la Russie et qu'à la moindre provocation militaire les Russes prendraient Marioupol, tout l'Est du pays leur tombant alors dans les mains. Quelles sont vos instructions en cas d'un tel événement ?

Vous avez également occupé un poste à Moscou ; les sanctions économiques ayant un impact sur la situation russe, de quelles options M. Poutine dispose-t-il ? Nous semblons proches du scénario que vous avez évoqué. Je vais en Ukraine depuis dix ans et j'ai rencontré tous les dirigeants de ce pays ; vu le perpétuel enlisement de cette classe politique corrompue et incompétente depuis le début de la révolution orange, il reste peu d'espoir pour que les choses s'arrangent rapidement. L'usure de la communauté internationale est d'ores et déjà une réalité. Comment en sortir ? Le désengagement international aurait des effets immédiats sur la situation des États baltes et de la Pologne.

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La décentralisation – qui est l'un des points importants du plan de paix après la tenue des élections présidentielle et législatives – avance-t-elle ? Le référendum est-il prévu et quelles sont les pistes envisagées quant au statut à donner aux régions du Donbass ?

Quelle place faut-il réserver à l'Ukraine – pays qui, avec 1 500 kilomètres de frontière commune avec la Russie et 1 300 avec l'Europe, représente géographiquement un pont entre ces deux ensembles ? D'un point de vue économique, cette question a trouvé une première forme de réponse avec l'accord de partenariat, mais elle se pose également en matière militaire. Le ministre des affaires étrangères a réaffirmé hier que l'Ukraine n'avait pas, dans l'immédiat, vocation à devenir membre de l'OTAN ; quelles réflexions mène-t-on en France quant au statut sui generis à lui proposer ?

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Cette crise nous confronte aux séquelles du démantèlement de l'URSS, qui avait transformé des limites administratives en frontières internationales mal dessinées. Quand vous nous décrivez le chaos total de ce pays, nous nous demandons si la situation reste rattrapable, ce qui amène à tempérer les ardeurs des Ukrainiens qui souhaitent entrer dans l'OTAN ou dans l'Union européenne.

Ce matin, nous avons appris qu'une Américaine, ancienne du Département d'État, vient d'être nommée ministre des finances à Kiev. Ce type d'initiatives crée des tensions et des quiproquos avec Moscou, qui risquent de nous entraîner plus loin que l'on ne voudrait. En effet, comme l'a dit le ministre des affaires étrangères, personne ne fera la guerre pour Kiev.

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En tant que président du groupe d'amitié France-Ukraine, je tiens à saluer M. l'ambassadeur.

Depuis les élections législatives, où en est-on de l'installation de la Rada ? Quelle est la position de la France par rapport aux convois humanitaires pour le Donbass ? Essaie-t-on de les favoriser ? Enfin, nous avons reçu la semaine dernière une vingtaine de recteurs de différentes universités ukrainiennes ; a-t-on avancé sur les programmes de recherche communs ou l'échange d'étudiants – pistes de coopération pouvant contribuer à conforter l'Ukraine ?

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Monsieur l'ambassadeur, vous avez évoqué les convois humanitaires russes au contenu opaque, pouvant transporter du matériel à double usage – à la fois humanitaire et militaire –, mais vous n'avez pas parlé de convois militaires, encore moins de chars russes. Pouvez-vous confirmer que les déclarations de l'OTAN à ce sujet sont fausses ?

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Lionnel Luca a formulé, en des termes concis, la question que je souhaitais poser. La communauté internationale s'éloignant de plus en plus de la position consistant à affirmer la neutralité de l'Ukraine, la partition ne sera-t-elle pas, à terme, la seule issue ?

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Depuis l'été dernier, la Russie a décidé un important embargo sur les produits occidentaux ; quel est l'impact réel de cette mesure en France ? Quels secteurs sont les plus touchés ?

Un jeune militaire tarbais a rejoint les troupes pro-russes à la frontière ukrainienne alors qu'il était suivi par la sécurité intérieure ; comment a-t-il pu le faire sans se faire interpeller avant ?

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Jacques Myard a raison d'évoquer les conséquences du démantèlement de l'URSS. Pour ma part, la situation ukrainienne me rappelle celui de l'ex-Yougoslavie, lorsque la reconnaissance prématurée de la Croatie par l'Allemagne avait retenti sur le reste du pays. Pensez-vous que la communauté internationale mène actuellement un combat d'arrière-garde ou d'avant-garde ?

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Comment interprète-t-on, à Kiev, la stratégie de la Russie à l'égard de l'Europe ? S'y considère-t-on comme une pièce dans cette stratégie ?

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Lorsqu'elle exerçait la présidence de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), l'Ukraine s'était beaucoup impliquée dans les tentatives de règlement de la situation en Transnistrie. Son nouveau gouvernement a-t-il l'intention de poursuivre l'action de ses prédécesseurs pour tenter d'apporter une solution à ce problème ?

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Alain Rémy, ambassadeur de France en Ukraine

Je ne saurais répondre aux questions relatives à la stratégie de la Russie, qu'il conviendrait de poser à notre Ambassadeur à Moscou.

Je reviens sur l'Ukraine et la question sur le gaz. La dette gazière – qui s'élève à 3,1 milliards de dollars – est en train d'être payée ; 1,5 milliard, a déjà été versé sur un compte de dépôt ; 1,6 milliard doit suivre en décembre. Ce sont les conditions de l'approvisionnement pour cet hiver qui posent question. La Russie et l'Ukraine ont continué à se parler. Plusieurs éléments sont à prendre en compte. D'abord – le Premier ministre ukrainien l'a confié la semaine dernière –, le prix du gaz étant indexé sur les cours du pétrole, les Ukrainiens souhaitent attendre que la baisse se poursuive pour acheter à meilleur prix. Ensuite, le pays a pris des mesures importantes d'économie d'énergie : ainsi, la fermeture des écoles et des universités cet hiver – les horaires du reste de l'année ayant été ajustés pour que les programmes soient respectés – évitera de les chauffer pendant les mois les plus froids de l'année. Par ailleurs, la situation économique du pays est mauvaise : le PIB devrait reculer de 6,5 % à 7,5 % en 2014, et sans doute encore l'année prochaine ; cette activité réduite suscite moins de consommation d'énergie de la part des entreprises. De plus, en dépit des pressions exercées sur certains pays fournisseurs le système de reverse flows fonctionne ; l'Ukraine est désormais partiellement alimentée en gaz venant de l'Ouest. Enfin, les stocks souterrains ukrainiens sont largement remplis. Au total, la situation en matière d'approvisionnement devrait se révéler meilleure que prévu et l'Ukraine ne devrait pas connaître cet hiver de crise sérieuse. Cela n'exonère en rien de la nécessité de réformer le secteur de l'énergie qui figure, avec le secteur bancaire, en tête des priorités ; le déficit de Naftogaz – le monopole gazier du pays –est considérable. Cette entreprise est souvent considérée comme un des vecteurs principaux de la corruption en Ukraine; il est urgent d'en changer profondément la culture.

S'agissant de l'OTAN, le Premier ministre – ou encore Ioulia Timochenko –affirment la volonté ukrainienne d'adhésion. Nous mettons nos amis ukrainiens en garde : cette tentation pourra conduire à exacerber les tensions. Le président Porochenko, lui, présente l'adhésion à l'OTAN comme une priorité, certes, mais à long terme seulement. Pour comprendre la position des partisans de l'adhésion, souvenons-nous qu'en 1993-1994 l'Ukraine avait accepté le démantèlement de son arsenal nucléaire hérité de l'époque soviétique. En échange, le mémorandum de Budapest – signé en 1994 par la Russie, l'Angleterre et les États-Unis, plus tard par les autres membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU, – prévoyait que la sécurité extérieure de l'Ukraine serait garantie par ces pays. La surprise a donc été grande quand l'agression, d'abord en Crimée, est venue de l'un des signataires de ce texte ; or, lorsque le pays s'est tourné vers les autres signataires, il n'a pas recueilli les réponses qu'il espérait. Beaucoup d'Ukrainiens nourrissent donc un sentiment d'abandon et de trahison, ayant l'impression d'avoir échangé leur arsenal nucléaire contre un chiffon de papier, et ils estiment que seul l'OTAN peut aujourd'hui les protéger.

Mme Timochenko, après l'élection présidentielle du 25 mai, a connu un nouveau revers aux élections législatives du 26 octobre ; elle comptait obtenir beaucoup plus de députés. Durant ses deux années de détention dans des conditions difficiles, Mme Timochenko était devenue une sorte d'icône. Mais, dès sa sortie de prison, on s'en souvient, l'accueil du Maïdan a été tiède. Elle conserve aujourd'hui un rôle personnel important, mais son étoile a pâli : elle paie aussi le prix de l'échec de la « révolution orange ». Plusieurs de ses lieutenants politiques –ont d'ailleurs quitté son parti, Batkivchtchina, pour constituer une liste séparée – le Front populaire.

Nous n'avons aucune nouvelle de Viktor Ianoukovitch, qui réside quelque part en Russie avec sa fortune et son clan. Après les trois conférences de presse qu'il avait tenues depuis son exil, il ne joue plus de rôle visible en Ukraine. Il conserve toutefois une capacité de nuisance par le biais de ses anciens lieutenants. Certains occupent des postes clés, notamment au sein du Bloc d'opposition – qui a obtenu un résultat raisonnable au dernier scrutin. Certains anciens membres du parti des Régions sont considérés comme particulièrement corrompus.

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Mais qui donc n'est pas corrompu en Ukraine ?

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Alain Rémy, ambassadeur de France en Ukraine

L'élément nouveau qui devrait susciter l'intérêt – et non le désespoir, monsieur Myard – est représenté par la cinquantaine de jeunes députés, anciens participants du Maïdan, élus le 26 octobre. On les avait vus, l'hiver dernier, par moins 30 degrés, animer la tribune nuit et jour; passés de l'action sociale à la politique, ils sont pour la plupart regroupés dans le parti créé par le jeune maire réformateur de Lviv, Samopomitch – mot qui signifie « auto-assistance ». Très mobilisés, ces élus sont porteurs de tous les espoirs et de toutes les attentes de réformes de la population. Ils veulent faire de l'Ukraine un pays européen au fonctionnement transparent et démocratique. Répartis dans la Rada – en dehors du groupe Samopomitch, les grands partis traditionnels en accueillent également un certain nombre –, ils feront masse pour exiger les réformes, que souhaitent également les dirigeants ukrainiens.

Sur la politique de la France en Ukraine, j'évoquerai plusieurs points. Le 20 février 2014, notre pays a joué un rôle de premier plan lorsque le ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius, s'est rendu à Kiev avec ses deux homologues du « Triangle de Weimar » ; l'accord négocié dans la nuit tragique du 20 au 21 février a déclenché les événements politiques – mais non les violences – qui ont suivi. La France a ensuite pris une option forte le 6 juin en permettant la première rencontre, en Normandie, entre les présidents Poutine et Porochenko, avant même l'investiture de ce dernier. Cette initiative – confortée le lendemain par le déplacement de M. Fabius en Ukraine pour l'investiture du président Porochenko – a eu des conséquences positives sur l'image de notre pays, renforçant notre visibilité et notre influence en Ukraine. Depuis, notre relation passe par les entretiens téléphoniques du Président de la République avec le Président Porochenko, les nombreuses rencontres à Bruxelles et ailleurs au niveau ministériel, les contacts téléphoniques fréquents. Nous sommes très présents dans le paysage ukrainien et nous y affirmons notre regard particulier et notre engagement au service d'une sortie de crise. Bien sûr il y a des points sensibles comme la question des Mistral : des manifestations sont organisées devant l'ambassade, l'affaire est commentée dans la presse et à la télévision. Mais globalement notre image reste positive.

La France accompagne les réformes ukrainiennes. Cet été, nous avons dépêché un conseiller spécial auprès du ministère de l'intérieur pour préparer, pendant quatre mois, les élections législatives, en particulier dans les zones où la sécurité était mal assurée. Nous avons mis en place des crédits de sortie de crise ; nous agissons dans le domaine humanitaire, notamment pour le traitement des blessés et l'accompagnement des déplacés intérieurs. Nous sommes parmi les principaux investisseurs en Ukraine. 170 entreprises françaises sont présentes dans le pays, dans tous les secteurs – automobile, bancaire, financier, assurance, pharmaceutique, grande distribution. Elles se plaignent du climat des affaires, toujours déplorable. En effet, la corruption a changé de visage, mais reste omniprésente : centralisée aux mains du clan présidentiel sous Ianoukovitch, elle est désormais devenue multipolaire, traversant les régions et les services administratifs. Nous travaillons beaucoup pour aider nos entreprises face à cette corruption.

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Quels sont les objectifs de notre politique en Ukraine et l'avenir de nos relations avec ce pays ?

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Alain Rémy, ambassadeur de France en Ukraine

L'avenir, c'est une politique ukrainienne orientée vers l'Europe. En cette matière, l'élection du 26 octobre a clarifié la situation : une majorité de 309 députés – 309 sur 423 –constitue aujourd'hui une coalition de gouvernement pro-démocratique et pro-européenne, dont le programme met en avant l'accord d'association avec l'Union européenne. N'oublions pas que le mouvement de Maïdan a démarré le jour même où a été annoncée la non-signature par Ianoukovitch de cet accord ; lancée par les étudiants, la mobilisation a ensuite été rejointe par le reste de la société civile pour durer trois mois. Le Maïdan, c'est l'Europe : il s'agit dans un premier temps d'appliquer l'accord d'association, mais l'adhésion à l'Union européenne – de même que celle à l'OTAN – est dans tous les esprits, même si – nous le disons à nos interlocuteurs – elle ne peut être aujourd'hui à l'ordre du jour.

Monsieur Lellouche, je ne commente pas les options de M. Poutine, mais les Ukrainiens sont persuadés, je l'ai dit, que les séparatistes pro-russes ne s'arrêteront pas aux deux « républiques » du Donbass. Même si, à la différence de la Crimée, les Russes ne souhaitent peut-être pas les annexer, ils saisiront probablement les occasions, en direction par exemple de Marioupol, et je constate que l'ambassadeur russe vous l'a confirmé à New York. Je pense que tout l'arc Marioupol-Mykolaïv-Kherson-Odessa, bordé au Sud par la Crimée et à l'Ouest par la Transnistrie est en situation de vulnérabilité

Sur la Moldavie – où des élections législatives se sont tenues le week-end dernier – ce pays représente indéniablement un exemple. En juillet dernier, l'Union européenne a décidé de supprimer les visas pour les citoyens moldaves, qui peuvent désormais se rendre librement dans la zone Schengen. L'Ukraine est engagée depuis des années dans le long processus de libéralisation des visas, dans le cadre du partenariat oriental – processus que la Moldavie a aujourd'hui achevé au prix d'une série de réformes. La politique des visas représente un sujet important pour les Ukrainiens. La Moldavie fait par conséquent figure de modèle.

Sur la décentralisation, l'accord de coalition, qui a rassemblé une majorité de députés, permet aujourd'hui de mettre en oeuvre une véritable décentralisation incluant le Donbass. La loi relative au statut spécial des régions séparatistes, votée en septembre, devrait être abrogée sous peu. Mais après la réforme constitutionnelle, un projet de loi organisant la décentralisation sera présenté à la Rada, où le Donbass et les parties orientales du pays feront l'objet de dispositions plus poussées. La réforme est donc en marche et le pouvoir dispose aujourd'hui des soutiens parlementaires pour la mener à bien.

La Rada a tenu sa première session jeudi dernier ; le processus parlementaire se met en place de manière régulière, même s'il n'a pas encore réellement démarré. Nous insistons auprès de nos interlocuteurs – et en particulier des jeunes députés –pour qu'ils n'attendent pas neuf mois, comme dans le Parlement précédent, avant de désigner un groupe d'amitié Ukraine-France, pour que les échanges parlementaires entre nos deux pays puissent enfin reprendre. Dès que ce groupe aura été constitué, il faudra l'inviter en France pour lier connaissance, définir des programmes d'échanges et de coopération.

Madame Maréchal-Le Pen, il n'y a pas que les convois humanitaires russes qui entrent en Ukraine. Sur les 400 kilomètres de frontière qui échappent au contrôle ukrainien, deux points de passage sont aujourd'hui surveillés par l'OSCE. Et les observateurs voient passer des chars et des véhicules blindés, ainsi que des camions transportant des troupes. L'OTAN et les États-Unis, qui disposent d'importants moyens d'observation, indiquent la même chose. Et tout le reste de la frontière n'est pas sous surveillance internationale, ce qui laisse deviner une grande liberté de circulation.

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Alain Rémy, ambassadeur de France en Ukraine

Si l'on parle du Donbass, cette question fait l'objet d'un débat en Ukraine. Si Kiev a arrêté de verser les retraites aux habitants des deux « républiques », il continue de les approvisionner en eau, électricité et gaz, dont les factures ne sont jamais payées. La lassitude gagne certains Ukrainiens, qui se demandent s'il faut continuer à se battre pour garder ces territoires. Les dépenses à fonds perdus dans les conditions budgétaires actuelles, contribuent à une certaine exaspération. Mais la politique affichée au sommet de l'Etat est sans ambiguïté.

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Les partisans de l'Ukraine ayant quitté le Donbass, la population qui y reste aujourd'hui serait-elle donc tout entière favorable à l'indépendance complète ou au rattachement à la Russie ?

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Alain Rémy, ambassadeur de France en Ukraine

La chose n'est pas claire. Le Donbass compte près d'un million de retraités qui n'ont tout simplement pas les moyens de partir, et dont on pense qu'ils se montreront indifférents au rattachement à la Russie ou au maintien dans l'Ukraine. Ils n'ont l'intention de se battre ni pour l'une ni pour l'autre, et souhaitent simplement survivre, vivre en paix. Il reste aussi, dans ces régions, des partisans de la souveraineté ukrainienne. J'en rencontre. Le débat sur l'avenir de l'Ukraine divise jusqu'aux familles ukrainiennes, des frères et des soeurs ne se parlant plus parce qu'ils ont des positions différentes, pro-russes ou pro-ukrainiennes, sur l'avenir du Donbass. C'est un débat douloureux.

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Monsieur l'ambassadeur, je vous remercie de vous être spécialement déplacé de Kiev pour nous éclairer sur la situation en Ukraine.

La séance est levée à onze heures quinze.