La réunion

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Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS

La séance est ouverte à dix heures.

Présidence de M. François Rochebloine, président

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Avant toute chose, je vous prie d'excuser l'absence de notre rapporteur, Jean-Louis Destans, qui ne peut être présent.

J'ai le plaisir d'accueillir M. Jean de Gliniasty, ministre plénipotentiaire honoraire, qui a été notamment ambassadeur de France en Russie de 2009 à 2013 et qui est actuellement chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).

Monsieur l'ambassadeur, votre histoire personnelle autant que les hautes fonctions diplomatiques que vous avez occupées au nom de la France vous prédisposent, si je puis dire, à comprendre particulièrement l'objet de notre mission d'information, qui est de voir comment les relations bilatérales de toute nature et de tout niveau entre l'Azerbaïdjan et la France s'inscrivent dans le jeu complexe des forces politiques, économiques et culturelles au Caucase du Sud.

Dans ce jeu, la Russie est évidemment un acteur majeur. Nous avons parfois du mal à comprendre les orientations de son action, notamment en direction des pays du Caucase du Sud : les Russes sont les garants de la sécurité extérieure de l'Arménie, dont l'économie dépend d'ailleurs étroitement de Moscou ; en même temps, ils ne se privent pas de livrer des matériels militaires à l'Azerbaïdjan, sans pouvoir ignorer que le seul adversaire de ce pays dans la région est l'Arménie. Nous aimerions donc que vous nous exposiez votre vision de la stratégie géopolitique de la Russie, dont les faits que je viens de rappeler ne sont que des illustrations partielles.

Cette stratégie ne peut que prendre en compte les ambitions de la Turquie dans la région. Quelle est, à l'égard de ce pays, la ligne de conduite de la Russie et quelles en sont les conséquences pour les États du Caucase du Sud ?

Dans un contexte marqué par une telle instabilité, pensez-vous qu'il soit possible aux entreprises occidentales – notamment françaises – de mener une politique d'investissement à long terme, source de profits durables, en Azerbaïdjan ?

Bien entendu, vous avez tout loisir d'étendre votre exposé au-delà des explications appelées par mes questions. Cet exposé sera suivi, comme il est d'usage, par des questions complémentaires. Nos débats ne sont pas publics, mais ils feront l'objet d'un compte rendu sur lequel vous pourrez faire toutes les observations qui vous paraîtront nécessaires.

Je vous donne maintenant la parole.

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Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS

C'est beaucoup d'honneur pour un retraité comme moi que d'être encore écouté par la représentation nationale. Comme vous le disiez, j'ai une expérience russe puisque je suis resté cinq ans en poste à Moscou. À mon grand étonnement, j'ai très peu entendu parler de l'Azerbaïdjan au cours de cette période. Les relations entre la Russie et l'Azerbaïdjan, vues à travers la presse, semblaient alors curieusement sans histoire. Peut-être ne voulait-on pas en parler ? C'est d'autant plus étonnant que l'Arménie fait l'objet d'un suivi assez étroit : il y a beaucoup plus d'Arméniens que d'Azerbaïdjanais dans les cercles du pouvoir, à tous les niveaux ; la symbiose entre la population arménienne et la population russe est quasi-totale, à un point incroyable.

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Il y a presque plus d'Arméniens en Russie qu'en Arménie !

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Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS

Bien sûr ! Les Arméniens sont partout et leur double allégeance est parfaitement acceptée par les Russes, ce qu'ils ne feraient pas aussi facilement à l'égard des Azerbaïdjanais.

Loin d'être hostile, ce silence sur les relations avec l'Azerbaïdjan était plutôt comme une sorte d'« écran plat », si l'on peut dire. Il signifiait qu'il n'y avait pas de problème, ce qui conduit à s'interroger quand on connaît l'histoire de la région.

Allons au-delà de cette impression très subjective et intéressons-nous au fond de l'affaire. Au moment des indépendances, l'Azerbaïdjan partait avec des handicaps plus lourds que ceux des autres pays de la région. Commencée dès 1988, la guerre du Haut-Karabagh s'est déroulée de manière de plus en plus atroce jusqu'à la médiation russe de 1994. L'Azerbaïdjan est l'un des rares pays – avec l'Estonie – où l'indépendance se soit soldée par des massacres, et l'Armée rouge y avait été envoyée pour calmer les désordres ethniques.

Son deuxième handicap, considérable, est d'avoir des réserves de pétrole et de gaz. Que ce soit en Afrique ou ailleurs, l'expérience montre qu'un pays qui accède à l'indépendance dans ces conditions suscite immédiatement toutes les convoitises et est promis à une période d'instabilité. Seuls des dirigeants très forts et très intelligents peuvent essayer de conjurer cette sorte de fatalité que représente la possession de gisements d'hydrocarbures.

À ces deux-là, il faut rajouter un handicap supplémentaire lié à la mentalité russe qui distingue les pays en stan d'Asie centrale des pays du Caucase. À la veille de la chute de l'Union soviétique, les gens du peuple comme les cadres considéraient que tous ces pays « en stan » leur « suçaient le sang » et qu'il fallait s'en débarrasser. Le Kazakhstan suscite une réaction un peu différente, mais l'Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan sont considérés comme étrangers à la Russie, parfois plus riches qu'elle, liée à elle par un accident de l'histoire, etc. L'attitude n'est pas du tout la même vis-à-vis du Caucase, région liée de très près à l'histoire intime de la Russie. Le Caucase évoque Mikhaïl Lermontov en Tchétchénie, les conquêtes du Daghestan et surtout le pétrole de Bakou. Les Russes se sont battus avec l'énergie du désespoir pour ce pétrole et ils ont gagné. C'est l'une des médailles accrochées au revers de la Russie soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale.

Pourtant, à la différence de beaucoup d'autres pays du Caucase ou d'Asie centrale, l'Azerbaïdjan s'en est très bien sorti. Pourquoi ? Honnêtement, je pense que la cause principale en est l'intelligence du président Heydar Aliev. Sélectionné par Léonid Brejnev, Heydar Aliev était devenu membre du Politburo, accédant ainsi aux plus hautes responsabilités en Union soviétique. C'est un parcours rare, accompli aussi par Édouard Chevardnadze qui fut membre du Politburo et ministre des affaires étrangères de l'Union soviétique avant de devenir président de la Géorgie.

Heydar Aliev n'est pas arrivé au pouvoir dès l'indépendance de l'Azerbaïdjan. Il y eut d'abord Ayaz Mutalibov puis Abulfaz Eltchibey qui « sautèrent » en raison du conflit du Haut-Karabagh. Rappelons que l'Union soviétique – et Mikhaïl Gorbatchev en particulier – penchait plutôt en faveur de l'Azerbaïdjan dans ce conflit. L'Union soviétique avait préconisé une forme d'autonomie dans les années 1920, et Mikhaïl Gorbatchev avait refusé le rattachement du Haut-Karabagh à l'Arménie. Jusqu'à Mikhaïl Gorbatchev, l'Union soviétique a favorisé le statu quo, qui est souvent la clef non apparente de hautes stratégies russes.

Après le départ d'Abulfaz Eltchibey, Heydar Aliev est arrivé au pouvoir dans un pays à feu et à sang, placé sous l'oeil de Moscou, où des centaines de réfugiés avaient afflué après la défaite. La guerre avait été atroce de part et d'autre.

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Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS

Comme toutes les guerres qui s'apparentent à des guerres civiles, comme en Syrie. Cette guerre a opposé des gens qui vivaient dans les mêmes villages mais qui avaient des appartenances différentes. Les guerres de ce genre sont les plus atroces de toutes.

Heydar Aliev s'est vraiment très bien débrouillé parce qu'il avait une expérience d'homme d'État et qu'il a compris qu'il devait respecter certaines conditions s'il voulait entretenir une bonne relation minimale avec la Russie. Mon expérience russe me permet d'affirmer que si ces conditions avaient été respectées par la Géorgie, l'Ukraine et la Moldavie, nous n'en serions pas là où nous en sommes actuellement avec ces conflits gelés. Malheureusement, je n'ai pas eu vraiment l'occasion de l'écrire, ayant quitté Moscou avant la crise ukrainienne.

Vis-à-vis des anciennes républiques socialistes soviétiques, la Russie avait globalement trois exigences.

Première exigence : rester neutre par rapport à l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN). Au fil du temps, l'élargissement simultané de l'Union européenne et de l'OTAN a conduit la diplomatie russe à mettre les deux institutions dans le même sac. Pour prévenir ce qu'ils vivaient comme un encerclement, les Russes ont alors demandé aux anciennes républiques socialistes soviétiques de se garder d'être membre de l'Union européenne comme de l'OTAN.

Deuxième exigence : conserver la langue russe, considérée par Moscou comme un attribut de la souveraineté et de l'influence du pays.

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Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS

C'est en effet une caractéristique des anciennes langues impériales, dont le français fait partie. La place accordée au français reste un critère important dans nos relations avec les autres pays.

La dernière exigence est un peu liée à celle concernant l'OTAN : pour les questions de sécurité, conserver des relations avec les forces armées russes. Les Russes attendaient sinon un maintien de leurs bases militaires installées un peu partout à l'époque, au moins des négociations à l'amiable sur leur sort. En tout état de cause, ils voulaient que soient maintenus des liens importants en matière de services de sécurité, de livraison d'armement, etc. Tout cela, Heydar Aliev l'a parfaitement compris.

Pour avoir été directeur pour l'Afrique et l'océan Indien au ministère des affaires étrangères, je sais qu'il y a des constantes dans les processus d'indépendance. À un moment donné, les Russes ont cru qu'après avoir accordé leur indépendance à tous ces pays, ils les retrouveraient ensuite dans la Communauté des États indépendants (CEI) et que l'empire serait préservé. Ils auraient dû lire leur histoire. Quand un pays accède à l'indépendance, il commence à mettre des droits de douane, puis il crée une nomenklatura politique qui a un intérêt vital à se maintenir au pouvoir et donc à l'indépendance du pays. Les dirigeants se lancent aussi dans des relations internationales pour faire reconnaître leur indépendance. C'est rédhibitoire.

La France a connu cette mésaventure lors de la décolonisation de l'Afrique. Nous avons longtemps hésité à créer une grande entité francophone sur le modèle du Nigéria pour l'anglais. En fait, partant du constat qu'il y avait de grandes différences entre les pays, nous avons pris le parti de laisser se développer la démocratie dans chacun d'entre eux, pensant qu'ils se réuniraient ensuite dans un bloc francophone. En fait, cette dernière étape ne s'est jamais réalisée, malgré diverses initiatives comme la création de l'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Tous les efforts sont restés vains. Quand vous avez des nomenklaturas, des droits de douane, des budgets, des forces armées, des généraux, vous êtes entrés dans un processus d'indépendance. Il en a été ainsi pour l'ensemble des pays de la CEI, dont l'Azerbaïdjan.

Heydar Aliev a été très fin. Dans le cadre de cette indépendance à laquelle il n'avait aucune raison de renoncer, loin de là, il a su naviguer en homme d'État. Il a très habilement respecté les lignes rouges. Il s'est rapproché de l'Union européenne et il a été un acteur très actif du partenariat oriental mais en restant dans les limites. Contrairement aux dirigeants de la Géorgie, de l'Ukraine ou de la Moldavie, il n'a jamais demandé le rattachement de son pays à l'Union européenne.

Il a adopté la même stratégie vis-à-vis de l'OTAN. Il fait un petit tour de piste avec l'Organisation pour la démocratie et le développement, dite GUAM car elle regroupe la Géorgie, l'Ukraine, l'Azerbaïdjan et la Moldavie, des États pressentis pour devenir membres de l'OTAN. En fait, le GUAM est tombé en quenouille. Heydar Aliev a fait juste ce qu'il fallait sans franchir la ligne rouge : il n'est pas entré dans l'OTAN ; il est membre de la CEI mais il a refusé d'entrer dans l'Organisation du traité de la sécurité collective (OTSC) qui regroupe la Russie, l'Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l'Ouzbékistan et le Tadjikistan ; il n'est pas membre non plus de l'Organisation de la coopération de Shanghai qui réunit la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan. Pour schématiser, ce traité très intéressant revient à faire une sorte de répartition des responsabilités entre la Chine et la Russie pour maintenir l'ordre en Asie centrale et aux franges européennes.

Heydar Aliev s'est abstenu de tout geste définitif et il a finalement très bien réussi : ses relations avec la Russie sont sans histoire, elles ne défraient pas la chronique et tout le monde y trouve son compte. Le Haut-Karabagh est une sorte de tampon d'identité pour l'Azerbaïdjan, et surtout une justification pour maintenir un pouvoir assez autoritaire. Quand Heydar Aliev a cédé le pouvoir à son fils Ilham en 2003, le Haut-Karabagh a été le facteur de continuité. Le grand projet national était de récupérer le Haut-Karabagh, y compris par les armes si l'on se réfère à la phraséologie politique azérie.

L'affaire a été assez habilement menée pour que tout le monde y trouve son compte, sauf peut-être l'Arménie, et encore. Contrairement à ce qu'on entend dire parfois, je ne crois pas que la Russie ait suscité le trouble afin de pouvoir apparaître comme médiateur. À mon avis, elle est particulièrement ennuyée par ce conflit qu'elle règle in extremis à chaque explosion. Elle souhaite un apaisement qui lui permettrait de développer cette zone. Il est clair que le Haut-Karabagh est un facteur d'instabilité pour l'ensemble du Caucase. Cette instabilité provoque les premiers friselis d'agitation islamiste en Azerbaïdjan et contribue à affaiblir considérablement l'Arménie – un pays qui ne se porte pas bien.

La Russie souhaite la stabilité du Caucase, ce qui explique d'ailleurs en partie sa politique en Syrie qui se trouve à quelques centaines de kilomètres de là. Cela étant, elle est contente d'apparaître comme le faiseur de paix dans la région. C'est le seul pays sorti gagnant de l'attaque lancée le 2 avril 2016 par les troupes azerbaïdjanaises. Dès le 4 ou 5 avril, le premier ministre russe Dmitri Medvedev était sur place. En trois jours, la trêve était signée. Ironie de l'histoire, le 2 avril, au moment du déclenchement des hostilités, Ilham Aliev et le président arménien Serge Sarkissian étaient tous les deux à Washington.

Les Azerbaïdjanais ont attaqué avec de gros moyens car ils possèdent une véritable armée : leur budget de la défense est supérieur au budget total de l'Arménie. Ils ont marqué des points et ils se sont arrêtés. Dmitri Medvedev est arrivé et la paix a été conclue. Les Azerbaïdjanais sont contents d'avoir marqué des points. Les Russes sont contents d'avoir montré leur talent de médiateurs. Les Arméniens, qui ont perdu l'équivalent de trois terrains de football, ne sont pas très contents. L'attaque a sonné comme une alerte en Arménie où des changements sont intervenus, notamment la nomination d'un nouveau Premier ministre – un ancien de Gazprom, ce qui n'est pas pour déplaire à la Russie. Les Russes ont finalement trouvé leur compte dans cette affaire, mais ils ne jettent pas de l'huile sur le feu, loin de là, car ils aimeraient que le conflit soit réglé.

L'Azerbaïdjan s'est ensuite taillé un rôle absolument formidable car le pays a constitutivement des relations avec tous les grands acteurs de la région : l'Iran parce que la population azerbaïdjanaise est majoritairement chiite ; la Turquie parce que les deux peuples parlent une langue turcique ; la Russie dont le système politique est assez proche du sien. Ilham Aliev, tout aussi fin que son père, réussit à tirer le meilleur parti possible de la situation.

Il y a quelques mois, s'est tenu un sommet entre Hassan Rohani, Vladimir Poutine et Ilham Aliev, afin d'organiser les relations avec l'Iran. On a parlé notamment d'une zone commerciale commune dont les Azerbaïdjanais tireraient le plus grand bénéfice. La Turquie a pris parti pour l'Azerbaïdjan dans les heures qui ont suivi le début du conflit, et les relations entre les deux pays sont très bonnes. En 2010, quand j'étais à Moscou, s'est déroulé un épisode intéressant qui est passé totalement inaperçu. Pour des raisons purement commerciales, les Turcs avaient accepté l'ouverture d'un point de passage pour les marchandises arméniennes. Le président Aliev était intervenu de manière très ferme auprès des autorités turques qui avaient alors immédiatement renoncé à appliquer l'accord.

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Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS

Il me semble que la Géorgie était partie prenante à l'accord mais que, face à la réaction violente des Azerbaïdjanais, les Turcs avaient renoncé à l'appliquer. Ce fut un accord mort-né.

Quoi qu'il en soit, les Azerbaïdjanais ont de bonnes relations avec la Turquie et avec l'Iran. Quant aux Russes, ils veulent stabiliser la région car ils considèrent que le développement du Daghestan, de l'Ingouchie et de la Tchétchénie est crucial pour eux. Dieu sait ce qu'ils dépensent comme argent dans cette région, et « pour des prunes », si j'ose dire, car elle est ingérable en raison de la corruption, de la violence, etc. Les Russes tiennent pourtant à son développement, clef de la stabilisation. L'Azerbaïdjan joue un rôle beaucoup plus positif que l'Arménie, qui est pauvre, sous-peuplée en raison d'une très forte émigration, confrontée à de nombreuses difficultés, et totalement dépendante de la Russie sur le plan militaire.

Parlons de la « doctrine Lavrov », la règle du jeu qui permet à ce système de se maintenir sans trop d'explosions. Les Russes ont fait admettre par les deux parties qu'ils n'interviendraient jamais en cas de guerre dans le Haut-Karabagh entre les Azerbaïdjanais et les Arméniens ou les Karabaghtsi, mais qu'ils sanctuarisaient le territoire de l'Arménie. À la limite, les Azerbaïdjanais peuvent faire ce qu'ils veulent pour reconquérir le Haut-Karabagh, à condition de ne pas prendre un pouce du territoire arménien. Cette règle est assez bien acceptée par les uns et les autres.

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Le président Aliev aurait fait aujourd'hui, m'a-t-il été rapporté, une déclaration où il parlerait d'annexion de la ville de Goris, dans le sud de l'Arménie.

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Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS

S'il faisait cela, il irait carrément à l'encontre de la doctrine Lavrov et il se heurtera aux troupes russes stationnées à Gyumri et dans les bases arméniennes. Il le sait parfaitement. Il y a une part de gesticulation dans tout cela car le Haut-Karabagh est l'un des facteurs d'identité nationale, d'unité nationale et de justification du pouvoir de la famille Aliev. La rivalité avec l'Arménie est consubstantielle au régime. L'Azerbaïdjan a perdu 20 % de son territoire et vu arriver des centaines de milliers de réfugiés. Une partie de la population azerbaïdjanaise le vit mal, surtout en période de crise. À un moment où les cours du pétrole s'effondrent et où la croissance n'atteint plus 7 % ou 8 % par an comme au début des années 2000, le sujet devient plus brûlant.

Je n'ai pas vu ces déclarations, mais Ilham Aliev ne peut pas ne pas savoir que le territoire arménien est sanctuarisé. En ce moment, il est en train de réussir ses relations diplomatiques dans la région et avec la Russie. D'abord, il a été un instrument de la réconciliation entre les Turcs et les Russes, ce qui a été le tournant dans la guerre en Syrie. Les Russes peuvent bénir Aliev matin, midi et soir. Si le président kazakh Nursultan Nazarbaïev a joué un rôle, c'est Aliev qui a été le réel réconciliateur. La rupture intervenue en août entre la Russie et la Turquie avait été vécue comme un désastre dans la plupart des pays de langue turcique, c'est-à-dire au Turkménistan, en Azerbaïdjan et au Kazakhstan. Les membres de la CEI ont exercé une pression et signifié aux Russes qu'ils ne pouvaient pas se comporter ainsi avec les Turcs.

Pour résumer, Ilham Aliev a réussi son opération. Il apparaît comme l'artisan de la réconciliation russo-turque et un médiateur avec l'Iran, marché absolument formidable. La pauvre Arménie est isolée mais je doute qu'Aliev envisage une opération, malgré les déclarations dont vous parlez et que je n'avais pas entendues…

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Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS

Il sait très bien que s'il fait cela, il enfreint la doctrine russe.

Reste une question majeure : comment se fait-il que la Russie ait accepté si facilement que l'Azerbaïdjan développe une politique indépendante dans le domaine des hydrocarbures ? Ce n'est un mystère qu'en apparence : la Russie a d'abord manifesté une nette opposition au projet Nabucco, jusqu'à son abandon. Elle devrait aujourd'hui s'inquiéter de la mise en exploitation des gisements de Shah Deniz 1 et 2 et des oléoducs Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC), Trans-Adriatic Pipeline (TAP) et Trans-Anatolian Pipeline (TANAP), puisqu'ils diminueront d'autant les débouchés du gaz russe sur le marché européen ; pourtant, elle accepte cette évolution avec philosophie.

Si la position russe a tant évolué, c'est d'abord parce que suite aux sanctions, la production russe a été nettement réorientée vers la Chine. L'accord signé en août 2015 par les présidents Poutine et Xi Jinping porte sur environ 400 milliards de dollars et une trentaine de milliards de mètres cubes de gaz par an, le gazoduc étant construit par les Chinois. La négociation est certes complexe, mais elle aboutira. S'étant assuré le débouché chinois, les Russes sont plus détendus pour ce qui concerne leur accès au marché européen.

Par ailleurs, le gazoduc Nord Stream 1 permet déjà au gaz russe de contourner l'Ukraine, et l'incitation à construire Nord Stream 2 est faible compte tenu de la stagnation du marché européen. Le projet South Stream – dans lequel EDF avait initialement pris une participation, ensuite reprise par Gazprom – est mort, pour se muer en « Turkish Stream », en quelque sorte, puisque la Russie envoie son gaz en Turquie à qui il revient de le répartir vers la Bulgarie, la Grèce ou ailleurs, à quoi s'ajoute le fait que le marché turc lui-même est en pleine croissance.

De ce fait, la Russie accepte avec une certaine équanimité l'exportation du gaz azerbaïdjanais de Shah Deniz. C'est un facteur supplémentaire de stabilisation des relations entre l'Azerbaïdjan et ses trois voisins, l'Arménie s'affaiblissant parallèlement. Le président Aliev est intelligent et lucide ; il est laïque, ce qui se fait rare dans la région. L'Azerbaïdjan est resté très imprégné par la langue russe, qui est la langue des élites. La Russie a d'ailleurs ouvert à Bakou une université qui forme des cohortes de spécialistes du russe. On entend certes parler de maquis islamistes et autres difficultés dues aux fortes inégalités, mais rappelons que l'Azerbaïdjan est un pays chiite qui ne sera pas aussi vulnérable que les pays sunnites à un phénomène extrémiste, car l'Iran ne l'encouragerait pas. En clair, vue de Moscou, la situation en Azerbaïdjan est plutôt positive.

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La politique azerbaïdjanaise de la Russie serait dictée par le fait que le régime Aliev constitue un rempart contre l'islamisme. Le président Aliev ne s'est pourtant pas privé de faire appel à la solidarité musulmane face à ce qu'il appelle « l'agression arménienne ». Jusqu'à quel point peut-il s'engager dans cette voie sans cesser de tenir le rôle de rempart que lui attribue selon vous la diplomatie russe ?

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Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS

L'Azerbaïdjan est membre de l'Organisation de la coopération islamique (OCI), ce qui lui permet automatiquement de bénéficier de l'appui de cinquante voix à l'Assemblée générale de l'ONU. N'oublions pas, en effet, que les organisations internationales, dont l'ONU, ont pris position en faveur de l'Azerbaïdjan contre l'Arménie en 1994. La résolution adoptée à l'époque l'a été à une faible majorité, avec une centaine d'abstentions – ce que l'Azerbaïdjan a vécu comme un camouflet. Il est donc décidé à faire le plein des voix des États islamiques. Dès lors, son approche de l'OCI me semble plus diplomatique que religieuse.

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Comment se déploiera selon vous la stratégie russe de développement des infrastructures internationales de transport de produits pétroliers, qui donne lieu à des tractations complexes

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Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS

L'avancement des négociations relatives au statut de la mer Caspienne est l'un des facteurs qui rassurent la Russie concernant ses débouchés pétroliers et gaziers. Le traité sur la mer Caspienne interdit à chaque État riverain d'exploiter ses eaux territoriales sans l'accord des autres. La Russie a donc un pouvoir de blocage sur le transport transcaspien. Elle a d'ailleurs bloqué l'accord en cours de négociation pour bien montrer que rien ne se ferait sans son accord. Sauf erreur, cette situation très favorable aux Russes n'a pas évolué ; elle a notamment permis de bloquer plusieurs projets européens.

Plusieurs facteurs se conjuguent : débouché chinois pour le gaz russe, acceptation par la Russie du fait que l'Azerbaïdjan doit exploiter ses gisements et que sa production ne saurait s'écouler via la Russie, et attitude conciliante de l'Azerbaïdjan – même s'il a fait preuve d'une certaine solidarité à l'égard de l'Ukraine, ne goûtant guère, comme les autres États issus de l'Union soviétique, la remise en cause des frontières. De plus, la Russie déploie deux grands projets : Nord Stream d'un côté et Turkish Stream de l'autre. Elle semble donc s'être fait une raison. Autant elle s'était vivement opposée à Nabucco, autant les projets ultérieurs d'exploitation de Shah Deniz n'ont donné lieu à rien d'autre qu'à des négociations et une entente avec la Turquie – laquelle est, rappelons-le, un partenaire de poids dont la Russie a besoin. Or, la Turquie appuie l'Azerbaïdjan par solidarité turcique.

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Selon vous, la Turquie souhaite-t-elle réellement adhérer à l'Union européenne ?

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Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS

Les partis laïques kémalistes autrefois au pouvoir y étaient sincèrement favorables, car ils y voyaient à juste titre un moyen de pérenniser leur pouvoir. En Europe, les plus réticents à l'adhésion turque estimaient que ces intellectuels de formation souvent française, issus du lycée Galatasaray entre autres, n'étaient que l'écume des jours, comme les démocrates syriens d'aujourd'hui, tandis que l'Anatolie, elle, restait très islamique et religieuse. L'adhésion n'est pas si importante pour le parti actuellement au pouvoir, sauf pour tirer le meilleur parti de l'Union européenne et pour des raisons de prestige.

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Quelle appréciation faites-vous de la politique que les États-Unis ont menée dans la région ces dernières années, compte tenu de leurs intérêts politiques et économiques ? Cette politique est-elle susceptible d'évoluer significativement sous la présidence de M. Trump ?

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Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS

Après la chute de l'Union soviétique, les Américains – comme les Européens – étaient convaincus des opportunités qui existaient dans les nouveaux pays qui, selon eux, ne demandaient qu'à accéder à la démocratie. C'est l'époque où l'Azerbaïdjan est entré au Conseil de l'Europe. Cet enthousiasme collectif est l'un des grands malentendus de la chute de l'URSS : nous avons pris pour la fin de l'empire ce que les Russes eux-mêmes ne considèrent que comme un affaiblissement momentané.

Aujourd'hui, les États-Unis sont dans une phase de repli très relatif : leur puissance est telle qu'ils exercent un poids intrinsèque considérable. Cela étant, il se produit actuellement en Asie centrale une contre-offensive russe qui, peu à peu, en expulse les Américains en s'appuyant sur la Chine. L'Organisation de coopération de Shanghai (OCS) est un instrument extrêmement puissant, la Russie et la Chine s'y partageant les compétences – à la première les questions de sécurité, à la seconde les implantations économiques. Cette situation est naturellement appelée à changer mais, à ce stade, les deux pays sont d'accord pour expulser les Américains de la région. Ils se sont d'ailleurs opposés à la demande des États-Unis de participer à l'OCS en tant qu'observateur, alors qu'ils ont accepté l'adhésion de l'Inde et du Pakistan. Autrement dit, la Russie et la Chine réorganisent l'Asie centrale en l'absence des États-Unis et de l'Europe.

La situation est quelque peu différente dans le Caucase, où les Russes reprochent aux Américains d'avoir d'abord favorisé une déstabilisation islamiste. Ils ont notamment vu la main des États-Unis dans les maquis « wahhabites » – une appellation qui, dans la presse russe, désigne tout mouvement islamiste. Cependant, je ne crois pas que les Américains aient joué un rôle dans la déstabilisation de la région.

Dès lors que l'Azerbaïdjan sait naviguer habilement entre les lignes rouges des uns et des autres tout en développant sa propre autonomie, la présence commerciale et pétrolière des États-Unis ne gêne pas les Russes, ce qui ouvre sans doute la voie à une entente avec M. Trump. La véritable difficulté tiendra à la relation avec l'Iran, que M. Trump, qui envisage de revenir sur l'accord signé par M. Obama, a désigné comme un ennemi pendant sa campagne. Or, l'Azerbaïdjan et la Russie ont l'un et l'autre besoin d'entretenir une bonne relation avec l'Iran.

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Vous venez de citer cinq pays – la Russie, les États-Unis, l'Inde, le Pakistan et la Chine – qui n'ont pas signé la Convention d'Ottawa sur l'interdiction des mines antipersonnel.

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Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS

Cela s'entend aisément pour l'Inde et le Pakistan, qui les utilisent au Cachemire ; c'est aussi le cas de l'Azerbaïdjan, en raison de la situation au Haut-Karabagh.

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Au regard de ses intérêts diplomatiques et économiques globaux et de ses intentions spécifiques de présence dans la région, quelle orientation la France devrait-elle donner à la politique qu'elle mène notamment dans le cadre du Groupe de Minsk ?

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Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS

Le Groupe de Minsk est la seule instance européenne de la région dans laquelle la France soit encore présente. De mois en mois, en effet, la présence française y a connu une érosion progressive au profit des Allemands, des Scandinaves et d'autres Européens, au point qu'elle a perdu tous ses postes. Il y a quelques années, elle disposait encore de plusieurs représentants au service européen pour l'action extérieure dans cette région ; ce n'est plus le cas. Heureusement, il reste le Groupe de Minsk qui, à l'origine, fut une formidable opération diplomatique française, malgré les imprécations initiales venues de tous bords, les uns jugeant qu'elle était pro-arménienne et les autres pro-azerbaïdjanaise. Pourtant, le Groupe de Minsk a proposé en 2010 une solution de bon sens consistant à restituer la zone de sécurité conquise par les Arméniens autour du Haut-Karabagh, qui représente la moitié du territoire perdu par l'Azerbaïdjan, en échange du maintien du corridor de Latchin et d'une autodétermination future du territoire. S'il doit y avoir une solution au conflit, ce sera celle-là. De ce point de vue, le Groupe de Minsk a rempli son office : il a déterminé les grandes lignes d'un éventuel accord.

Il est essentiel de le préserver, car il est le seul vecteur de la présence française dans la région. Le ministère des affaires étrangères y a nommé des russophones – comme les Américains – car les discussions ont lieu en russe. Nous avons donc voix au chapitre par ce canal, même s'il est désormais entendu, compte tenu du rapport de force, que l'une des parties prenantes – la Russie – est « plus égale » que les autres. Nous participons à cet état de fait dont les Américains se satisfont, n'ayant pas souhaité exercer une quelconque pression dans ce cadre. Ajoutons enfin que le Groupe de Minsk comporte aussi un comité élargi qui ne sert à rien car la Russie refuse de l'impliquer dans les travaux.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Les accords de Paris, conclus sous l'égide du président Chirac entre les présidents Aliev et Kotcharian, ont été cassés quelques mois plus tard lors du sommet de Key West. Comment l'expliquez-vous ?

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Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS

Il est vrai que Heydar Aliev était un apparatchik, comme Robert Kotcharian ; ils appartenaient au même monde. Ilham Aliev, en revanche, appartient à la génération de l'indépendance, tandis que le président Sarkissian est originaire du Haut-Karabagh : ils ne sauraient se mettre d'accord. Un règlement du conflit du Haut-Karabagh n'est pas envisageable dans ces conditions. En revanche, la nomination d'un ancien de Gazprom venu de la société civile, M. Karapetian, au poste de Premier ministre en Arménie est une nouveauté : peut-être la prise en compte de la dimension économique du conflit, qui a plombé l'Arménie, en favorisera le règlement.

La séance est levée à onze heures.