La réunion

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Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

La séance est ouverte à treize heures quarante-cinq.

Présidence de M. François Rochebloine, président

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Mes chers collègues, nous concluons aujourd'hui notre série d'auditions d'experts en géopolitique et en histoire en recevant Mme Claire Mouradian, directrice de recherches au CNRS, et M. Stéphane de Tapia, géographe, chef du département d'études turques de l'université de Strasbourg.

Mme Mouradian est responsable depuis de nombreuses années du séminaire de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) intitulé « Le Caucase entre les empires (xvie-xxie siècle) ». Impact des enjeux régionaux et des pratiques impériales sur les peuples, les États et les sociétés du Caucase ». Parmi les ouvrages de M. de Tapia, je relève un livre au titre évocateur : La Turquie entre quatre mondes. Nos invités nous offrent ainsi la chance de pouvoir disposer de deux regards complémentaires : celui d'une historienne et celui d'un géographe, le premier davantage centré sur les États du Caucase du Sud, le second sur l'influence, extérieure à la région mais essentielle, de la Turquie.

Comme vous le savez, notre mission a pour objet l'évaluation des rapports entre la France et l'Azerbaïdjan, considérés non seulement en eux-mêmes mais aussi dans le contexte compliqué des relations internationales, c'est-à-dire de l'équilibre des forces, dans le Caucase du Sud. À travers les auditions que nous avons déjà réalisées commence à se dessiner un panorama documenté des échanges économiques et culturels officiels avec l'Azerbaïdjan. Nous avons également enregistré la dénonciation, non réfutée – sauf par l'ambassadeur d'Azerbaïdjan, mais celui-ci est bien sûr dans son rôle –, de pratiques contraires aux droits de l'Homme dans ce pays. On a cependant moins parlé, pour l'instant, sauf en termes généraux, des pratiques « généreuses » du régime azéri et de ses instances satellites.

Nous avons souhaité disposer d'une mise en perspective historique et géographique du cadre dans lequel s'inscrivent les relations bilatérales entre Paris et Bakou. Pouvez-vous donc, madame, monsieur, nous décrire les facteurs proches – constitution de la réalité politique de l'Azerbaïdjan et état de sa société politique, héritages et survivances de l'époque soviétique – et plus lointains – données géopolitiques des rapports de puissance qui s'exercent sur ce pays et leurs conséquences sur sa politique intérieure et extérieure, en particulier avec la Turquie – qui expliquent le comportement des dirigeants de Bakou et l'attitude, à l'égard de ce pays, de la communauté internationale et des États pris individuellement, dont la France ?

Au terme de vos exposés, nous passerons aux questions des membres de la mission, peu nombreux cet après-midi en raison de la discussion budgétaire qui se poursuit en séance publique.

Je voudrais, en terminant, vous prier d'excuser l'absence de notre rapporteur, Jean-Louis Destans, qui ne peut donc être des nôtres pour les auditions de la fin de l'année 2016.

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Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

Tout d'abord, je vous remercie pour cette invitation et pour l'attention que vous voudrez bien m'accorder. Historienne, spécialiste de l'Arménie et du Caucase, j'ai pour sujet d'étude, depuis une quarantaine d'années, la question des nationalités dans les empires russo-soviétique et ottoman. Si mes premiers travaux ont porté sur l'Arménie à l'époque soviétique, j'ai considéré, dès le début, que l'on ne pouvait traiter cette histoire de façon ethno-centrée, sans la replacer dans un contexte plus large, à la fois régional, impérial et international, en relation avec l'histoire des peuples voisins et des ensembles impériaux dont ils faisaient partie. D'où la création de ce séminaire de recherche à l'EHESS, qui a pour objet de tenter de faire dialoguer les histoires nationales et peut-être, au-delà, les nations elles-mêmes et de sortir de ce que l'on pourrait appeler le « malheur caucasien », en référence au titre de l'ouvrage d'Hélène Carrère d'Encausse, Le Malheur russe. Essai sur le meurtre politique, qui fait des violences liées aux successions le moteur de l'histoire russe. Alors que certaines tendances de l'historiographie visent à réhabiliter les empires et l'ordre impérial après les avoir fustigés à l'heure de la décolonisation, il me semble utile de ne pas totalement oublier les conséquences que les idéologies et pratiques des empires, notamment le principe classique « Diviser pour mieux régner », ainsi que les guerres pour le partage des zones d'influence à leurs marges, ont eues sur les peuples locaux.

Dans son Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique, Gaston Maspero, l'éminent égyptologue français, écrivait en 1897 : « Certaines contrées semblent prédestinées dès l'origine à n'être que des champs de bataille disputés sans cesse entre les nations. C'est chez elles et à leurs dépens que leurs voisins viennent vider, de siècle en siècle, les querelles et les questions de primauté qui agitent leur coin du monde. On s'en jalouse la possession, on se les arrache lambeau à lambeau, la guerre les foule et les démembre : tout au plus leurs peuples peuvent-ils prendre parti, se joindre à l'un des ennemis qui les écrasent, et l'aidant à triompher des autres, rendre du même coup leur servitude assurée pour longtemps. Un hasard inespéré oblige-t-il enfin leur seigneur étranger à les délivrer de sa présence, ils se montrent incapables de mettre à profit le répit que la fortune leur accorde, et de s'organiser efficacement en vue des attaques futures. Ils se divisent en cent communautés rivales dont la moindre prétend demeurer autonome, et entretient une guerre perpétuelle sur ses frontières, pour conquérir ou pour conserver la souveraineté glorieuse de quelques arpents de blé dans la plaine ou de quelques ravins boisés dans la montagne. C'est, pendant des années, une mêlée sanglante, où de petites armées se livrent de petits combats pour la défense de petits intérêts, mais si rudement et d'un acharnement si furieux que le pays en souffre autant et plus que d'une invasion. Ils ne font trêve à leurs luttes que sous un maître venu du dehors, et ils ne vivent d'une vie personnelle que dans l'intervalle de deux conquêtes : leur histoire s'absorbe presque entière dans celle de plusieurs autres peuples. »

Cette citation résume bien, je pense, le sort de la région, hier et aujourd'hui, et le cadre dans lequel s'insèrent les relations de l'Azerbaïdjan et de ses voisins avec les empires, anciens et actuels, dont ils ont fait partie ou tentent de sortir. Comme les territoires de ses voisins arméniens et géorgiens – et au-delà de quelques variations liées à l'emplacement, à la topographie ou à la composition ethnique et religieuse –, celui de l'actuel Azerbaïdjan n'échappe pas à cette situation de champ de bataille permanent.

Si ces trois pays ont une grande part d'histoire commune, des enjeux et des ennemis communs, la hiérarchie de ces enjeux et de ces ennemis est différente pour chacun, et c'est probablement l'une des principales sources de leurs conflits.

L'identité des Arméniens est fondée sur une langue dotée de son alphabet propre dès le ve siècle, sur une Église nationale, sur la mémoire d'un passé ancien, des heures sombres comme des âges d'or, dont le récit se retrouve aussi bien dans les chroniques nationales que dans les chroniques assyriennes, perses, grecques ou romaines, et sur les cartes géographiques. Pour eux, le principal enjeu n'est donc pas identitaire.

La population arménienne, notamment celle de Tabriz et du Nakhitchevan, voire celle de Crimée, a connu des siècles de déplacements forcés. Elle a subi des massacres, dont les plus récents datent de la fin du xixe siècle et, bien sûr, de 1915.

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Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur le Nakhitchevan ?

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Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

Historiquement, le Nakhitchevan est une province de l'Arménie – cette assertion m'a valu d'être accusée dans la presse azérie de falsifier l'histoire, mais les faits sont là. Lors des guerres ottomano-persanes des xvie-xviie siècles, la population arménienne de Tabriz, dans ce que l'on appelait encore la Persarménie, a été déplacée par le sultan ottoman vers Constantinople. Puis celle du Nakhitchevan, autour de Djoulfa, a été déplacée par le shah à son tour vers Ispahan, la capitale de l'Iran de l'époque, et remplacée par des tribus kurdes et turkmènes notamment, comme gardes-frontières. Ces déplacements étaient une pratique régulière des empires ; ils relevaient d'une politique de la terre brûlée, sans visée exterminatrice. Après la conquête russe, les Arméniens sont revenus au Nakhitchevan ; en 1914, ils constituaient encore la moitié de la population de cette région. Mais ils ont souffert de la Première Guerre mondiale et des guerres territoriales des premières indépendances, de sorte qu'à l'issue de ces conflits, ils ont disparu de la région, qui n'est plus peuplée aujourd'hui que d'Azéris.

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Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

Entre 150 000 et 180 000, mais l'émigration vers la Turquie est très importante. En outre, les traces de la présence arménienne ont été effacées en 2005 avec la destruction du cimetière de Djoulfa.

Ces déplacements et ces massacres, puis le génocide de 1915, ont contribué à la dispersion des Arméniens, dont plus des deux tiers vivent actuellement en dehors de l'actuelle République d'Arménie. Pour celle-ci, le premier enjeu est donc la survie dans un environnement « hostile ». C'est également vrai pour la diaspora, du reste, comme en témoigne le sort des Arméniens de Syrie et d'Irak, aujourd'hui forcés à l'exil. Le second enjeu, bien sûr lié au premier, est la sanctuarisation d'un territoire résiduel. Il s'agit, pour les Arméniens, de conserver l'Arménie actuelle, qui représente 10 % du territoire considéré comme historique et un quart de l'Arménie du traité de Sèvres.

Pour les Azéris – et j'utilise ce terme à dessein, plutôt que celui d'Azerbaïdjanais, qui désigne aussi des citoyens d'autres nationalités : Russes, Lezguines, Talyshs, Kurdes, Juifs –, l'enjeu est différent. Il faut rappeler que le nom du pays lui-même n'est pas un ethnonyme, à la différence de celui des autres États de la région. Il est en effet dérivé du nom d'Adropâtes, un satrape mède de l'empire achéménide qui, en se ralliant à Alexandre le Grand lors de la bataille de Gaugamélès, en l'an 331 avant Jésus-Christ, gagna le droit de fonder un royaume indépendant et une dynastie qui durera deux siècles. Ainsi, l'enjeu, pour les Azéris, est d'abord identitaire.

De fait, l'identité azérie est écartelée entre plusieurs mondes dont elle se revendique. Le monde iranien, d'abord. Il ne faut pas oublier que l'Iran, puissance hégémonique pendant vingt-cinq siècles, a déterminé la religion – du zoroastrisme antique, peut-être né à Bakou, au christianisme nestorien ou albanien du Caucase, puis à l'islam chiite – et la culture des élites, qui, jusqu'à l'aube du xxe siècle, se revendiquaient du monde persan plutôt que du monde turc, considéré comme moins prestigieux. Ainsi, la question s'est posée, lors de l'émergence du mouvement national au xixe siècle, du choix de la langue : fallait-il choisir le persan ou le turc?

Le monde turc, ensuite : la turquisation linguistique est allée croissant à partir des invasions seldjoukides au xi siècle.

Le monde caucasien, dont les Azéris partagent nombre de coutumes et de valeurs.

Le monde russo-soviétique, depuis l'annexion du Nord de la province de l'Azerbaïdjan iranien au début du xixe siècle

De ce fait, l'identité des Azéris s'est construite, comme celle des Turcs, de façon négative et exclusive principalement contre leurs voisins les plus proches, les Arméniens. Ceux-ci sont enviés pour leur succès économique – à Bakou, les pétroliers Mantachev, Ghougassiantz, Mirzoyan, ont contribué à la fortune de la ville – et pour leur proximité supposée avec le pouvoir tsariste chrétien, ce qui est très discutable.

Le second enjeu, pour les Azéris, est la construction d'un État souverain. Le territoire de l'actuelle République d'Azerbaïdjan n'a longtemps existé que comme une province du Nord de l'Iran – dotée d'un statut d'autonomie variable et dont l'essentiel du territoire et de la population sont restés en Iran –, sans réelle revendication séparatiste. De fait, les Azéris d'Iran dominent le pouvoir politique et la vie économique du Bazar. Khomeyni et d'autres grands mollahs sont d'origine azérie.

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Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

Il était persan, mais originaire d'une région proche de l'Azerbaïdjan. Cependant, d'autres sont en effet d'origine azérie.

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Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

De fait, Tabriz, chef-lieu de la province iranienne, était la capitale du prince héritier. Elle a connu un certain déclin, d'abord après la conquête russe du Caucase et le déplacement forcé des Arméniens et d'autres populations que les Russes ont tenté de ramener vers le Caucase russe pour créer une ceinture de sécurité. Les mouvements de population ont été nombreux ; d'où les conflits actuels pour déterminer les limites du territoire des uns et des autres.

Le premier État azéri apparaît le 28 mai 1918, en même temps que les Républiques d'Arménie et de Géorgie, lors de l'éclatement de l'empire tsariste, et prend le nom de République démocratique d'Azerbaïdjan du Caucase. En effet, lors de la Conférence de la paix, les Iraniens s'opposent au choix de la dénomination « République d'Azerbaïdjan » – pour des raisons analogues à celles des Grecs lorsqu'ils ont refusé que la Macédoine se nomme République de Macédoine. Comme l'Arménie, l'Azerbaïdjan n'est reconnu que de facto par la Conférence de la paix et par la Société des Nations (SDN), car elle a été soviétisée dès avril 1920, après avoir été le théâtre de batailles entre Ottomans et Britanniques.

Si l'Empire ottoman reconnaît tout de suite la République d'Azerbaïdjan, comme il reconnaît l'Arménie et la Géorgie, des difficultés surgissent du côté de l'Iran. Le problème de ce nouvel État est celui de la définition de ses frontières, après les délimitations administratives successives, variées et arbitraires, des empires qui ont dominé la région : empires arabe, persan, russe. En la matière, les enjeux sont différents pour les Azéris et les Arméniens, les premiers faisant plutôt référence à une base économico-administrative, les seconds au principe ethnique.

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Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

En 1918-1920, comme on le voit dans les textes et les cartes déposés à la Conférence de la paix, mais c'est encore vrai aujourd'hui, d'une certaine façon.

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Il est important de rappeler qu'à cette époque l'Arménie a été découpée.

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Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

En 1918-1920, lors des premières indépendances, après des guerres territoriales entre les trois républiques, la Russie a fini par définir les frontières avec la Turquie dans un accord conclu en 1921 entre Mustafa Kemal et Lénine, qui n'étaient alors, ni l'un ni l'autre, reconnus par la communauté internationale. Ils ont tenté d'empêcher les Alliés franco-britanniques victorieux, de se mêler des frontières de la région, disputées par les nouveaux États indépendants, soit, comme je le disais, au nom du principe ethnique, soit au nom du principe administratif précédent, chacun utilisant les arguments qui lui paraissaient les plus favorables.

Lors de la soviétisation, les frontières intérieures sont délimitées en fonction non seulement du rapport de force issu des guerres mais aussi de l'intérêt de la révolution, qui est alors de séduire lesmusulmans. Ainsi, l'Azerbaïdjan, soviétisé en avril 1920, accueille dès septembre, à Bakou, le premier Congrès des peuples de l'Orient, le troisième congrès del'Internationale communiste. Il s'agit alors, pour les bolcheviks, de témoigner de leur intérêt pour le monde musulman et d'agiter les colonies musulmanes contre les empires : russe, en Asie centrale ; britannique, en Inde (dans l'actuel Pakistan), et français.

Selon moi, les conflits actuels sont plutôt « post-coloniaux » ou « post-impériaux » qu'ethniques. Ils s'appuient, en effet, soit sur une argumentation ethnique, archéologique et historique, pour les Arméniens – les premières églises datent du ive et du ve siècles, alors que les premières mosquées n'apparaissent qu'à la fin du xviie siècle et datent principalement du xixe siècle –, soit sur une argumentation économico-administrative en allant jusqu'à effacer les traces de la présence ancienne de l'adversaire.

Pendant la période soviétique, l'Azerbaïdjan a vécu au même rythme que les autres républiques nationales, subissant les mêmes influences et les mêmes politiques centrales : purges, terreur, économie étatisée... La République socialiste d'Azerbaïdjan a peut-être fait montre d'une plus grande loyauté envers Moscou, du fait notamment de la présence d'une population russe assez importante liée à l'industrie pétrolière. Par ailleurs, elle n'a pas été trop maltraitée en raison de la politique musulmane de Moscou, même si les révolutionnaires étaient plus nombreux chez les voisins géorgiens et arméniens. Les Azéris se rattraperont cependant par la suite. Ainsi, Heydar Aliev sera chef du KGB en Azerbaïdjan, puis Premier secrétaire du Parti communiste de cette république, et enfin membre du Politburo sous Brejnev ; il perdra la faveur du centre sous Gorbatchev.

Pendant la période soviétique, les républiques utilisèrent les minces marges d'autonomie dont elles disposaient dans l'application des directives centrales entre autres pour se débarrasser de leurs ethnies « encombrantes ». Ce fut le cas aussi bien en Géorgie qu'en Arménie et en Azerbaïdjan, même si, plus dispersés, les Arméniens étaient davantage exposés aux répressions. Un de mes collègues démographes a ainsi montré qu'au goulag, ils étaient deux fois plus nombreux que les Géorgiens et les Azerbaïdjanais.

Lors de la Perestroïka, l'Azerbaïdjan entrera plus tardivement dans le mouvement de démocratisation et d'émancipation nationale, et ce mouvement s'en prendra d'abord aux Arméniens revendiquant le rattachement du Karabagh à l'Arménie, avant de se tourner contre le pouvoir soviétique central. Celui-ci laissera des pogroms se dérouler à Soumgaït, Kirovabad et Bakou mais réagira, lors du « Janvier noir », lorsque la foule s'en prendra au siège du comité central. Cet épisode illustre l'ambiguïté du pouvoir soviétique qui, comme les régimes précédents, a joué un nationalisme contre l'autre. Ce fut aussi le cas lors de la révolution de 1905 au Caucase, ce qui fit dériver les conflits sociaux vers des conflits interethniques, lors de la soviétisation et hâta la victoire de l'Armée rouge, et à la fin du régime. Et, selon moi, c'est encore vrai actuellement : l'attitude de Moscou est supposée favorable aux Arméniens, mais cela peut se discuter.

Ayant lu les comptes rendus des auditions précédentes, je souhaiterais apporter une rectification concernant les territoires dits occupés de l'Azerbaïdjan. On parle toujours de 20 %. Or, la superficie de l'ensemble des districts concernés est de 7 500 kilomètres carrés, soit, même si l'on y ajoute les 4 400 kilomètres carrés du Haut-Karabagh, 14 % du territoire. Quant à la population déplacée, on parle d'1 million de personnes. Mais, si l'on ajoute les 160 000 Azéris d'Arménie à la population totale des districts en question telle qu'évaluée en 1989, on arrive à 600 000 ou 620 000 personnes. Certes, ce sont autant de malheureux, mais il me semblait important d'apporter cette rectification. Par ailleurs, les 475 000 Arméniens d'Azerbaïdjan, notamment de Bakou, ont également tous été chassés, sauf ceux du Haut-Karabagh.

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Il y a encore beaucoup d'Arméniens à Bakou !

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Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

Ils sont 40 000 à 50 000, et encore : ce sont des personnes issues de mariages mixtes. Dans l'ensemble de l'Azerbaïdjan, leur nombre est passé de 475 000 en 1989 à 120 000, y compris la population du Haut-Karabagh, selon le recensement de 2010. Il reste également quelques Azéris en Arménie, mais on a peu parlé des réfugiés arméniens.

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Il est important que vous nous rappeliez les chiffres. Nous avons auditionné de nombreuses personnes ; chacun a sa vérité. Mais il est intéressant que vous évoquiez le chiffre de 14 % s'agissant des territoires occupés.

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Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

En comptant le Haut-Karabagh ; sans celui-ci, c'est moins de 10 %.

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Quant aux personnes, vous avez indiqué que 450 000 Arméniens d'Azerbaïdjan avaient été déplacés, de sorte que ceux-ci ne seraient plus aujourd'hui qu'environ 50 000. Par ailleurs, vous évoquez, côté azéri, 620 000 personnes déplacées, alors qu'habituellement, on entend plutôt parler de 700 000 ou de 900 000 personnes.

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Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

Les chiffres que je cite sont ceux du recensement.

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Les chiffres sont ce qu'ils sont ; il ne faut pas les manipuler. Ce que je souhaite, c'est que nous mentionnions dans notre rapport les chiffres véritables, ceux qui sont établis par les recensements.

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Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

L'autre point important est la hiérarchie des « ennemis », qui détermine aussi les antagonismes. Si l'on peut dire que les trois nations du Caucase du Sud ont les mêmes ennemis, à savoir les grandes puissances impériales voisines – Turquie, Russie, Iran –, l'ennemi n° 1 reste, pour l'Arménie, la Turquie, pour des raisons que l'on peut comprendre, alors que, pour l'Azerbaïdjan, il s'agit de la Russie. L'Iran occupe sans doute la deuxième position pour l'un et pour l'autre. Chassé par les Ottomans, puis par la Russie tsariste, qui en a fait une sorte de protectorat, l'Iran essaie de revenir dans le jeu régional. La conquête russe a réuni l'essentiel des territoires « géorgiens » – l'enjeu, pour la Géorgie, est donc de sortir de l'empire en conservant tout – alors qu'elle a divisé la province d'Azerbaïdjan en deux et l'Arménie en trois. Quant aux éventuels soutiens extérieurs, ils sont plus ou moins les mêmes qu'en 1918-1920 : les Anglais, aujourd'hui remplacés par les Américains, pour l'Azerbaïdjan ; les Français pour l'Arménie ; les Allemands ou les Américains pour la Géorgie.

Pour comprendre le rôle de la Russie, il faut remonter au début du xixe siècle, époque à laquelle elle a annexé ces régions. Toutefois, l'Empire russe apparaît pour la première fois au Caucase dès le milieu du xvie siècle, sous Ivan IV – le fameux « Ivan le Terrible ». En effet, en 1556, au lendemain de la conquête du khanat d'Astrakhan, situé à l'embouchure de la Volga, sur la Caspienne, la flotte russe traverse la mer et construit un premier fortin sur les rives du Terek. Ivan IV épouse une princesse kabarde, c'est-à-dire tcherkesse, et commence à s'immiscer dans les affaires régionales, en protecteur des anciens clients du khanat d'Astrakhan, sous la tutelle de la Perse, contre ceux du khanat de Crimée, sous la tutelle ottomane. Il est évident que la Russie n'entend pas « lâcher » en cinq ans ou même quinze ans ce qu'elle a mis cinq siècles à conquérir – un ancien empire ou un ancien État n'oublie jamais qu'il a été empire ou État. La Russie continuera donc probablement de jouer l'équilibre entre les nations ou un nationalisme contre l'autre.

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Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

Il n'est pas question, pour moi, de paraphraser, ici, ce qui a été dit par les personnes que votre mission d'information parlementaire a déjà entendues, en particulier leurs Excellences l'ambassadrice Aurélia Bouchez et l'ambassadeur Elçin Amirbayov ou, aujourd'hui, ma collègue Mme Claire Mouradian.

Enseignant-chercheur universitaire, professeur de civilisation turque après avoir été chargé de recherche puis directeur de recherche au CNRS jusqu'à 2014, je connais l'Azerbaïdjan en tant que territoire peuplé en grande partie, mais pas exclusivement, de populations turcophones, même si la langue officielle y est le turc d'Azerbaïdjan, l'azәrbaycanca ou azerbaïdjanais. Je n'ai pu me rendre en Azerbaïdjan qu'assez récemment. La première fois, il y a une dizaine d'années, j'avais été invité par l'Université slave de Bakou, suite à l'invitation à Strasbourg, par notre département, du recteur de cette université. Je m'y suis rendu une deuxième fois, pour un colloque international à l'Université privée Xәzәr, auquel s'est ajoutée une demande de prestation, à savoir la correction du texte français d'un ouvrage de prestige, Azerbaïdjan, édité par la fondation Heydar Aliev. Enfin, je suis allé en Azerbaïdjan en tant que membre des délégations universitaires françaises chargées, à la demande des présidents François Hollande et İlham Aliev, de construire avec le ministère azerbaïdjanais de l'Éducation nationale, l'Université franco-azerbaïdjanaise (UFAZ). En effet, l'université de Strasbourg, sous la responsabilité de son président, M. Alain Beretz, de son vice-président chargé des relations internationales, M. Francis Kern, et de M. Eckhart Hötzel, directeur de l'Institut de traducteurs, d'interprètes et de relations internationales (ITIRI), a joué un rôle moteur dans ce projet. Nous avons ainsi reçu, en juillet dernier, le ministre Mikayil Jabbarov, accompagné du recteur Mustafa Babanlı et d'une importante délégation officielle.

Dans le cadre de mes fonctions de directeur de recherche, puis de professeur-directeur du département d'études turques, je rencontre souvent des étudiants azerbaïdjanais, le plus souvent du Nord – şimali Azerbaycan –, moins souvent du Sud – cenubi ou güney Azerbaycan –, pour reprendre une terminologie, assez courante dans les deux Azerbaïdjan et en Turquie, qui souligne clairement une position irrédentiste. Les échanges ont lieu principalement en français – langue des études –, en turc – langue que manient facilement les étudiants de Bakou ou de Tabriz – et en azéri. Cette langue est en effet assez facile à utiliser pour qui est déjà turcophone, mais il est indéniable que les Azerbaïdjanais s'adaptent bien mieux au turc que les Turcs à l'azerbaïdjanais. Ces étudiants, dont le nombre est en augmentation constante à Strasbourg, sont inscrits en licence, master ou doctorat. Ils proviennent de facultés diverses, ont grandement facilité les relations avec la Représentation permanente de la République d'Azerbaïdjan auprès du Conseil de l'Europe et sont souvent très proches des étudiants turcs, venus de Turquie ou enfants de l'immigration turque en France. Nous avions du reste créé, à Strasbourg, une éphémère Maison de l'Azerbaïdjan, qui a fini par se disloquer pour des raisons diverses, alors qu'elle avait à son actif l'organisation de quelques manifestations intéressantes et présentait l'avantage de regrouper des Azerbaïdjanais de Bakou, de Tabriz et de Téhéran, de Turquie, de Russie, ainsi que quelques sympathisants français.

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Pour quelles raisons cette Maison de l'Azerbaïdjan a-t-elle dû fermer ?

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Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

Pour des raisons internes, très politiques et liées notamment, mais pas uniquement, à l'Azerbaïdjan lui-même.

La présence à Strasbourg, depuis 2005, de la Représentation permanente de la République d'Azerbaïdjan auprès du Conseil de l'Europe, souvent active dans le domaine culturel, aura sans doute influencé le choix de Bakou de demander à l'université de Strasbourg de jouer un rôle moteur dans la création de l'UFAZ. Mais la création de la chaire Nizamî de Gandja à l'Université de Mulhouse-Haute Alsace n'a, en pratique, aucun lien avec cette opération.

Cette introduction très personnelle a surtout pour objectif de montrer que, pour nous, la présence azerbaïdjanaise est quasi-quotidienne. Du reste, l'ancienne directrice de notre département, Mme Irène Mélikoff, avec qui j'ai appris le turc, était elle-même d'origine russo-azerbaïdjanaise, née à Saint-Pétersbourg. Elle fut la première – nous étions encore, alors, à l'époque soviétique – à organiser un colloque franco-azerbaïdjanais à Strasbourg. J'y avais d'ailleurs rencontré l'ambassadeur soviétique auprès de l'UNESCO, M. Ramiz Abutalybov, qui, vingt années plus tard, me souhaitera la bienvenue à Bakou.

À propos de l'Azerbaïdjan lui-même, je commencerai par revenir sur un slogan politique énoncé par le président Heydar Aliev : bir millet, iki dövlet – « une nation, deux États ». Ce slogan illustre parfaitement la très grande proximité de deux nations-soeurs ou de deux peuples-frères – voire trois, si l'on inclut l'Azerbaïdjan iranien – séparés pourtant de longue date. Cette proximité, d'abord linguistique – très comparable à celle qui unit les Français et les Québécois, les Wallons ou les Suisses francophones –, est cependant parfois ambiguë, ne serait-ce que parce que les deux populations sont, majoritairement, de confession sunnite pour les Turcs, chiite pour les Azéris.

Il convient ensuite de mentionner deux fractures historiques. La première correspond à la délimitation, après la bataille de Çaldıran, en 1514, et le traité de Kasr-i Şirin, ou Zuhab, en 1639, de la frontière ottomano-séfévide, qui est l'une des plus stables, sinon la plus stable, du Moyen-Orient. Le second événement a inspiré, en 1957, l'écriture d'une chanson, intitulée Ayrılık, qui fait désormais partie de la tradition musicale des trois pays, où elle a été interprétée par les artistes les plus connus. Parfois comprise en Turquie comme le récit d'une séparation amoureuse, cette chanson évoque en fait la cassure provoquée par les traités de Gülistan et de Türkmençay, signés respectivement en 1813 et en 1828 entre l'Iran des Kadjars, dynastie azerbaïdjanaise, et la Russie des Romanov. Son compositeur, victime de Staline, s'était d'ailleurs réfugié en Iran.

Le slogan Bir millet, iki dövlet souligne une proximité linguistique réelle, puisque trois langues modernes – le turc, l'azéri et le turkmène – sont issues de la langue turque occidentale, nommée oğuz par les linguistes. Compte non tenu de minorités souvent bilingues, comme les Kurdes de Turquie ou les Lezgi d'Azerbaïdjan, leurs locuteurs sont au nombre de 80 millions en Turquie, de 9 millions en Azerbaïdjan, de 20 millions en Iran et de 5 millions au Turkménistan, et ils appartiennent à au moins quatre ou cinq États indépendants – y compris l'Afghanistan –, dont trois sont officiellement turcophones et membres de divers organismes de coopération, souvent créés sur l'initiative de la Turquie à partir de 1989-1992, sous la présidence de Turgut Özal.

Les ambiguïtés sont cependant très nombreuses. La principale d'entre elles est liée à la confession professée, dans un contexte où les laïcités sont assez différentes : l'une, davantage turco-ottomane que française – comme on aime à le dire, à tort –, l'autre plus « turco-mongolo-sino-russe », revue à la soviétique par Staline et conservée par les nouveaux États indépendants turcophones, dont les populations sont en majorité de cultures et de confessions musulmanes.

On relève ensuite des divergences au plan politique et idéologique entre les panturquismes, les eurasismes et les turquismes locaux. Les acteurs et agents turcs, souvent encouragés par les administrations américaines ou européennes, se sont engouffrés dans le vide laissé par la dislocation de l'URSS, mais ils l'ont fait sans préparation, en tout cas sans une réflexion de fond suffisante. Ainsi, ils ont méconnu les contextes locaux, notamment le caractère singulier de dirigeants à très forte personnalité – qu'il s'agisse du président kazakh Nursultan Nazarbayev, du président ouzbek Islam Karimov, du président turkmène Saparmurat Niyazov, du président kirghize Askar Akayev ou des présidents azerbaïdjanais successifs, Ebulfaz Elçibey, très proche de la Turquie, Heydar Aliev et son fils Ilham Aliev – et les réalités sociopolitiques des terrains caucasiens, turkestanais ou russo-sibériens. De fait, l'empire ottoman n'a été présent que très rarement, et par intermittence, dans la région sous domination russe puis soviétique, même dans l'Azerbaïdjan tout proche, et il a été presque totalement absent en Asie centrale et en Haute-Asie jusqu'à la fin du xixe siècle. Les barrières persanes, donc chiites, et russes, avec les Romanov puis les Soviétiques, ont joué un rôle capital dans cette fracture et cette méconnaissance réciproque. Néanmoins, les panturquistes des deux espaces ont eu des contacts denses et riches à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, de sorte que l'on peut dire, à l'instar de François Georgeon, que le nationalisme turc est né sur les rives de la Volga et non sur celles du Bosphore... Ces contacts limités et tardifs, mais riches, ont été de très courte durée, contrairement à ce qui est souvent avancé.

Les intellectuels azéris y ont pris une part importante ; je pense notamment à Akhundzade, Hüseynzade, Mehmet Emin Resulzade ou Ali Mardan Topçubaşev. Connaissant les langues classiques – le turc, l'arabe et le persan – et modernes – le russe, mais aussi le français, l'anglais et l'allemand –, ces intellectuels de haut niveau étaient modernistes, démocrates, dans le contexte qui était le leur, et très ouverts sur l'extérieur. Mais l'émergence du stalinisme, d'un côté, et du nazisme, de l'autre, a profondément changé la donne : ces éléments ont souvent été forcés de s'exiler – en Turquie, en Allemagne ou en France –, laissant place à un panturquisme hypernationaliste, fortement teinté d'islamisme et de racisme, qui fut ouvertement instrumentalisé par l'administration américaine après 1945. En Turquie, cela s'est traduit par l'apparition du Parti de l'action nationaliste, le MHP – Milliyetçi Hareket Partisi, « parti du mouvement national » – et du groupe dit des « idéalistes » – Ülküçüler –, plus connus en Occident sous le nom de « Loups gris ». Plus tard, sous la présidence de Turgut Özal, naîtra le Büyük Birlik Partisi (BBP) – « parti de la grande union » –, lié aux Alperen Oçakları, tentative de récupération islamiste du panturquisme qui, au vu de la situation actuelle, a plutôt réussi.

En résumé, on est donc passé progressivement, des années 1890-1920 aux années 1940-1990, d'un panturquisme plutôt moderniste et relativement modéré – mais prenant des accents nationalistes dès qu'il est question de la concurrence turco-arménienne – à un panturquisme réactionnaire et fascisant. Ainsi, dans la Turquie des années 1950-1990, on ne parle plus que des esir Türkler ou des esaretteki Türkler, les « Turcs prisonniers » – entendre : « prisonniers du communisme ». Toutefois, l'État turc limite très sérieusement les activités des panturquistes, privilégiant la doctrine kémaliste de l'État nation, dans un contexte où le seul État turcophone indépendant est la République de Turquie. Ceci explique largement les incompréhensions entre, d'une part, les aspirations de la Turquie à jouer un rôle de leader dans la région et, d'autre part, celles des peuples turcophones, qui cherchaient plutôt, quant à eux, à obtenir davantage de libertés individuelles et collectives et à se rapprocher de l'Occident pour se libérer de la tutelle russo-soviétique.

On retrouve ici une ambiguïté majeure, d'ailleurs bien analysée par des chercheurs turcs, comme Fahri Türk et Idris Bal, ou français d'origine turque, comme Bayram Balcı. Je veux parler du hiatus entre les aspirations turques et celles des populations, voire des gouvernements des nouveaux pays indépendants officiellement turcophones. Dans le cas azerbaïdjanais, on a même relevé des ingérences malheureuses des services spéciaux turcs à l'époque des présidents Mutalybov et Elçibey, précédant l'arrivée des Aliev père et fils. Dans la bouche d'un dirigeant azerbaïdjanais issu du KGB, le slogan bir millet, iki dövlet ne peut en aucun cas être interprété comme un signe de naïveté ; il s'agit bien plutôt de la marque d'un rapprochement raisonné dans un contexte particulièrement complexe. Je ne parlerai pas, ici, de la dérive autoritaire turque, mais nous pourrons y revenir, dans la mesure où les interférences ne sont pas négligeables et doivent être prises en considération.

La proximité entre Turcs et Azerbaïdjanais est aussi affaire d'intérêts croisés bien compris. En effet, si la Turquie fait partie intégrante de la réflexion politique azerbaïdjanaise, l'inverse est tout aussi vrai, même si la taille, la puissance et les visions stratégiques globales des deux pays diffèrent. En Turquie, il n'est pas possible d'aborder des questions comme celle du génocide arménien de 1915 sans évoquer la guerre du Haut-Karabagh, le massacre de Xocalı (Khodjaly), et vice-versa. Toute déclaration ou initiative de l'un en faveur d'une ouverture vers Erevan, sera automatiquement et violemment mise en cause par l'autre. Les autorités azerbaïdjanaises peuvent du reste compter sur le discours radical turc, qui s'est exprimé, par exemple, lors d'un match de football arméno-turc joué à Bursa, en présence des présidents turc et arménien. L'inverse est également vrai, qu'il s'agisse des questions arménienne et kurde ou de l'élimination de la mouvance de Fethullah Gülen qui, grâce à l'action des décideurs et diplomates turcs, s'était bien implantée en Azerbaïdjan. Je pense à l'université Kavkaz, aux écoles, lycées et collèges, ainsi qu'aux entreprises liées à TÜSKON – la centrale patronale des PME, très liée au mouvement –, à la presse et aux médias. À cet égard, la situation est assez différente de celle qui prévaut en Russie, en Ouzbékistan ou au Turkménistan, où la mouvance a été progressivement éradiquée par les dirigeants nationaux eux-mêmes sur la base d'accusations de prosélytisme islamique.

Enfin, il faut souligner deux faits politiques : premièrement, l'existence de courants panturquistes à coloration panislamiste, donc proches des logiques des partis turcs AKP, MHP et BBP ; deuxièmement, l'idée récurrente de la création d'une diaspora azerbaïdjanaise ayant pour principal objectif de contrer la diaspora arménienne dans le monde. Le gouvernement turc s'est, du reste, ouvertement réclamé à plusieurs reprises de ce modèle pour créer une diaspora turque destinée à devenir un lobby puissant aux ordres du gouvernement d'Ankara.

Tout d'abord, un certain nombre d'intellectuels azerbaïdjanais, souvent historiens et proches de l'ancien président Elçibey, lui-même historien, professent des idées voisines de celles du MHP turc et se réclament de la grandeur turque, de la vocation impériale turque, d'une « Union nationale turque » – Türk Millî Birliği. L'islam joue, là aussi, un rôle important mais ambigu, puisque les Turcs, sunnites, et les Azerbaïdjanais, chiites, ont souvent été opposés. On préfère donc passer cet élément sous silence, ou du moins l'atténuer, et insister sur les origines communes, la langue commune et les intérêts communs. Ces personnalités, souvent députés de l'opposition tolérée, sont parfois inquiétées pour leurs opinions politiques mais publient beaucoup, en azéri et en turc. En tout état de cause, elles sont mieux tolérées que certaines personnes citées dans le compte rendu des auditions précédentes, telles que M. et Mme Yunus.

J'en viens enfin à la question de l'émergence programmée d'une diaspora azerbaïdjanaise de 50 millions de personnes, donc plus nombreuse que la diaspora arménienne. Plusieurs articles ont été publiés en français sur cette question récurrente dans l'espace post-soviétique, notamment par Bayram Balcı ou Adeline Braud. En lisant les documents azerbaïdjanais officiels, on est parfois étonné des statistiques avancées, notamment celles concernant les effectifs de ladite diaspora en Amérique latine, où l'expression los Turcos désigne en fait les immigrés originaires de l'Empire ottoman, lesquels étaient essentiellement des Syro-Libanais ou des Palestiniens. Je pense, par exemple, à l'ancien président argentin Carlos Menem ou à la chanteuse américaine d'origine colombienne Shakira Isabel Mubarak. La Turquie et l'Irak compteraient ainsi chacun au moins 3 millions d'Azéris ethniques, et l'Iran au moins 19 à 20 millions.

Ces calculs sont fondés sur un mélange parfois curieux de vérités historiques – lorsqu'ils comptabilisent les populations minoritaires ou frontalières de Géorgie et de Turquie, les émigrés en Russie ou dans les pays de l'ex-URSS, en Europe et en Amérique du Nord – et de manipulations que l'on pourrait gentiment qualifier d'un peu hasardeuses, lorsqu'ils englobent les locuteurs de dialectes de Turquie orientale, notamment dans la région d'Erzurum, proches des parlers azéris, ou des groupes d'émigrés turcs ou arabes naturalisés, qui seraient bien surpris d'apprendre qu'ils sont décomptés comme membres de la diaspora azerbaïdjanaise. En Turquie, après les questions, complexes, des Arméniens, des Kurdes, des Pontiques, serait-on face à une question azerbaïdjanaise ? Ambiguïté majeure, une de plus, puisque les chantres turcs de cette idée sont des députés du MHP, dont certains sont effectivement d'origine azerbaïdjanaise.

En guise de conclusion provisoire, on peut dire qu'il est évident que parler du Sud Caucase ne peut s'envisager sans prendre en compte le couple turco-azerbaïdjanais, alors que l'Azerbaïdjan, seul État ou entité turcophone à ne pas avoir de nom basé sur un ethnonyme turc, est divisé en deux espaces, relevant historiquement de trois empires et aujourd'hui de trois États nations. Il est tout aussi évident que l'avenir de la région passe par la résolution, un jour ou l'autre, de l'antagonisme arméno-turc ou turco-arménien, qui intégrera Azerbaïdjanais aussi bien que Turcs face aux Arméniens et aux Kurdes.

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Quelles sont les origines de la constitution de l'Azerbaïdjan en État de plein exercice? Pour quelles raisons n'est-il jamais apparu, avant la période soviétique, comme une entité politique autonome, à la différence de tous ses voisins ?

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Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

À l'origine, l'Azerbaïdjan est une province multiethnique et multiconfessionnelle de l'Iran qui n'a jamais pu prendre complètement son autonomie, à l'exception de la période très antique d'Adropâtes dont son nom dérive. Il a connu différentes formes administratives – notamment le khanat, que le khan, son gouverneur, essaie de rendre dynastique sans toujours y parvenir – mais n'a jamais été un État constitué. Sur les cartes, le nom d'Azerbaïdjan n'apparaît qu'au XXe siècle. À l'époque tsariste, il n'existe pas de province d'Azerbaïdjan. Lorsque la Russie conquiert la région de l'Est du Caucase – la Géorgie, l'Arménie, l'Azerbaïdjan – entre 1805 et 1828, elle conserve au début les dénominations nationales : gouvernorat de Géorgie, province arménienne... Les territoires sont ensuite découpés régulièrement en prenant des noms géographiques, celui des chefs-lieux de la province : gouvernorat de Tbilissi, gouvernorat de Bakou, etc. On retrouve ces mêmes processus dont l'objectif est d'effacer le souvenir d'entités nationales ou politiques préexistantes, lors de la création des départements pendant la Révolution française, et aussi dans l'Empire ottoman après la réforme des vilayet (provinces) de 1864.

La domination persane a été plus forte en Azerbaïdjan, mais la population azerbaidjanaise azérie a participé au pouvoir, quand elle n'en a pas été au coeur. La dynastie séfévide est d'origine azérie et est chiite. Les Azéris n'avaient donc aucune tentation séparatiste ; lorsqu'on a un empire à sa disposition, on n'a pas besoin d'un mini-royaume. Les éventuelles tentatives des gouverneurs locaux d'acquérir une plus grande autonomie par rapport au pouvoir central avaient peu de chance de déboucher sur un mouvement d'émancipation nationale.

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Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

En 1040, les Seldjoukides, qui sont des Turcs originaires d'Asie centrale, font irruption en Anatolie et sur le territoire iranien actuel. À partir de cette date vont se succéder en Iran, jusqu'en 1925, des dynasties qui, pour beaucoup, sont turcophones. L'avant-dernière dynastie – celles des Kadjars qui précède les Pahlevis – est turcophone, tout comme les Séfévides. Les Mongols de Gengis Khan, dès lors qu'ils s'installent en Azerbaïdjan, sont très vite « turquisés ». On parle d'ailleurs souvent de « monde turco-iranien ». Le mélange s'opère sur le plan culturel : tous les sultans ottomans sont capables de composer de la musique en persan ; de nombreux Iraniens parlent le turc. Après les guerres civiles dans l'empire ottoman, une partie de celui-ci se trouve « chiitisée ». La population des Qizilbash, originaires d'Anatolie, qui sont en quelque sorte les ancêtres des Alévis de Turquie, émigre vers l'actuel Azerbaïdjan. C'est l'époque de shah Ismaïl et de shah Abbas. Les Turcs d'Azerbaïdjan sont au pouvoir – dans le bazar de Téhéran mais aussi dans les palais. Ce sont les soldats, les gouverneurs.

Je me rappelle une anecdote racontée par le géographe Xavier de Planhol : un derviche azerbaïdjanais fait le tour des grandes mosquées chiites de l'Iran, il est reçu comme un roi parce qu'il est azerbaïdjanais ; plusieurs générations plus tard, à l'époque des Pahlavi, un autre derviche azerbaïdjanais fait le même exercice, mais il est regardé de travers car considéré comme un Turc. On voit apparaître au travers de cette anecdote un nationalisme persan.

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Quels sont à votre sens les ressorts de la politique russe dans le Caucase du Sud, notamment dans la définition du « drôle d'équilibre » militaire, politique et économique, qu'elle entretient entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan ?

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Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

On connaît la politique classique des empires consistant à diviser pour régner. Il faut avoir conscience de l'héritage tsariste et soviétique. À l'époque tsariste, qu'on appelait « la prison des peuples », les délimitations des provinces n'étaient pas établies sur des critères géographiques mais en veillant à diviser les populations de manière à éviter les risques de séparatisme. La révolution a promu une définition sur une base ethno-territoriale, allant jusqu'à insérer des enclaves pour respecter les critères ethniques – la province du Haut-Karabagh dont la majorité de la population était arménienne –, tout en veillant à imbriquer les économies et les strates administratives afin de se prémunir contre les risques de séparatisme. Tout était chapeauté par le parti communiste d'URSS, dont les partis locaux n'étaient que des filiales : les numéros de carte du parti suivaient l'ordre du parti communiste central. L'échafaudage soviétique – politique, économique, administratif – essayait d'empêcher les séparatismes d'une autre manière. Lénine avait dit, en publiant le décret sur les nationalités, que le droit au divorce ne voulait pas dire l'obligation du divorce. L'utopie de l'amitié entre les peuples constituait un autre élément de cohésion.

Aujourd'hui, la dimension idéologique ayant disparu, reste l'argument de la puissance. Chacun cherche toujours à neutraliser l'un en utilisant l'autre. Le rapprochement récent entre Erdoğan et Poutine me fait penser au rapprochement opéré entre Mustafa Kemal et Lénine en 1921 pour évincer l'Occident de la région. C'est une alliance opportuniste de deux régimes autoritaires engagés dans une partie d'échecs où les nations serviront de pions. In fine, les choses se régleront sans doute entre Washington et Moscou, car la Turquie reste une puissance secondaire.

Les moteurs de la politique russe sont bien sûr économiques et militaires : la Russie vend des armes à l'Azerbaïdjan ; elle en vend à l'Arménie ou en installe – l'Arménie a été contrainte d'entrer dans l'Union économique eurasienne, instruite par les exemples de la Géorgie et l'Ukraine de ce qu'il pouvait advenir à trop vouloir s'émanciper en se tournant vers l'Union européenne. Les Arméniens ne sont pas forcément plus russophiles que les autres, ils n'ont pas été mieux traités que les autres, mais depuis le génocide s'est installée l'idée que « mieux vaut les Russes que les Turcs » – ce qui n'était pas toujours vrai jusqu'au milieu du XIXe siècle : les Arméniens préféraient parfois la gouvernance ottomane qui laissait les communautés s'auto-gérer en matière religieuse et culturelle au régime de gendarme de la Russie. Depuis le génocide et avec le négationnisme d'Etat persistant de la Turquie, ils n'ont pas tellement le choix.

Après la disparition du dernier royaume arménien au XIVe siècle, les Arméniens firent périodiquement appel souverains européens (Philippe II d'Espagne, Louis XIV, le pape, et finalement les tsars russes) pour les soutenir contre les conquérants ottomans ou persans et tenter de restaurer un État. Un épisode du passé est emblématique. Un projet de traité avec la Russie équivalent à celui conclu à Gueorguievsk (1783) avec le royaume de Géorgie, proposait à Catherine II d'aider à reconstituer un Etat qui serait un protectorat russe. Le contre-projet russe est moins intéressé par le rétablissement de l'ancienne souveraineté arménienne que par des garanties pour la présence de troupes russes bien ravitaillées dans le pays. Ce qui intéresse la Russie, aujourd'hui comme hier, c'est de conserver et de consolider ses frontières extérieures qui restent celles de l'ex-URSS. Les États du Caucase sont son arrière-cour, son « étranger proche » défini comme une zone d'intérêt vital. La stratégie de la Russie ne privilégie ni les uns, ni les autres. C'est une politique de puissance russe.

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Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

En complément, en m'appuyant sur des thèses d'étudiants azerbaïdjanais, je dirai que dans de nombreux pays de l'ex-URSS, les opinions publiques ont été extrêmement déçues de l'absence de puissance des Européens et des Américains. Cela vaut pour le Kazakhstan, le Kirghizstan ou l'Azerbaïdjan. Plusieurs leçons ont été tirées des crises en Géorgie et en Ukraine : les Occidentaux n'étaient pas aussi puissants qu'ils en avaient l'air ; la Turquie, qui semblait le pays idéal pour ouvrir la porte vers l'Occident, était une puissance de second ordre ; il ne fallait pas trop faire confiance et être prudent. C'est à la lumière de ces constats que doit être analysé le rapprochement avec Moscou et Vladimir Poutine, qui sont plus présents et capables d'intervenir directement sur place, y compris militairement. En outre, ces États, depuis l'Union soviétique et les Romanov avant elle, partagent avec la Russie une vision du monde et une culture politique communes. Les Russes, on ne les aime pas forcément mais on les connaît, tandis qu'on ne connaît pas vraiment les Occidentaux et on s'aperçoit qu'on s'est fait beaucoup d'illusions sur leur capacité à intervenir.

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Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

La Russie compte une importante communauté azerbaïdjanaise, notamment des oligarques qui tiennent les marchés de Moscou – sur lesquels ils finissent par s'entendre avec leurs voisins du Caucase, mieux que sur place. Il existe des intérêts communs.

Comme le disait Stéphane de Tapia, ces Etats possèdent tous une culture et une identité russo-soviétique. La Russie en joue, de la même manière que la France en joue dans la « Françafrique » ou l'Angleterre dans les pays du Commonwealth. On ne peut pas ignorer l'héritage de plusieurs siècles de présence. La Russie connaît la région depuis fort longtemps.

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Quelle est la part de l'économie azerbaïdjanaise qui relève du secteur privé et comment se répartit la propriété des biens correspondants ?

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Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

Je n'ai jamais travaillé directement sur ces questions, mais, dans tous les pays de l'ancienne URSS, on observe le même phénomène : de nombreuses réformes ont été engagées pour privatiser, en particulier les secteurs de l'agriculture ou du commerce. Cela a plutôt bien fonctionné pour le petit commerce. Dans le très grand commerce, les Turcs sont très présents – les supermarchés peuvent être à capitaux turcs ou russo-turcs. Dans le domaine de l'industrie, les choses ont été lancées mais n'ont pas été très loin ; la part de l'État reste très importante. Tout le monde se plaint du fait que les choses n'avancent pas suffisamment vite en dépit des plans adoptés, des traités signés, et des projets. La logique soviétique perdure. Au Kirghizstan ou au Kazakhstan, on dit que les sovkhozes ou les kolkhozes ont été privatisés sur des bases tribales. Plusieurs articles ont été publiés sur ce sujet : les privatisations auraient profité à des membres de la nomenklatura des partis communistes qui ont réussi à échapper aux périodes staliniennes, des chefs de tribu mineurs – les chefs de tribu majeurs ayant été éliminés durant l'ère stalinienne.

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Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

Je n'ai pas suffisamment travaillé sur cette question pour vous apporter une réponse, mais il se dit que le clan Aliev et ses ramifications – il y a de nombreux mariages entre enfants d'oligarques – détient l'essentiel de l'économie privée, et même sans doute d'État, que ce soit dans le domaine du pétrole ou du coton. Il en va différemment pour le petit commerce. Un collègue arménien me disait qu'en Arménie, le pouvoir économique est entre les mains d'une quarantaine de familles, en Azerbaïdjan, de deux ou trois, tandis qu'en Géorgie le jeu est plus ouvert.

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Le clan Aliev apparaît dans les Panama Papers. Avez-vous des informations à ce sujet ?

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Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

Le terme de clan, d'origine écossaise, n'est pas forcément approprié. Cette notion est très présente au Kurdistan et en Turquie, plus en région kurde qu'en Turquie occidentale – ce sont de grandes familles patriarcales sur bases tribales qui ont été étrillées à l'époque soviétique mais qui ont réussi à perdurer. Le clan correspond souvent à des « localismes », à une solidarité liée à l'origine géographique. La famille Aliev est originaire du Nakhitchevan. On ne s'étonne pas de trouver de nombreux recteurs, députés ou ministres originaires de cette même région. Ces solidarités locales ont été étudiées, avec beaucoup de difficultés car le rouleau compresseur soviétique est passé par là ; théoriquement, il a tout balayé, mais les anthropologues redécouvrent des choses très intéressantes.

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Pouvez-vous nous donner des précisions sur la mise en place de l'Université franco-azerbaïdjanaise (UFAZ), créée avec la coopération de l'université de Strasbourg ? Comment s'est déroulée la procédure de sélection de l'université d'accueil, puis de définition du cadre juridique et financier dans lequel l'UFAZ exerce ses activités ? Quels avantages — scientifiques, culturels, financiers ou autres — l'Université de Strasbourg retire-t-elle de cette coopération ?

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Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

Parlant le turc et très proche à un moment du président Alain Beretz dont j'ai admiré la capacité de négociation, j'ai vu les choses de très près. Mon rôle consistait à écouter et à intervenir de manière très discrète, parfois à la demande de la partie azerbaïdjanaise lorsque les choses devenaient complexes – je pouvais discuter directement avec eux puisque je connaissais leur langue.

A l'origine du projet se trouve une demande commune du président François Hollande et du président İlham Aliev de créer une université franco-azerbaïdjanaise. Nous avons été invités à Paris par Campus France et nous avons rencontré une douzaine d'universités azerbaïdjanaises, y compris l'université Lomonossov, université russe qui dispose d'une antenne à Bakou. Certains des contacts que nous avons noués se sont révélés intéressants. J'ai fait le déplacement à Bakou, accompagnant les personnes que j'ai déjà citées – outre le président, le vice-président Francis Kern, qui a joué un très grand rôle, et Eckhart Hötzel, qui dirige l'Institut ITIRI et qui s'est rendu à de nombreuses reprises à Bakou ; Strasbourg reçoit des étudiants azerbaïdjanais, venus apprendre le français comme langue étrangère ou bien la traduction, depuis longtemps.

Lors de ce déplacement, nous avons rencontré les mêmes universités et des recteurs très intéressés par le projet d'une université qui ne devait pas s'inspirer de l'université Galatasaray à Istanbul mais d'un modèle plus souple – nous avions défendu celui de l'université franco-allemande (UFA), qui est plutôt virtuelle mais propose des projets de recherche et pédagogiques, de la co-diplomation, et des doubles cursus.

Nous avons eu petit à petit la mauvaise surprise de constater que l'ambition de cette université – plusieurs disciplines étaient initialement envisagées : le droit, les sciences politiques, les sciences humaines, la langue française, ou encore les travaux publics – était revue à la baisse.

Il faut savoir que les universités azerbaidjanaises ex-soviétiques sont subdivisées en une douzaine d'universités différentes – à l'origine, la grande université de Bakou était composée d'instituts qui sont par la suite devenus des universités.

Nous avons été assez déçus de voir que ce projet se transformait en une sorte de grande école d'ingénieurs – l'Académie du pétrole, devenue entre temps Université du pétrole et de l'industrie. Le recteur Babanlı est venu à Strasbourg en juillet avec le ministre Jabbarov. Je me suis rendu en Azerbaïdjan à deux ou trois reprises. D'autres délégations ont fait le déplacement. Mais nous avons dû, à la demande de l'Azerbaïdjan, réduire le champ disciplinaire mais aussi géographique du projet. L'envergure de cette université est donc bien plus limitée que ce qui était prévu au départ.

L'emploi de la langue française a donné lieu à de longues discussions. Nous le défendions tout en laissant une place à l'anglais mais aussi au russe. Aujourd'hui, l'université prévoit l'usage du français pour plus tard et peut-être.

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Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

Les Azerbaidjanais ont été déçus de la faiblesse des moyens mis sur la table par la France. En outre, la crise pétrolière a eu pour conséquence de diminuer les ressources de l'État.

Le président Beretz a été reçu pendant près de deux heures par Mme Mehriban Alieva, la « première dame », dans son bureau pendant que nous discutions de points techniques au ministère de l'éducation. Cette rencontre, initialement non programmée, montre combien la présidence azerbaïdjanaise attache beaucoup d'importance à ce projet.

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L'UFAZ n'est pas l'université que l'on pouvait espérer. Combien d'étudiants compte-t-elle ?

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Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

Comme dans une école, il n'y a que quelques dizaines d'étudiants, 160 pour la première année ; ce chiffre augmentera évidemment avec le développement de l'enseignement sur quatre années.

J'avoue que les choses ont été assez compliquées, même si la négociation s'est déroulée dans de très bonnes conditions.

Au départ, nous étions une sorte de consortium français d'une douzaine d'universités. À Bakou, nous étions accompagnés des présidents des universités de Rennes, Rouen et de Montpellier, ainsi que des représentants de Nancy et d'universités parisiennes. Finalement, c'est l'université de Strasbourg qui a été en quelque sorte choisie par les autorités azerbaïdjanaises pour construire le projet définitif.

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Je reviens sur les chiffres. Les 450 000 personnes que vous avez évoquées n'ont pas toutes été déplacées par les Azerbaïdjanais : un grand nombre sont parties d'elles-mêmes. On peut tout faire dire aux chiffres. Vous avez ainsi estimé à 50 000 le nombre d'Arméniens présents à Bakou aujourd'hui, alors que j'en étais resté au chiffre de 30 000.

Je note, madame, que vous avez un instant prêté à Khomeiny une origine azérie.

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Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

Je pense effectivement avoir confondu dans ce cas avec Ali Khamenei. Il n'en reste pas moins que les personnalités d'origine azérie occupent les plus hautes fonctions de l'État en Iran – mon collègue ne m'a pas contredite.

Les populations dans la région ont été sans cesse déplacées au gré des guerres – de force ou parce qu'elles cherchaient refuge. Lors du génocide de 1915, lorsque l'armée ottomane a pénétré le nord de l'Iran, qui était neutre, des personnes ont été déplacées ; la population azérie de Tabriz a refusé d'éliminer les Arméniens, comme on l'y incitait. Des massacres ont toutefois été commis par les Kurdes et par d'autres populations. Les Nestoriens, les Arméniens ont été concernés.

Lors des premières indépendances et des conflits territoriaux qui s'en sont suivis, les populations ont été poussées dehors – les Arméniens de Géorgie et d'Azerbaïdjan, comme d'ailleurs les Azéris d'Arménie. Je ne cherche nullement à occulter ces faits.

Selon les chiffres du recensement soviétique, en 1979, on dénombrait 475 000 Arméniens en Azerbaïdjan ; en 1989, après les premiers pogroms, ils n'étaient plus que 390 000 ; aujourd'hui ils sont très peu nombreux. De même, l'Arménie comptait 170 000 Azéris, qui ont aussi été chassés ou qui ont préféré fuir.

Les chiffres que j'ai cités concernaient la population des districts dits occupés, sans compter que ceux-ci comprenaient aussi des populations kurdes et arméniennes. Si on ajoute au chiffre total le chiffre des Arméniens, sur la base du recensement officiel, on arrive à d'autres chiffres.

Autre aspect, l'ensemble du Caucase ayant connu des conflits, les personnes se sont dispersées ou sont revenues chez elles. Je me suis appuyée sur les chiffres des recensements qui sont publics et disponibles sur internet.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Lors de mes séjours en Azerbaïdjan pour l'observation des élections, le chiffre de 800 000 déplacés m'a été donné.

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Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg

J'ai cité les chiffes des recensements de l'époque. Depuis 1989, les années ont passé, les personnes recensées ont eu des enfants… Le chiffre total peut donc être différent aujourd'hui.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Madame, Monsieur, je vous remercie pour la qualité de vos interventions et des réponses que vous nous avez données.

La séance est levée à quinze heures trente.