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Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national

Séance du 18 novembre 2009 à 16h00

Résumé de la séance

Les mots clés de cette séance

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La séance

Source

La séance est ouverte à 16 heures 40.

Audition de Mme Anne Levade, professeur de droit public à l'Université Paris XII

PermalienPhoto de André Gerin

Après avoir entendu M. Rémi Schwartz, conseiller d'État, et M. Denys de Béchillon, professeur de droit public, nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Mme Anne Levade, professeur de droit public à l'Université de Paris XII et directrice du Centre de recherches communautaires dans cette université.

Nous partageons tous le souci d'apporter la réponse la plus adaptée aux problèmes posés par la pratique du port du voile intégral. Cette réponse doit à l'évidence revêtir un caractère politique, dans la mesure où cette pratique met en cause les fondements du pacte républicain et où le combat à mener porte sur des valeurs aussi essentielles que la dignité de la femme et l'égalité des sexes. Mais la réaffirmation de ces valeurs demeurerait vaine et notre riposte serait sans effet si, dans notre démarche, nous ne prenions pas en considération les exigences – et parfois les contraintes – de l'État de droit. Or, qu'il s'agisse d'une loi ou d'une disposition réglementaire, une mesure d'interdiction peut soulever des difficultés tant au regard du droit français qu'au regard du droit européen.

Sur quels fondements les pouvoirs publics pourraient-ils prendre une mesure d'interdiction ? Pourraient-ils se fonder sur la notion de dignité de la personne humaine, comme composante de l'ordre public, ou sur le respect de la laïcité ? Faudrait-il préciser des circonstances de temps et de lieu ou bien édicter une interdiction générale ? À quelles conditions une mesure d'interdiction serait-elle compatible avec la Convention européenne des droits de l'homme, dont on nous dit qu'elle pourrait réduire la marge de manoeuvre du législateur ?

PermalienAnne Levade, professeur de droit public à l'Université Paris XII

Permettez-moi tout d'abord de vous remercier de l'honneur que vous me faites en me recevant. L'honneur est grand, mais il est aussi redoutable, compte tenu de l'objet de votre mission bien sûr, mais aussi de l'utilité que doit avoir mon audition.

La question étant complexe, il me semble de bonne méthode, le temps m'étant compté, de procéder par affirmations simples, au risque parfois de simplifier, sachant que vos questions me permettront d'apporter des précisions et, le cas échéant, des clarifications. Par ailleurs, n'étant ni la seule, ni la première personne auditionnée en qualité de juriste et souscrivant largement aux propos tenus, avant moi, par M. Rémi Schwartz et par le Professeur Denys de Béchillon, je ferai le choix de ne pas répéter des arguments déjà développés, pour m'interroger sur la faisabilité juridique d'un encadrement – quels que soient sa forme et son contenu – de la pratique du port du voile intégral. Je rappellerai donc brièvement l'état du droit pour, ensuite, cerner la problématique et, enfin, vous exposer les pistes possibles.

L'état du droit est, de mon point de vue, matériellement parcellaire, formellement hétérogène, mais substantiellement cohérent.

Matériellement parcellaire, d'abord. Les solutions juridiques qui ont déjà été apportées sont de trois types.

Certaines concernent précisément le port du voile intégral.

En juin 2008, le Conseil d'État a confirmé le refus de la nationalité française à une Marocaine portant un voile intégral. Il est important de constater que ce n'est pas le port du voile intégral qui a motivé sa décision, mais le mode de vie adopté par l'intéressée. Les conclusions du commissaire du Gouvernement sont sur ce point éclairantes.

En septembre 2008, la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE), adoptant une position qui n'est pas très éloignée d'un jugement de valeur, a estimé que la burqa « porte une signification de soumission de la femme qui dépasse sa portée religieuse et pourrait être considérée comme portant atteinte aux valeurs républicaines ».

Une telle formulation peut être rapprochée de celle retenue par la Cour européenne des droits de l'homme dans un arrêt rendu en 2001 et très critiqué à l'époque : dans une affaire mettant en cause une enseignante portant le foulard, la Cour avait jugé utile d'indiquer que le port du foulard était un « signe extérieur fort », « imposé aux femmes par un précepte religieux difficilement conciliable avec le principe d'égalité des sexes ».

On peut évoquer aussi certaines réponses ministérielles apportées à des parlementaires. Le garde des Sceaux avait ainsi indiqué en 2003 que, pour s'assurer du consentement des époux au mariage, le visage devait impérativement être découvert.

Au-delà de ces quelques cas, on peut considérer, afin d'élargir le champ des solutions juridiques éventuellement pertinentes, que le voile intégral s'apparente au « port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse » – expression de la loi de 2004 –, mais aussi à un « acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction religieuse », formule issue de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.

S'agissant du « port de signes et de tenues manifestant une appartenance religieuse », les solutions sont connues.

On songe en premier lieu, dans la sphère particulière des services publics, à la loi de 2004 sur l'enseignement public, aux jurisprudences relatives à l'hôpital public, ainsi qu'à l'interdiction générale faite aux fonctionnaires et agents publics de manifester leurs convictions religieuses dans l'exercice de leurs fonctions. Participe évidemment de cette logique la Charte de la laïcité dans les services publics du 13 avril 2007.

En deuxième lieu, on songe aux cas où l'identification des personnes est requise, ce qui peut imposer que l'on n'y fasse pas obstacle.

Enfin, essentiellement en raison de contraintes liées à la sécurité ou l'hygiène, des entreprises privées peuvent faire peser sur leurs employés des contraintes de type vestimentaire.

Quant aux « actes motivés ou inspirés par une conviction religieuse », ils ont fait l'objet de solutions jurisprudentielles. Je citerai la décision que le Conseil constitutionnel a rendue en 2001, selon laquelle un praticien hospitalier peut, au nom de ses convictions personnelles, refuser de pratiquer une interruption volontaire de grossesse. Les décisions du Conseil constitutionnel relatives à la liberté de conscience sont suffisamment peu nombreuses pour que je la mentionne.

On le voit : dans tous les cas, les convictions religieuses sont prises en considération et peuvent, quelle que soit leur manifestation, être encadrées.

En deuxième lieu, l'état du droit est, formellement, hétérogène.

Les solutions juridiques que je viens de mentionner sont très exceptionnellement législatives – la loi de 2004 demeure isolée – et très largement jurisprudentielles. Parfois enfin, elles sont portées par des instruments de nature très variée et juridiquement non contraignants, tels que recommandations, codes de bonne conduite ou chartes.

Le fait qu'il s'agisse principalement d'un droit jurisprudentiel n'est guère surprenant, mais il a son importance car le juge, à l'exception du juge constitutionnel, statue en prenant en considération la situation particulière qui lui est soumise – ce qui explique que certaines jurisprudences puissent paraître contradictoires.

Que l'état du droit soit matériellement parcellaire et formellement hétérogène n'empêche pas qu'il soit, en troisième lieu, substantiellement cohérent.

D'une part, entendu comme un acte motivé par une conviction religieuse, le port d'un signe religieux distinctif – et donc, notamment, le port d'un voile intégral – est la mise en oeuvre du principe constitutionnel énoncé à l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, aux termes duquel « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi ».

D'autre part, parce que l'exercice des libertés peut être encadré, le droit peut intervenir pour fixer des limites, lesquelles doivent toujours être justifiées et répondre aux impératifs de nécessité et de proportionnalité – examinés dans cet ordre.

L'état du droit est assez comparable à l'étranger. On ne saurait évidemment faire abstraction de l'histoire et des traditions de chaque État, notamment dans les rapports avec la religion. Il n'en demeure pas moins que tous les États ont, pour l'instant, résolu leurs difficultés par des textes ponctuels et des solutions jurisprudentielles. Ils n'ont pas de texte unique sur la question des signes religieux, en particulier sur le voile intégral, mais tous s'interrogent sur l'opportunité de légiférer.

J'en arrive, dans ce contexte, aux termes de la problématique.

S'interroger sur la faisabilité juridique de l'encadrement du port du voile intégral impose de se poser trois questions, concernant respectivement la notion d'espace public, la pratique visée et les principes en cause.

Tout d'abord, votre mission porte sur la pratique du port du voile intégral « sur le territoire national », autrement dit dans « l'espace public ». Cette expression, qui a déjà été utilisée à plusieurs reprises par d'autres personnes auditionnées, n'est pas une notion juridique, mais si le juriste doit s'en saisir, il doit essayer de déterminer de quoi il s'agit. Pour cela, on peut procéder par étapes.

Le juriste a l'habitude de raisonner en termes de sphère publique et de sphère privée, même s'il ne les distingue pas forcément de manière très claire – parce qu'elles ne sont pas toujours faciles à distinguer. La vie privée – prioritairement à l'intérieur du domicile, de l'espace clos – est distinguée de la vie publique, quel que soit son contexte. Mais un signe religieux distinctif, tel que le voile intégral, qui est une manière de manifester sa conviction, peut être porté aussi bien chez soi que dans la sphère publique ; ce n'est donc pas là que l'on peut trouver une définition de l'espace public.

On peut alors imaginer opposer l'espace public à ce que serait l'espace privé. Il serait donc d'abord un espace physique, n'appartenant à personne en particulier, par opposition à l'espace privé car privatisé, à commencer par le domicile. Ainsi entendu, il serait par nature un espace partagé, à l'usage de tous.

Dans une vision « juridicisée » de cet espace partagé, on peut entendre l'espace public comme étant, par nature, un espace de liberté, soumis à l'article 4 de la Déclaration de 1789, selon laquelle cette liberté consiste « à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Cette liberté n'aurait pour bornes, dans cet espace, que « celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance des mêmes droits », ces bornes ne pouvant être fixées que par la loi – selon les termes de la Déclaration – ou plus généralement par le droit.

L'espace public n'échappe donc pas au droit, mais le droit y a pour objet de permettre à chacun de jouir également des mêmes libertés. Ce raisonnement permet de justifier la distinction faite, en droit français, entre d'une part l'espace public dédié à la liberté de circuler, dont l'encadrement juridique se limite aux exigences de sécurité, et d'autre part, l'espace public affecté à une mission de service public, dans lequel on peut évidemment admettre l'existence de règles destinées à permettre l'exercice de ladite mission.

Deuxième élément : la pratique visée.

Là encore, le juriste est de prime abord un peu démuni, la pratique du port du voile intégral n'ayant évidemment pas vocation à avoir une définition juridique. On doit donc essayer de savoir comment il peut l'appréhender. De nouveau, je procéderai en trois temps.

Premièrement, la pratique du port du voile intégral ne peut pas donner lieu à un exercice de qualification juridique : si l'on peut éventuellement débattre du caractère intégral de tel vêtement, le port du voile et sa pratique sont des éléments objectifs, non susceptibles d'être débattus.

Deuxièmement, la pratique du port du voile doit être juridiquement appréhendée. Autrement dit, le juriste ne peut pas tout faire ; en tout cas, il doit aborder cette pratique avec objectivité. C'est pourquoi je suis en désaccord avec ce qu'ont pu dire la HALDE ou la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) en 2001. D'abord, le droit n'est pas le lieu de débattre de la question de savoir si la religion musulmane, ou une religion quelconque, impose ou non le port de telle tenue ou de tel signe d'appartenance. Il n'a pas davantage vocation à apprécier le bien-fondé d'une obligation religieuse ; à cet égard, je partage la position du juge Tulkens, l'un des critiques les plus âpres de l'arrêt de la CEDH : le rôle du droit n'est pas de porter une appréciation, positive ou négative, sur une religion ou une pratique religieuse, pas plus que d'interpréter les raisons pour lesquelles une religion impose telle ou telle obligation, notamment vestimentaire. En revanche, parce que le port du voile intégral, ou de tout autre signe ou tenue, est une manière d'exercer sa liberté de manifester sa religion, le droit peut déterminer les conditions dans lesquelles cette liberté peut être exercée.

Troisièmement, il faut se demander si l'on peut appréhender le voile intégral isolément ou s'il faut l'aborder comme une forme de la manifestation d'une appartenance religieuse par la voie vestimentaire. La question est d'importance car elle pose le problème du caractère discriminatoire d'un texte, ou d'une règle juridique, qui serait appliqué au seul voile intégral ; j'aurai l'occasion d'y revenir.

Troisième élément de la problématique : les principes en cause.

D'un côté, celles qui pratiquent le port du voile peuvent invoquer la liberté de religion, entendue dans sa double dimension de liberté de conviction et de liberté de manifester sa religion. Si une interdiction ou une limitation ferme du port du voile intégral devaient être envisagées, pourraient aussi être invoqués la liberté d'aller et venir et le principe d'égalité.

De l'autre côté, l'exercice d'une liberté constitutionnelle ne pouvant être limité qu'en invoquant des principes eux-mêmes constitutionnels, les principes qui seraient susceptibles de fonder une interdiction ou une réglementation sont au nombre de trois – et de trois seulement : le principe de laïcité, le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine et l'objectif de protection de l'ordre public. J'écarte le principe de non-discrimination car il n'est pas imaginable, sur le fondement du seul principe d'égalité entre les hommes et les femmes, d'interdire le port du voile intégral, sauf à démontrer juridiquement que celui-ci a une spécificité telle qu'il doit être traité différemment de tous les autres signes d'appartenance religieuse.

Ces trois principes sont-ils opérants ?

Le port du voile intégral dans l'espace public n'est pas une atteinte au principe de laïcité. Non seulement ce principe s'impose seulement à l'État, et non aux personnes privées, mais la laïcité de l'État se justifie par le respect de la liberté de conscience des personnes privées – et on pourrait donc même considérer que le principe de laïcité implique d'autoriser les manifestations de cette liberté. De ce point de vue, on ne peut nier la spécificité, d'une part, du service public, et d'autre part, des obligations qui, dans certaines hypothèses, peuvent être imposées aux usagers de certains services publics, en particulier l'enseignement public.

La question est plus délicate pour le principe de dignité, consacré par le Conseil constitutionnel dans une formulation qui montre sa spécificité – principe de « sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation ». C'est un principe de droit objectif et, de ce fait, auquel on ne peut déroger ; autrement dit, il n'y a pas de petites et de grandes atteintes à la dignité, il n'y a pas des atteintes acceptables et d'autres qui ne le seraient pas. Toute atteinte au principe de dignité est, par nature, inacceptable et doit donc conduire à une prohibition. Cela vaut non seulement dans l'espace public, mais aussi dans l'espace privé. Par conséquent, si l'on décidait d'invoquer le principe de dignité, la seule solution serait l'interdiction générale et absolue en toutes circonstances. Cela n'irait pas sans difficulté car il faudrait parvenir à démontrer, alors que la liberté est le propre de l'homme, que l'exercice d'une liberté conduit à la négation de sa dignité. Ce débat me paraît dangereux, et c'est pourquoi ce fondement ne me semble pas le plus pertinent.

Il est plus simple d'aborder les choses sous l'angle de la protection de l'ordre public – à condition de convenir que l'ordre public, à l'inverse du principe de dignité, présente la particularité d'être nécessairement apprécié en fonction des circonstances. Il ne fait aucun doute que sa protection peut justifier la limitation ou l'encadrement des libertés. De même, l'ordre public peut conduire à exiger d'une personne qu'elle fasse la preuve de son identité. On ne peut pas davantage contester que, si l'on considère qu'il y a menace, l'ordre public peut justifier que certains signes ou certaines tenues soient, momentanément et dans certains lieux, prohibés. Mais j'y insiste, l'ordre public ne peut pas, de manière générale et à l'échelle de l'ensemble du territoire, conduire à une prohibition, sauf à considérer qu'il y aurait une menace permanente liée, en l'espèce, à une manifestation de la liberté de religion.

Les obstacles juridiques à l'interdiction ou à l'encadrement de la pratique du port du voile intégral sont donc sérieux. Cela ne signifie pas que l'on ne peut rien faire, et c'est pourquoi j'en viens, pour la troisième et dernière partie de mon intervention, aux pistes possibles.

Il ne s'agit évidemment pas pour moi d'envisager ce que pourraient être vos préconisations ; mon but est de cerner ce qui est juridiquement faisable.

Tout d'abord, quels sont les instruments juridiques disponibles ?

Votre mission est le premier. La résolution en est un autre, qui me paraît utile et important. Cet instrument nouveau permet une prise de position politique et symbolique. Bien sûr, il n'exclut pas la solution normative, mais la résolution et la loi devraient, à mon sens, avoir chacune un objet différent : la loi n'est pas, ou de moins en moins, le lieu du symbole, alors que la résolution peut en être le lieu privilégié.

S'agissant de la voie normative, il faut s'interroger sur ce que peut la loi.

La pratique du port du voile intégral s'inscrivant dans le cadre du droit des libertés, la loi pourrait avoir pour objet de consacrer, de prohiber ou d'encadrer l'exercice de cette liberté.

J'écarte la question de la consécration qui, face à des principes de valeur constitutionnelle, ne se pose pas.

Du point de vue juridique, la prohibition présente les mêmes contraintes et les mêmes exigences que l'encadrement – qui consiste en des limitations –, si ce n'est que le contexte juridique doit être encore plus affirmé. Que l'on prohibe ou que l'on limite, il faut nécessairement démontrer que le cadre juridique retenu répond à une nécessité, et qu'il est proportionné. Bien sûr, en cas de prohibition, la question de la proportionnalité se pose avec encore plus d'acuité, a fortiori si l'ensemble du territoire est visé.

Une fois la décision prise de prohiber ou d'encadrer, il faut déterminer la pratique susceptible d'en faire l'objet. En 2004, en se prononçant sur ce que l'on avait pris l'habitude d'appeler le foulard islamique, le législateur avait jugé utile d'élargir le champ d'application de la loi en visant, à juste titre, le port des signes et tenues manifestant une appartenance religieuse. Le principe d'égalité était, en effet, en cause. Si l'on veut viser un signe spécifique, il faut arriver à démontrer qu'il l'est suffisamment pour justifier un encadrement juridique particulier. J'insiste sur ce point, important en droit français mais aussi en droit européen : la Cour européenne des droits de l'homme a l'habitude d'examiner de manière combinée la violation d'un droit – en l'occurrence, ce serait la liberté de religion – et le principe de non-discrimination ; le risque juridique est donc avéré.

Pour conclure, ni la laïcité, ni la dignité, ni l'ordre public ne peuvent, en l'état, justifier une interdiction générale et absolue visant spécifiquement le port du voile intégral. Ils ne justifient pas davantage une interdiction étendue à l'ensemble des signes ou tenues manifestant une appartenance religieuse, une extension du champ d'application du texte afin qu'il ne revête pas un caractère discriminatoire posant naturellement d'autres difficultés.

Par ailleurs, pour les raisons que j'ai indiquées, le principe de dignité ne me paraît pas susceptible de fonder des limitations. La dignité ne se met pas en oeuvre, elle est un fait ; par conséquent, on ne peut pas encadrer une pratique en se fondant sur ce principe.

Cela dit, laïcité et ordre public peuvent ponctuellement fonder des interdictions ou des limitations, à condition d'être justifiées au regard de la nécessité et de la proportionnalité. Ainsi, il serait possible d'envisager un texte visant, d'une part, à faire une synthèse des solutions qui sont actuellement matériellement éparses et formellement hétérogènes, et d'autre part, à proposer des solutions aux questions nouvelles qui n'ont pas encore été tranchées – faute pour le juge d'avoir été saisi ou pour d'autres autorités d'avoir eu l'occasion de se prononcer.

La voie est sans doute étroite, mais elle ne me semble pas impraticable, et je suggère au législateur d'explorer la combinaison des différents instruments à sa disposition – rapport de la mission, résolutions, lois éventuelles.

PermalienPhoto de Éric Raoult

Madame le professeur, avez-vous suivi le débat de 2004 ? Quelles analogies constatez-vous avec le débat actuel ?

Pensez-vous qu'une « résolution » puisse être suffisamment évocatrice pour la population ?

PermalienPhoto de Jean Glavany

Merci, Madame, pour votre éclairage juridique approfondi. En évoquant nos principes de droit, vous n'avez pas rappelé que le droit français a édicté des normes visant à combattre certaines idéologies, comme le racisme et l'antisémitisme. Or notre civilisation combat ouvertement les deux idéologies, talibane et salafiste, qui encouragent la pratique du port du voile intégral. Cela peut être une piste juridique.

En ce qui concerne la laïcité, je suis assez d'accord avec vous : c'est un principe qu'il est difficile d'invoquer.

Sur l'ordre public, je ne me sens pas loin de vous non plus. Comme certains pays de l'Union européenne commencent à le faire, on peut considérer que l'ordre public impose que l'on puisse témoigner de son identité à tout moment sur le territoire national ; cependant les lois actuelles sont suffisantes, en cas de contrôle d'identité, pour obliger les femmes portant une burqa ou un niqab à se découvrir. On risque donc, en s'engageant dans cette voie, de prendre une mesure disproportionnée.

Il reste les principes de dignité et de non-discrimination. Je suis frappé que la professeure agrégée que vous êtes n'ait pas du tout évoqué le fait que, étant imposé aux seules femmes, le voile intégral crée une inégalité manifeste entre les hommes et les femmes et porte atteinte à la dignité de la femme dans la mesure où il cache le visage, cette partie du corps qui sert à l'identification, à l'échange, à l'expression. Que penseriez-vous de l'idée d'intégrer le port du voile intégral dans le champ de la proposition de loi relative à la lutte contre les violences faites aux femmes, issue du travail effectué l'an dernier par une mission parlementaire et qui semble aujourd'hui faire consensus ?

PermalienPhoto de Jacques Myard

Madame, votre exposé m'a fait penser à La guerre de Troie n'aura pas lieu de Giraudoux, qu'aimait citer mon maître Gilbert Guillaume. Les juristes, quand ils sont interrogés, répondent que, selon les cas, on peut trancher d'un côté ou de l'autre. Vous n'avez pas tranché intellectuellement parlant.

Je suis très surpris que vous n'ayez pas mentionné l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, très net sur l'égalité des sexes. Pour ma part, je ne vois d'ailleurs d'obstacle à une démarche législative ni dans la Constitution ni dans la CEDH.

Permettez-moi de vous lire un passage du courriel que m'a envoyé une personne qui défend le voile intégral. « L'objectif de mon Dieu est de protéger le musulman et la musulmane contre le péché de l'adultère et ses conséquences. Il a commandé aux deux, homme et femme, de ne pas regarder la beauté de personnes de sexe opposé. C'est toujours dans la philosophie de détruire la racine du péché d'adultère ». Sans juger la religion de cet homme, je constate pour ma part que depuis des temps immémoriaux, les femmes ont toujours été dévoilées à nos côtés – et j'y vois beaucoup d'avantages.

Il faudra trancher, et nous prendrons nos responsabilités. La distinction que vous avez faite entre espace public et espace privé est un faux problème : si l'on considère que le port du voile intégral est une violence faite aux femmes, une discrimination et une atteinte à la dignité de la personne humaine, il n'y a plus de différence à faire entre sphère privée et sphère publique.

PermalienPhoto de Pierre Cardo

Vous avez évoqué le principe de liberté, mais notre République affiche aussi les principes d'égalité et de fraternité.

Lorsqu'une personne apparaît en portant le voile intégral, elle refuse l'un des modes d'expression des individus dans l'espace public. N'y a-t-il pas là une inégalité, non de traitement, mais de comportement, sur laquelle on pourrait s'appuyer juridiquement ? Quant au principe de fraternité, qui certes a un caractère subjectif, est-il respecté quand certains jugent nécessaire d'imposer une protection contre tous les représentants du sexe masculin, susceptibles d'avoir par leur regard des pensées malsaines ?

PermalienPhoto de Nicole Ameline

Je partage totalement la position de mes collègues : le port du voile intégral n'est pas une liberté, mais une atteinte à la liberté.

Il faudrait, Monsieur le président, que nous approfondissions notre travail au regard de la Convention des Nations Unies sur l'élimination de toutes les formes de discriminations à l'égard des femmes, connue sous le nom de convention CEDAW. Il nous faut, en effet, assurer, et je vous rejoins sur ce plan, Madame, la conformité de la loi que nous pourrions adopter avec le droit européen et international ; mais cela, en nous fondant sur le fait que le port du voile intégral est une discrimination à l'égard des femmes, et non en considérant que c'est la loi qui aurait un caractère discriminatoire.

PermalienPhoto de Danièle Hoffman-Rispal

Comme l'a dit notre collègue Glavany, le port du voile intégral est une violence faite aux femmes.

En France, les juristes nous disent qu'une loi pourrait être jugée discriminatoire par la Cour européenne des droits de l'homme. Or en Belgique, où la mission s'est rendue, un vieux règlement qui permettait aux communes d'interdire le port d'un masque dans l'espace public en dehors des périodes de carnaval a été remis à l'honneur, et le port du voile est aujourd'hui prohibé dans presque toutes les communes belges par des règlements municipaux. Si ce règlement ne pose pas de problème à la Cour européenne des droits de l'homme, pourquoi l'adoption d'une loi en France en poserait-elle un ?

PermalienPhoto de Sandrine Mazetier

Parmi les outils utilisables, vous avez cité la résolution, que nous avons depuis peu à notre disposition, mais vous avez été très brève sur le sujet. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?

Pour respecter le principe d'égalité, la proposition de loi évoquée par notre collègue Glavany ne devrait-elle pas inclure dans les violences faites aux femmes, outre le port du voile intégral, des pratiques telles que l'interdiction d'appartenir à tel ou tel groupe ? Dans ce cas, jusqu'où faudrait-il aller ?

Enfin, si vous avez été très convaincante sur les limites et les contraintes de la prohibition, pouvez-vous préciser votre pensée au sujet de l'encadrement ?

PermalienPhoto de Nicolas Perruchot

Merci, Madame, pour votre exposé très complet. Les explications que vous nous avez données vous conduisent-elles à considérer que le droit actuel est suffisant et à recommander au législateur le statu quo juridique ?

PermalienPhoto de Pierre Forgues

Le panorama que vous avez dressé, Madame le professeur, ne nous aide pas beaucoup à trouver la solution. On ne peut pas y parvenir en partant comme vous le faites de la notion de liberté. Le bon point de départ est le fait que le port du voile intégral est un asservissement, une discrimination, une atteinte à la dignité.

PermalienAnne Levade, professeur de droit public à l'Université Paris XII

Oui, Monsieur le rapporteur, j'avais suivi les discussions sur la loi de 2004. Le parallèle avec le débat d'aujourd'hui tient évidemment au fait que l'on parlait du port d'un signe vestimentaire. Mais les particularités étaient de deux ordres : d'abord, on visait un service public, où pouvait donc s'appliquer le principe de laïcité ; ensuite, il s'agissait d'un service public bien particulier, celui de l'enseignement, lequel concerne des enfants et des adolescents, dont on considère qu'ils peuvent légitimement bénéficier d'une protection renforcée. Tout en ayant la liberté de conscience, ils n'ont sans doute pas la maturité suffisante pour forger leur conscience de manière totalement libre ; c'est la raison pour laquelle on considère que la disparition de tout signe est conforme à l'exigence de laïcité, mais c'est un cas très particulier. Le milieu hospitalier est lui aussi un espace public particulier ; pour l'instant, on en est à ce que les Canadiens appellent les « accommodements raisonnables », c'est-à-dire qu'on s'arrange pour trouver des solutions.

La résolution n'aura de retentissement dans l'opinion, bien évidemment, que si les parlementaires se saisissent de ce nouvel instrument. Les premières utilisations seront déterminantes. Les conditions dans lesquelles une résolution sera adoptée le seront aussi : je pense à la présence des parlementaires au moment du débat, mais aussi à la possibilité d'un consensus républicain, comme ce fut le cas pour la loi de 2004 ; une résolution votée à l'unanimité aurait un retentissement certain.

L'intérêt de la résolution me paraît double. D'abord, la résolution affirme le rôle politique des parlementaires – qu'on avait voulu, disons-le, effacer en 1958 – et c'est pourquoi il faut l'utiliser. Ensuite, elle permet – c'est son objet même – de dire ce qui n'a pas vocation à être dit par le droit, et par exemple de prendre une position exprimant un jugement de valeur, en faisant référence, le cas échéant, à des principes républicains. Mais une prise de position politique n'a pas nécessairement vocation à produire des effets juridiques ; c'est pourquoi la norme et la résolution, j'y insiste, sont combinables : vous pouvez d'une part afficher une position politique de principe, et d'autre part en tirer les conséquences juridiques possibles, en tenant compte des contraintes de l'état de droit.

Je n'ai pas ici à préconiser, ou non, le statu quo. Je pense cependant que, de manière parcellaire et dispersée, il est possible de trouver des réponses à de nombreuses questions. On le constate à chaque fois qu'un problème se pose devant un juge. La loi pourrait être l'occasion de rappeler et de regrouper ces solutions. S'agissant des questions nouvelles qui peuvent se poser, sur le voile intégral comme sur d'autres signes d'appartenance religieuse, le législateur peut avoir un rôle d'anticipation.

Une loi, nécessairement lapidaire, qui poserait le principe d'une prohibition entraînerait deux problèmes. Le premier est celui de ses conséquences juridiques immédiates : comment faire pour appliquer cette prohibition de manière concrète et générale, sur l'ensemble du territoire, dans la sphère privée comme dans la sphère publique ? D'autre part, cette loi apparaîtrait nécessairement comme ayant un caractère politique, précisément parce que les modalités juridiques concrètes de sa mise en oeuvre ne seraient pas immédiatement visibles.

J'en viens enfin à trois thèmes récurrents dans vos questions : la dignité, la non-discrimination, les violences faites aux femmes.

Vous me reprochez de m'être positionnée du point de vue de la liberté de religion. Or je ne vois pas comment le juriste peut analyser le port d'un signe ou d'une tenue visant à manifester une appartenance religieuse autrement que comme l'exercice d'une liberté ; le droit n'est pas le lieu d'un jugement de valeur. Ensuite, on peut s'interroger sur la possibilité qu'offre le droit de protéger l'individu contre lui-même – car c'est bien de cela qu'il s'agit. Je souscris entièrement aux propos du professeur de Béchillon sur le consentement. Si chacun peut, à titre individuel, donner son sentiment sur tel ou tel comportement, il est extrêmement difficile, voire impossible, à l'auteur d'une norme juridique, et notamment au législateur, d'affirmer de façon générale que telle pratique est un asservissement ou une atteinte à la dignité. Le rôle du producteur de normes juridiques n'est pas de définir la dignité humaine. D'ailleurs, la jurisprudence, notamment administrative, se fondant sur le principe de dignité est rare.

PermalienPhoto de Jean Glavany

Et la décision du Conseil d'État sur le « lancer de nains » ?

PermalienAnne Levade, professeur de droit public à l'Université Paris XII

Elle est très isolée. Et on a vu les problèmes que pouvait poser le principe de dignité à propos des arrêtés anti-mendicité.

Ensuite, le législateur peut-il, et doit-il, dire que le port d'un signe religieux distinctif est une violence faites aux femmes ? La problématique du consentement est entière. Le droit n'utilise que dans des cas très circonstanciés l'argument de la protection de l'individu contre lui-même car cela conduit à considérer que l'individu n'est plus libre de son consentement – ce qui justifie par exemple des régimes de protection juridique comme la curatelle ou la tutelle. Considérer que le port d'un signe d'appartenance religieuse implique nécessairement une situation d'asservissement, c'est admettre que l'on parle d'individus qui ne sont pas libres ; cela renvoie au débat sur les femmes qui seraient contraintes de porter la burqa et celles dont le choix serait libre et éclairé. Mon seul propos est de souligner que le droit a des limites et qu'il serait risqué de s'aventurer sur ce terrain.

Quant au principe de non-discrimination, il est très riche, mais il faut y avoir recours avec prudence. Si je n'ai pas cité l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, c'est que la Cour européenne des droits de l'homme ne l'utilise jamais de manière isolée.

PermalienAnne Levade, professeur de droit public à l'Université Paris XII

Sur un cas très particulier. Notamment en matière de liberté de religion, elle n'utilise traditionnellement le principe de non-discrimination qu'en combinaison avec d'autres principes.

Peut-on invoquer le principe de non-discrimination ? Si l'on considère qu'il y a asservissement et violence faite aux femmes, on peut le combiner avec le principe d'égalité. Mais demeure l'incertitude quant à la recevabilité des arguments invoqués pour mettre en évidence la spécificité du signe, s'agissant de justifier une mesure qui, si l'on invoque en outre la dignité, ne pourrait être qu'une interdiction générale et absolue.

Je termine par la distinction entre prohibition et encadrement. La prohibition est l'interdiction du port d'un signe religieux distinctif de manière générale et absolue. La limitation est l'interdiction de cette pratique soit dans certaines circonstances, soit dans certains lieux. Les motifs de cette interdiction, qui doivent être bien précisés, pourraient se fonder sur la laïcité ou sur des considérations d'ordre public.

PermalienPhoto de André Gerin

Merci beaucoup. Je ferai trois remarques.

Nous n'entendons jamais parler à l'occasion de nos auditions des cas avérés de femmes, d'adolescentes et même de fillettes de moins de dix ans en situation de contrainte.

Pour notre part, nous considérons que le voile intégral relève d'une idéologie barbare. La question – politique – est donc de savoir si nous voulons prendre des mesures législatives pour combattre cette idéologie barbare.

Enfin, nous voulons vraiment en finir avec les accommodements, et c'est là un message que nous voulons faire entendre.

Audition de M. Benjamin Stora, historien

PermalienPhoto de André Gerin

Nous avons le plaisir d'accueillir M. Benjamin Stora, professeur des universités enseignant l'histoire du Maghreb et de la colonisation française, directeur scientifique de l'Institut Maghreb-Europe et membre du laboratoire Tiers-Monde-Afrique au CNRS.

Vous avez consacré l'essentiel de votre vie de chercheur, Monsieur le professeur, à l'histoire du Maghreb, en particulier de l'Algérie, ainsi qu'à la colonisation française : c'est votre point de vue de connaisseur du monde arabe et de ses relations avec l'Occident qui nous intéresse aujourd'hui. En effet, nous ne pouvons pas occulter l'impact de l'environnement géopolitique sur la pratique du port du voile intégral. L'état des lieux que nous avons entrepris tend à suggérer que cette pratique trouve en partie ses origines dans les bouleversements que connaît le monde arabo-musulman depuis plus d'un siècle et dans les relations qu'entretiennent les sociétés de part et d'autre de la Méditerranée.

Les éventuelles séquelles de la décolonisation peuvent-elle, selon vous, expliquer ce qui peut apparaître comme une crispation identitaire ? L'échec de l'intégration, les événements politiques et religieux récents ou plus anciens survenus au Maghreb, sont-ils d'autres facteurs explicatifs ?

PermalienBenjamin Stora

Permettez-moi d'apporter une précision qui n'est pas inutile, puisqu'elle éclaire le point de vue depuis lequel je me place. Je suis professeur dans deux universités, enseignant l'histoire du monde arabe à l'Inalco et l'histoire du Maghreb contemporain à Paris XIII-Villetaneuse, en Seine-Saint-Denis. Pour en avoir discuté avec des centaines d'étudiants, pour m'être trouvé devant des amphithéâtres où étaient assises une quarantaine de jeunes filles entièrement voilées, je crois connaître ce problème. Les réflexions que je vous livrerai ne sont donc pas seulement celles de l'historien ; elles sont aussi inspirées par mon vécu et ma pratique universitaire.

En guise d'introduction, il convient de rappeler que les populations d'origine ou de culture musulmane vivant en France proviennent dans leur grande majorité du Maghreb. Les statistiques établissent leur nombre entre cinq et huit millions.

Les voiles dont il est ici question – burqa ou niqab – n'appartiennent pas à la tradition du Maghreb. Dans ces pays, c'est le haïk qui faisait figure de voile traditionnel jusqu'à la fin des années 1970, de couleur blanche à Alger ou noire à Constantine, masquant le visage ou le jilbab, vêtement qui recouvre entièrement le corps.

L'indépendance a été une formidable séquence d'émancipation, notamment pour les femmes qui ont participé à la guerre. Mais elle a placé le rapport au voile dans une grande ambivalence, puisque le voile était à la fois une marque de défi à l'égard de la présence française et une oppression dont il s'agissait de se libérer une fois l'indépendance obtenue. Dans les années 1970, notamment en Tunisie sous l'influence d'Habib Bourguiba, ces vêtements appartenant à la tradition religieuse, culturelle et patriarcale avaient pratiquement disparu.

Les voiles que nous connaissons aujourd'hui se sont implantés pendant les années 1980, en rapport à des événements historiques très précis. Cette décennie s'ouvre avec la révolution iranienne en 1979 et se clôt en 1989, qui n'est pas seulement l'année de la chute du Mur, mais aussi celle du retrait des troupes soviétiques d'Afghanistan et de la naissance officielle du Front islamique du salut en Algérie. Pendant cette période décisive, un renversement de tendance se produit, qui permettra aux révolutions religieuses de l'emporter et ouvrira la voie à de nouvelles idéologies.

Les vêtements « afghans », portés aussi bien par les hommes que par les femmes, deviennent l'expression de cette radicalité politique. Ils sont une sorte d'armure, le signe d'appartenance à des groupes en situation de guerre. Ils vont alors traverser la Méditerranée pour s'installer en France : 1989, c'est aussi l'affaire de Creil.

Vingt ans après, la situation est encore différente. Le voile est aujourd'hui la marque d'un ressourcement identitaire, ce qu'il n'était pas auparavant. Si la burqa ou le niqab n'ont pas trouvé leur place au Maghreb, le hijab a progressivement envahi l'espace public et est désormais porté par près de 90 % des Algériennes et des Marocaines. Il est souvent perçu comme un instrument d'émancipation, dans la mesure où il permet aux femmes de s'approprier la rue et d'y circuler sans crainte du regard masculin.

Certains groupes politiques ont instrumentalisé le voile. Ils ont fait de cet accessoire, qui symbolise de manière évidente la différence et la séparation, une marque de défi à l'encontre des États arabes et des démocraties européennes. Mais dans la durée, ce défi s'est peu à peu transformé en croyance : le port du voile a alors été revendiqué par d'autres factions comme une pratique religieuse consentie.

De fait, c'est à l'intérieur de l'espace religieux – l'islam est la deuxième religion de France – que le combat se livre, alors que les groupes qui ont enfourché ce cheval de bataille sont des idéologues, qui poseront ensuite la question des services publics ou de l'enseignement, et visent, au-delà, l'instauration d'un système de société. C'est la raison pour laquelle je ne pense pas que ce combat puisse être mené uniquement d'un point de vue juridique ou religieux : il doit l'être sur un plan idéologique, culturel et politique.

Le port du voile intégral me semble inacceptable dans deux situations : à l'hôpital, où le médecin doit savoir qui il soigne, et lors des examens universitaires, où le principe d'égalité entre citoyens doit être respecté. Ainsi, en tant que professeur, je refuse de faire passer un examen à une femme si je ne peux pas vérifier son identité. Je dois noter que la plupart de mes étudiantes ont accepté d'ôter ponctuellement leur jilbab ; par ailleurs, je constate que celles qui portaient le voile intégral en 2004 ont changé de tenue vestimentaire lorsqu'elles sont entrées en master.

Incidemment, lorsque je leur fais remarquer que le voile intégral ne les aidera pas à trouver un emploi, ces femmes me répondent qu'elles iront travailler au sein de quartiers communautarisés. L'apparition de « secteurs » réservés aux croyants, hors des lois de la laïcité et de la République, avec commerces et institutions scolaires ad hoc constitue l'un des problèmes auxquels nous serons confrontés dans les vingt prochaines années.

Partant de ces situations, fréquentes dans les milieux hospitalier et universitaire, nous devons pouvoir énoncer des règles simples, pratiques et évidentes. J'avoue ne pas voir la nécessité de concevoir une grande loi.

PermalienPhoto de Éric Raoult

Vous faites partie des grands connaisseurs du Maghreb. Mme Habchi, que nous avons auditionnée, nous a rapporté en des termes très émouvants la situation qu'avaient vécue ses cousines en Algérie pendant la guerre civile. Pouvez-vous nous en dire davantage ? Par ailleurs, il nous semble que le voile intégral est une façon, pour les jeunes femmes issues de l'immigration et récemment converties, d'exprimer leur zèle et de combler l'absence de repères linguistiques ou culturels. Faites-vous ce constat en Seine-Saint-Denis ?

PermalienPhoto de Jean Glavany

La professeure Anne Levade, que nous venons d'auditionner, part du principe que le port du voile intégral est le signe d'une appartenance religieuse et qu'en conséquence, une loi pourrait porter atteinte à la liberté religieuse. Votre démarche est différente, puisque vous estimez qu'il s'agit de l'expression d'une radicalité politique. L'historien que vous êtes peut-il nous indiquer quels sont les fondements de cet asservissement des femmes et pourquoi cette radicalité a trouvé dans le voile intégral un moyen d'expression ?

PermalienPhoto de Jacques Myard

Après avoir rencontré à Damas une Marseillaise mariée à un Koweïtien et portant le voile intégral, je m'interroge sur les motivations de ces femmes. Votre pratique d'enseignant vous permet-elle de nous donner des éléments sur la liberté dont elles jouissent, où à l'inverse, sur les pressions sociales dont elles peuvent faire l'objet ?

PermalienPhoto de André Gerin

Vous avez parlé du retentissement des événements de 1979 et de 1989. Quelle est l'incidence des deux guerres du Golfe et, tout particulièrement en France, de la guerre civile algérienne ?

PermalienBenjamin Stora

Effectivement, les femmes – enlevées, forcées à des mariages de jouissance, assassinées – ont payé un tribut terrible à la guerre civile algérienne. Mais il faut savoir que cette question a servi d'alibi au pouvoir en place, de faire-valoir pour légitimer la répression. Depuis, le statut des femmes datant de 1984 n'a pas été modifié et la charia, dont l'instauration n'est pas le fait des islamistes puisqu'elle remonte à 1963, est toujours en vigueur. Et si l'on met l'accent sur l'islamisme radical, on oublie souvent que c'est l'État qui a encouragé le développement de l'islam comme religion d'État.

Bien sûr, les jeunes femmes voilées qui apprennent l'arabe à l'Inalco sont souvent des Françaises converties ou des Beurettes qui ne connaissent pas le pays de leurs parents et n'en parlent pas la langue. Le voile renforce certainement leur sentiment d'appartenance identitaire et les installe dans une posture victimaire, soulignant les persécutions dont elles imaginent faire l'objet. Elles croient souvent à l'existence d'une continuité entre la France coloniale et la France d'aujourd'hui. Cette représentation imaginaire d'une société française qui perpétuerait l'esprit colonialiste, qu'on le veuille ou non, s'est installée dans les banlieues et chez beaucoup de jeunes.

Ce constat en amène un autre, que je me permets de vous soumettre : l'absence de chaires universitaires sur le monde arabe, sur l'histoire du Maghreb ou sur la langue arabe explique les lacunes de la transmission mémorielle. Il faut y voir une des raisons pour lesquelles beaucoup vont chercher dans les formes les plus radicales de la religion ou les plus théoriques du nationalisme arabe – dans sa version laïcisée mais islamiste – des outils de référence.

Il est donc heureux que des jeunes femmes voilées assistent à mes cours sur l'histoire des rapports entre le Maghreb et la France – la façon dont le nationalisme algérien s'est inspiré des principes de la République par exemple –, plutôt qu'elles aillent écouter des discours essentialistes et religieux, faisant des guerres de décolonisation un jihad livré contre l'Occident.

Je ne peux pas traiter ici de la question, bien trop large, des fondements historiques de l'inégalité entre les hommes et les femmes en islam. Je ferai simplement remarquer que ces sociétés patriarcales, rurales et méditerranéennes n'ont pas bénéficié du mouvement de réforme, amorcé au XIXe en Égypte, qui visait à séculariser les sociétés musulmanes et, par voie de conséquence, à instaurer l'égalité politique. La Nahda a été interrompue, sauf dans les sociétés dites « kémalistes ».

L'absence de laïcisation des États issus des indépendances, le choc de la dépersonnalisation culturelle, le problème de la dépossession identitaire par l'intermédiaire de la langue sont autant de phénomènes qui se cumulent et doivent être analysés. Pour autant, ils n'expliquent pas la situation qui prévaut depuis 1979, quand la révolution iranienne a donné un coup d'accélérateur à l'histoire. Depuis trente ans, le problème du ressourcement et de la recherche d'une personnalité authentique face à un Occident considéré comme dominateur, ont permis à l'islam politique de s'inscrire comme une idéologie à part entière. À nous d'en rechercher les théories, d'analyser ses programmes, de comprendre ses visées.

Les motivations qui peuvent conduire une jeune femme à se recouvrir d'un voile sont multiples : ressourcement identitaire ; défi lancé aux parents ; défi lancé à l'école ; volonté de se séparer d'une société considérée comme injuste ; sentiment de revanche par rapport à des grands-parents immigrés, condamnés à une relégation sociale et culturelle. Il faut prendre la mesure de cette réalité pour mieux l'affronter et ne pas se limiter à des considérations abstraites sur l'islam.

Le rapport que ces personnes entretiennent avec la France procède à la fois d'une fascination et d'un sentiment de rejet. Nous vivons dans la société multiculturelle la plus riche d'Europe. Si celle-ci est attirante, elle ne fait pas toute sa place à cette immense jeunesse qui aspire à y entrer.

À cet égard, il me paraît essentiel que nous puissions à la fois combattre le rejet de l'autre – ces vieux démons de l'islamisme que sont la misogynie, l'homophobie, l'antisémitisme et la xénophobie prospèrent dans les quartiers – et en même temps adresser un message qui rappelle l'impératif d'accueil, de générosité et d'égalité citoyenne. Sans cela, vos lois seront toujours perçues comme allant dans le même sens, celui de la stigmatisation et de l'assignation à résidence identitaire perpétuelle.

PermalienPhoto de André Gerin

Je vous remercie.

Audition de M. Patrick Gaubert, président de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA), président du Haut conseil à l'intégration, accompagné de MM. Gérard Unger et Richard Séréro, respectivement vice-président et secrétaire général de la LICRA

PermalienPhoto de André Gerin

Avant de procéder à notre troisième audition, je donne la parole à M. Myard, pour une communication.

PermalienPhoto de Jacques Myard

Je désire donner à la mission une idée de la littérature qui circule dans nos banlieues, à partir d'un ouvrage que j'ai trouvé en vente sur un marché. Ce livre, imprimé en Belgique, a fait la une d'un hebdomadaire : il s'agit du Recueil de fatwas concernant les femmes, fatwas émanant « de Ibn Bâz, Al-Albânî, Al-‘Uthaymîn et de nombreux autres savants ».

Voici, par exemple, textuellement, la réponse à la question n° 13, « Du jugement relatif à l'urine du nourrisson touchant le vêtement ».

« Ce qui est juste à ce propos est que l'urine du garçon qui allaite est d'une impureté légère, il suffit pour la purifier d'éparpiller de l'eau, c'est-à-dire que la zone soit couverte d'eau sans frotter ni essorer.

« Cela est rapporté du Prophète à qui l'on amena un jeune bébé et qu'il posa sur ses genoux qui lui urina dessus. Il demanda de l'eau et en couvrit la zone sans la laver.

« Quant à la fille, il faut obligatoirement laver son urine car la règle première est que l'urine est impure, il incombe donc de la laver. Toutefois, l'exception est faite pour le petit garçon vu ce qu'indique la Sunna à ce sujet. »

On interroge : « Est-il permis aux femmes de prendre une imam parmi elles, qui les guidera dans la prière durant le ramadan ? » Pour ce qui est de l'égalité des sexes, on rapporte un propos du Prophète : « Jamais ne réussira un peuple qui confère ses affaires à une femme. » Il est également affirmé que la femme peut prendre la pilule à condition que son mari l'autorise. Et le livre traite ainsi de quelque deux cents questions dans le même esprit…

PermalienPhoto de André Gerin

Nous poursuivons maintenant nos travaux par l'audition de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA), représentée par son président, M. Patrick Gaubert, par son vice-président, M. Gérard Unger, et par son secrétaire général, M. Richard Séréro. M. Gaubert préside également le Haut conseil à l'intégration.

Outre le combat dans lequel elle s'illustre depuis plus de quatre-vingts ans contre le racisme et l'antisémitisme, la LICRA oeuvre depuis 1999 contre la discrimination au travail, pour la citoyenneté et en faveur des jeunes des milieux défavorisés. Ce sont là des sujets qui intéressent au plus haut point l'avenir de notre société et que nous ne souhaitons pas négliger dans notre réflexion sur la pratique du port du voile intégral.

Je tiens à le redire avec force : nous refusons toute stigmatisation d'une frange de la population française à raison de ses origines ou de sa religion supposée. Le propos de cette mission est d'analyser et de combattre ce qui nous apparaît comme une dérive sectaire et intégriste, qui plus est source de discriminations et d'amalgame au détriment de nos concitoyens de confession musulmane. Dans nos échanges, notamment avec les responsables du culte musulman, nous avons toujours insisté sur la nécessité de séparer la question, politique, du port du voile intégral, de celle de la place qu'il convient de reconnaître, dans notre République, à l'islam, deuxième religion de France.

Dans cette optique, Monsieur Gaubert, je souhaiterais avoir votre sentiment sur le poids des discriminations dans le phénomène du voile intégral et sur les conditions d'une réponse équilibrée à apporter à cette question.

PermalienPhoto de Jean Gaubert

Monsieur Myard, tout ce qui est excessif est insignifiant. Cette littérature relève de l'anecdotique – mais elle existe, c'est vrai.

Je voudrais partir d'un constat : il y a cinq ou dix ans, le phénomène du port du voile intégral en France tenait de l'exceptionnel ; aujourd'hui, c'est devenu un phénomène marginal. La nuance est importante. Qu'en sera-t-il demain ? Dans certains quartiers de Paris, Lille, Lyon, Marseille ou ailleurs, les burqas ou les tenues salafistes modifient le paysage urbain et entrent en contradiction avec un choix fait de longue date par les citoyens français : celui de ne pas afficher trop ostensiblement ses différences dans l'espace public.

Il est clair que le port du voile intégral porte le sceau d'un combat qui est politique avant que d'être religieux. Les intégristes travestissent habilement un sectarisme politique en religion pour bénéficier d'un blanc-seing en vertu du principe de laïcité qui garantit la liberté de croyance : telle est la souricière dans laquelle ils veulent nous entraîner.

Il y a, par conséquent, un premier chemin sur lequel la LICRA ne se hasardera pas : celui de la théologie, de l'exégèse religieuse, du décryptage des sourates du Coran. Il n'appartient pas aux démocrates que nous sommes de différencier le bon du mauvais islam et d'en tracer les frontières – et j'espère donc que le débat ne s'engagera pas dans cette voie.

C'est un autre chemin que la Ligue empruntera, avec prudence et ménagement. Tout au long de son histoire, elle n'a eu de cesse de défendre un principe essentiel qui régit le « vivre ensemble » : le respect de la laïcité, qui fait partie de sa raison d'être et qu'elle ne manque pas de placer au centre de ses activités, notamment éducatives.

Auditionnée par la commission présidée par M. Stasi en 2003, la LICRA a pris parti pour la loi qui, à ses yeux, a eu en 2004 l'incontestable vertu de pacifier les situations de revendication religieuse dans les établissements scolaires. Néanmoins, veillons à ne pas transformer la laïcité en placebo de l'ensemble des maux identitaires de notre société, au risque d'affaiblir ce pilier de la République. Ainsi, est-il opportun d'en appeler à la laïcité pour réglementer la tenue vestimentaire d'adultes dans la rue ?

Le voile intégral, instrument politique d'une démarche politique, porte atteinte au projet de communauté de destin et d'unité nationale dans notre pays, ce pour plusieurs motifs.

Tout d'abord, il porte atteinte à la condition et à la dignité des femmes. C'est un instrument d'oppression enfermant la femme – le seul sujet visé dans cette pratique – dans une véritable prison. Il la soumet à un authentique apartheid physique et social. Il frappe son corps en rendant visible l'invisible. Il est le symbole même de l'endoctrinement idéologique qui fait que ces femmes s'autostigmatisent. Le plus souvent, elles le portent soumises et forcées ou, comme dans une secte, avec la foi aveugle de la bigote. Il ne fait aucun doute que le voile intégral exclut la femme de l'espace public et efface son identité de citoyenne. Il l'enferme de facto dans une caste d'intouchables.

Le voile intégral est une atteinte aux valeurs de la République.

Certains objectent que c'est le choix de ces femmes d'être voilées et qu'elles disposent de leur liberté. Eh bien non, pour nous, à la LICRA, on ne dispose pas de sa liberté quand celle-ci tourne le dos aux deux principes fondamentaux de notre République : l'égalité et la fraternité. Voilà comment les intégristes renversent les principes de liberté et de droit à la différence en les instrumentalisant contre la République et ses valeurs.

Ce stratagème est bien connu à la LICRA et combattu par l'association. Dans des instances internationales, aux Nations unies notamment, on voit certains États remettre en cause l'universalité des droits de l'homme au nom du relativisme culturel, au nom même des principes de la démocratie. Là-dessus, il n'y a pas matière à négocier. Il n'y a qu'une réponse ferme à apporter : la France doit être courageuse, camper sur une position intangible, et défendre les valeurs issues des Lumières et de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qu'elle a faites siennes depuis 1789.

Le voile intégral est une atteinte au « vivre ensemble ».

Quand les valeurs de la République sont bousculées, c'est le vivre ensemble qui est malmené. Si la liberté individuelle est un droit fondamental, elle inclut mécaniquement des devoirs, notamment envers l'autre : envers son concitoyen avec lequel on partage l'espace public. L'article 29 de la Déclaration universelle des droits de l'homme rappelle notamment que « l'individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seule le libre et plein développement de sa personnalité est possible. (…) Chacun n'est soumis qu'aux limitations établies par la loi, exclusivement en vue d'assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d'autrui, et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l'ordre public et du bien-être général dans une société démocratique. »

Le voile intégral constitue donc – mais il faut être capable de l'entendre – une intrusion violente et difficilement supportable dans l'espace public, dans le quotidien de la communauté nationale, dans une société sur qui pèse déjà le poids des discours identitaires.

Le voile intégral porte atteinte au maintien de l'ordre public, règle essentielle en droit français.

Sur la base de ce critère, la liberté de conscience et la liberté de religion peuvent être légitimement limitées par le législateur, à condition que cette limitation soit nécessaire dans une société démocratique. Le Conseil d'État comme la Cour européenne des droits de l'homme admettent l'interdiction du voile dès lors qu'elle est justifiée par le maintien de l'ordre public. Dans le cas particulier de la photographie d'identité pour un permis, un passeport, un titre de séjour, les juges acceptent l'obligation d'être photographié tête nue. Cette prescription devrait également s'appliquer au guichet d'une banque, à la caisse d'un supermarché – pour un paiement par chèque par exemple –, ou à la sortie d'une école. Le refus d'ôter le voile intégral soustrait la femme à une règle élémentaire de sécurité publique.

Lutter contre l'enfermement sectaire et identitaire que représente le port du voile intégral passe incontestablement par la réaffirmation des valeurs de la République et par une meilleure application et transmission de ses principes. Il y a un combat à mener, avec toujours plus de détermination, contre le racisme et les discriminations. Ces dérives d'exclusion mènent inévitablement vers le repli identitaire, dont le voile intégral est le phénomène le plus patent.

Il y a un combat à mener plus fortement pour une véritable égalité des chances dans l'ensemble des espaces de notre République : à l'école, dans l'entreprise, dans le logement, etc.

Il y a un combat à poursuivre avec ténacité pour l'égalité entre les femmes et les hommes.

Enfin, il y a un combat à mener pour la laïcité. Il faut se dresser contre ceux – les promoteurs du voile intégral en sont – qui veulent imposer une vision sectaire de l'humanité, selon laquelle les individus seraient avant tout définis par leur appartenance religieuse ou ethnique.

La LICRA est aujourd'hui favorable à une extension du principe de laïcité : par exemple s'agissant des usagers des hôpitaux – loi hospitalière – ou du règlement intérieur des entreprises – code du travail.

Dans son rapport rendu en 2003, la commission Stasi avait émis vingt-sept propositions. Trois seulement ont été retenues, centrées sur la question du voile à l'école. Aujourd'hui, la LICRA demande que les vingt-quatre propositions restantes soient remises à jour dans les conclusions que rendra en janvier la mission d'information parlementaire, et que l'on précise les conditions de leur application. Je pense que si ces vingt-quatre propositions avaient été appliquées, nous n'aurions pas à nous réunir aujourd'hui autour de cette table.

Le débat sur le port du voile intégral occupe aujourd'hui le champ national. Mais les conclusions de la mission d'information parlementaire ne manqueront pas d'être scrutées et commentées dans d'autres pays. Depuis des siècles, les débats menés en France ont eu des répercussions en Europe et dans le monde. Au-delà des polémiques qu'elles pourront alimenter sur notre modèle, ces conclusions devront également servir à adresser un message de soutien appuyé de notre République aux femmes du monde vivant encore par millions sous l'oppression du voile intégral.

En conclusion, la LICRA est convaincue que le voile intégral constitue à plusieurs égards une atteinte au « vivre ensemble ». Toutefois, dans ce débat comme dans ses conclusions, elle insiste pour qu'on ne s'enferme pas à double tour dans un choix binaire, et souvent démagogique, entre acceptation et interdiction du port du voile intégral. Il faut dépasser le circonstanciel pour s'inscrire dans l'universel. Pour la LICRA, la question soulevée par la mission d'information parlementaire sur le port du voile intégral en France est plus large que son intitulé n'y prétend. Elle interpelle très clairement notre société sur la multiplication des signes ostensibles et sectaires dans l'espace citoyen. Elle interpelle la République sur ce qu'elle est en droit d'accepter au nom des principes qui sont les siens.

La LICRA encourage aujourd'hui la République française et ses représentants à élaborer un principe législatif interdisant sur son territoire tout comportement en société qui serait incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française. Ce nouveau principe législatif doit réussir le tour de force d'être à la fois un texte de combat, réaffirmant et imposant le respect des principes de la République comme dénominateur commun, et une loi d'apaisement oeuvrant à la conciliation du vivre ensemble et du pluralisme dans la cité.

PermalienPhoto de Éric Raoult

Monsieur Gaubert, vous avez deux responsabilités éminentes : vous êtes à la fois président de la LICRA et président du Haut Conseil à l'intégration. Avez-vous déjà reçu, à ces titres, des demandes d'aide venant de jeunes femmes confrontées à ce problème du voile intégral ?

PermalienPhoto de Éric Raoult

Une collègue nous a indiqué que le Haut conseil ne voyait pas d'un très bon oeil cette mission. Mais peut-être ai-je mal compris son propos. Pourriez-vous nous dire ce qu'il en est ?

PermalienPhoto de Nicole Ameline

Merci, Monsieur Gaubert, pour cet exposé très clair, d'une grande force comme d'une grande portée. J'en ai d'abord retenu l'affirmation de l'universalité des droits, qui constitue, selon moi, un apport très important à notre réflexion. Ce débat peut, en effet, servir à rappeler qu'il existe un socle irréductible de droits universels qui doivent inspirer le monde.

J'ai également retenu le constat que vous faites de l'exemplarité de la position française. Vous avez suggéré que, contrairement à ce qui a pu se passer en 2004 où l'exercice de pédagogie sur la laïcité a été mal reçu à l'extérieur de nos frontières, nous aurions cette fois la chance d'affirmer une démarche mieux perçue par tous, notamment par les femmes qui, dans le monde, se battent aujourd'hui pour leur liberté.

La loi est-elle, selon vous, la solution nécessaire, idéale, ou faut-il se tourner vers d'autres moyens, par exemple d'ordre plus politique ? Éventuellement, quelles mesures d'accompagnement envisageriez-vous ? Vous avez parlé d'un texte de combat, mais aussi d'apaisement. Cela signifie, je suppose, que le texte en question ne peut pas se réduire à une interdiction ?

PermalienPhoto de Jacques Myard

Monsieur Gaubert, je souhaite que vous ayez raison et que tout ce qui est excessif soit insignifiant. Le problème est de savoir si c'est bien le cas. Je ne pense pas que cette mission ait été constituée pour régler des problèmes insignifiants. J'en veux pour preuve le nombre croissant d'hommes qui refusent de serrer la main aux femmes, parce que cela irait contre ce qu'on leur a enseigné. Le problème s'est posé dans les équipements sportifs de la ville dont je suis maire, qui n'est pourtant pas considérée comme particulièrement difficile, et j'ai dû prendre un arrêté pour régler le problème d'une personne qui refusait de serrer la main aux femmes. Il me semble donc que certains faits « insignifiants » commencent à être vraiment « signifiants ».

Lorsque vous dites qu'il faut s'inscrire dans l'universel et sortir du raisonnement binaire, je suis tout à fait d'accord. Mais une fois que l'on a dit cela, comment doit-on agir ? Rappeler dans une loi les principes universels de l'égalité des sexes, de la dignité serait sans doute insuffisant et, tout comme vous, je suis convaincu de la nécessité de mener un travail pédagogique. On ne peut se contenter de dire que la loi aidera les associations qui militent pour la laïcité, l'égalité des sexes, l'intégration, et qui luttent contre la xénophobie, mais il me semble que l'un ne va pas sans l'autre.

PermalienPhoto de Colette Le Moal

Puisque vous avez rappelé le travail, effectivement important, fait par la commission Stasi, Monsieur Gaubert, je veux citer quelques phrases de ses conclusions.

« La loi du 9 décembre 1905 a affirmé la séparation de l'Église et de l'État. La question laïque ne se pose plus aujourd'hui dans les mêmes termes. En un siècle, la société française est devenue, sous l'effet de l'immigration, diverse sur le plan spirituel et religieux (...). La laïcité, parce qu'elle permet d'assurer une vie commune, prend une nouvelle actualité. Le vivre ensemble est désormais au premier plan. » Il serait peut-être opportun, poursuivait la commission, d'adopter une nouvelle loi sur la laïcité qui servirait deux visées : d'une part, préciser les règles de fonctionnement dans les services publics et les entreprises – nous pourrions peut-être aller un peu plus loin aujourd'hui et écrire : dans l'espace public ; d'autre part, assurer la diversité spirituelle de notre pays. Le propos vous semble-t-il toujours d'actualité ?

PermalienPhoto de André Gerin

Monsieur le président Gaubert, nous sommes preneurs, même si ce n'est pas aujourd'hui, de propositions concrètes. Nous n'avons jamais décidé a priori, contrairement à tout ce qui a été dit depuis le mois de juillet, de faire une loi. Par ailleurs, nous visons moins le phénomène du voile intégral en lui-même que ce qu'il recouvre.

PermalienPhoto de Jean Gaubert

Sachez, Monsieur le président, que, si vous êtes preneurs, je suis « donneur » !

M. Stasi était membre d'honneur de la LICRA. Quand nous avons commencé à travailler ensemble, personne n'était favorable à une loi. Nous pensions que l'on pourrait parvenir à une solution par la concertation et le dialogue. Puis nous nous sommes aperçus que c'était impossible et une loi nous est finalement apparue comme le seul moyen de nous en sortir, et nous avons eu raison. Cela dit, il est dommage qu'un certain nombre des propositions de cette commission n'aient pas été appliquées.

En tant que président du Haut comité à l'intégration, j'ai, en effet, eu quelques craintes concernant votre mission.

PermalienPhoto de Jean Gaubert

Oui, j'ai suspecté une volonté politique, en relation avec les problèmes que posait l'extrême droite. J'ai craint une récupération. Je me suis dit qu'on envisageait une nouvelle loi, sur la burqa, venant après celle qui avait été votée sur le voile et que, demain, une autre suivrait forcément, pour faire face à un autre problème.

J'ai la chance, au Haut conseil, d'être un homme de consensus. J'ai constitué, avec un échantillon assez exceptionnel de philosophes, de représentants d'associations, d'avocats, etc., une commission en vue de réfléchir sur les relations entre la religion et la République, sans se focaliser sur la burqa. Le débat conflictuel sur la place de la religion et sur ses modes d'expression dans les différents espaces publics de la République française est récurrent, ai-je fait valoir à cette commission, tandis que les réponses demeurent ponctuelles, focalisées sur un signe religieux, un comportement ostentatoire. Les revendications d'une visibilité de l'expression religieuse dans un espace public posent un problème qui ne doit pas être occulté, mais l'arbre ne doit pas cacher la forêt, et cette question ne doit pas nous conduire à méconnaître la complexité de la situation.

Nous travaillons aujourd'hui sur la notion de sphère publique, qui est difficile à cerner. Une loi ne vous permettra jamais, dans la rue, d'arracher à une femme son voile intégral !

Cette réflexion menée, non pas en parallèle à la vôtre, mais peut-être d'une autre façon, vise à essayer de régler, une fois pour toutes, la question des relations entre la République et la religion – quelle que soit la religion. Elle est dans l'esprit du rapport que j'ai rendu il y a quelques mois sur les valeurs de la République.

En accord avec M. Besson et avec le Président de la République, nous avons commencé à faire le tour des régions sur le thème des valeurs et les symboles de la République. Les résultats sont excellents et j'espère qu'il en sera encore de même après l'opération menée sur le thème de l'identité nationale. Il ne s'agit pas de parler de la burqa ni de donner des leçons, mais de savoir comment mieux expliquer les valeurs et les symboles de la République. Quand certains jeunes, au bout de trois générations, se disent encore Algériens ou Tunisiens, c'est qu'il y a un problème de discriminations et d'intégration. C'est qu'on n'a pas su faire en sorte qu'ils se sentent chez eux chez nous. Certains disent qu'ils n'ont qu'à retourner chez eux, mais chez eux, c'est ici !

Dans l'une des dernières préfectures où je dois me rendre en région parisienne, j'avais suggéré de tenir la réunion sur le thème : « Être Français aujourd'hui ». Le préfet m'en a dissuadé en me disant que personne ne viendrait, parce que personne ne comprendrait. J'ai donc décidé d'en revenir au thème des valeurs et des symboles. Et je peux vous dire que les jeunes sont extrêmement intéressés.

L'instruction civique pose un vrai problème. J'en ai discuté dernièrement avec le ministre de l'Éducation nationale : doit-elle être la même en sixième ou en première ? En première, certains jeunes se sentent exclus de la société, du fait de discriminations réelles ou supposées. Si vous leur parlez de « liberté, égalité, fraternité » ils ne remettent pas en cause la liberté et la fraternité. Mais pour eux, l'égalité n'existe pas. Du moins ont-ils l'impression que nous n'en faisons pas assez pour combattre les discriminations.

Le travail du Haut conseil à l'intégration n'est pas contre le vôtre, il se fait avec – certains de nos amis ont d'ailleurs participé à vos auditions. Mais je pense qu'il est intéressant qu'il y ait, dans un autre cadre, une réflexion qui aille au-delà de la question du voile intégral. Et s'il est question que je rende un rapport en janvier, cela peut attendre jusqu'à mars, avril, mai ou même juin : jusqu'au moment où j'aurai l'impression que, peut-être, j'ai trouvé avec les membres de notre commission, non pas une solution, mais des pistes.

PermalienGérard Unger, vice-président de la LICRA

Je suis vice-président de la LICRA et membre du bureau exécutif du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIJF). Monsieur Myard, vous dites que certains hommes refusent de serrer la main des femmes. Je ne suis pas un spécialiste de théologie musulmane, mais je donne des cours de judaïsme dans des écoles catholiques. Je suis moi-même parfaitement laïque et même athée, mais il se trouve que je connais la religion juive. Je peux donc vous dire qu'aucun rabbin et aucun juif religieux ne peut serrer la main d'une femme dans la mesure où elle peut être en période menstruelle et, donc, être impure au regard des règles de la religion.

Il ne faudrait pas exclure une fraction très large de la population. Je ne crois pas qu'on puisse vous suivre sur ce terrain-là. Je pourrais vous citer des textes comme ceux que vous avez cités, venant de juifs ultra-religieux.

PermalienGérard Unger, vice-président de la LICRA

Moi aussi, cela me choque. Mais sachez que le fait de ne pas serrer la main n'est pas uniquement le fait de salafistes ou d'« ultrarigoristes » : un juif moyennement religieux ne serrera pas la main d'une femme. C'est une règle qu'il faut connaître.

PermalienPhoto de André Gerin

Admettez que cela puisse nous choquer dans tous les cas.

PermalienGérard Unger, vice-président de la LICRA

Peut-être, mais c'est une réalité.

PermalienPhoto de Jean Gaubert

Ma petite-cousine est très religieuse et n'admet pas que je l'embrasse ou que j'embrasse sa fille.

PermalienGérard Unger, vice-président de la LICRA

On peut ne pas être d'accord et, personnellement, cela ne me plaît pas.

PermalienPhoto de Jacques Myard

Je m'inquiète de la propagation de ce genre de coutumes directement contraires à la tradition de la République. J'ai été à l'école avec des enfants d'origine arabe : il n'y avait alors aucun problème entre filles et garçons. Ce qui est nouveau, c'est que la règle religieuse soit en train de prendre le pas sur la règle républicaine. Et cela, c'est inacceptable !

PermalienGérard Unger, vice-président de la LICRA

Cela prouve qu'il faut bien circonscrire le débat, parce que si on l'élargit, on risque d'aboutir à des incompréhensions.

Madame la ministre Ameline, je suis parfaitement d'accord avec vous : les règles que nous avons appliquées en France depuis 2004 et qui ont été critiquées largement dans le reste de l'Europe, ne suscitent plus les mêmes critiques aujourd'hui. Voyez ce qui se passe dans les écoles publiques de Belgique. Aux Pays-Bas, en Allemagne ou en Grande-Bretagne, on refuse maintenant le droit d'enseigner à des professeures qui portent le voile quasi intégral. Les règles françaises, rejetées au nom du différentialisme , du multiculturalisme, commencent à intéresser les pays voisins, qui n'ont pas la même conception que nous de la laïcité mais qui reconnaissent quelque mérite au système que nous avons mis en place.

PermalienRichard Séréro, secrétaire général de la LICRA

Madame la ministre Ameline, il n'y a pas de loi idéale. Il n'y a que des lois par défaut, quand on n'a pas trouvé d'autre solution pour régler une question. C'est ce qui s'est passé avec la commission Stasi.

Je voudrais insister sur la nécessité de faire preuve de courage politique dans certaines circonstances. Cela fait onze ans que je suis secrétaire général de la LICRA et que je suis l'action de nos militants sur le terrain. En vertu de conventions passées avec les ministères de l'Éducation nationale et de la Jeunesse et des sports, ils rencontrent chaque année des dizaines de milliers de jeunes. Un problème s'est posé il y a deux ans dans le cadre des activités périscolaires : celui des mères accompagnatrices voilées ou arborant des signes ostentatoires de leur appartenance religieuse. L'éducation nationale n'a pas eu le courage de suivre notre préconisation, qui était d'assimiler les mères accompagnantes à des agents temporaires de la fonction publique, comme cela se fait dans d'autres cas, ce qui aurait eu pour effet de les soumettre à la règle de neutralité, réglant ainsi ce problème de prosélytisme, actif ou passif. Le ministère a botté en touche en s'adressant à la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE), qui a conclu que, le cas n'étant pas prévu par la loi, le port de ce voile et de ces signes était autorisé. Compte tenu de cette position, il faudrait recourir à la loi pour que le ministère de l'Éducation nationale puisse prendre des circulaires réglementant cette pratique des mères accompagnatrices.

Je constate, par ailleurs, qu'on a oublié d'apprendre à des enfants, dont les parents étaient issus de cultures étrangères, les règles qui prévalent dans notre pays. Devenus adultes, ces enfants sont partagés entre la culture de leurs parents – leurs mères étant parfois recluses au foyer depuis trente ou quarante ans et ne parlant toujours que la langue de leur pays d'origine – et la culture du pays dans lequel ils vivent et dont ils sont citoyens. Ce travail de pédagogie et d'éducation, qui était sorti des programmes, revient maintenant petit à petit. Mais il ne faut pas s'étonner que les personnes concernées se réfèrent « par défaut » à leur culture d'origine – quand ce n'est pas par provocation, non pas religieuse, mais politique.

Je voudrais enfin que l'on s'interroge sur la notion d'espace public. On sait ce que l'on entendait par sphère privée et sphère publique dans le cadre de la loi de 1905. Mais aujourd'hui, en 2009, qu'est-ce que l'espace public ? L'entreprise privée relève-t-elle de l'espace privé ou de la sphère publique en tant qu'espace de sociabilité, c'est-à-dire de confrontation à l'autre, de respect et d'acceptation de l'autre ? Est-ce que l'espace de circulation qu'est la rue appartient à l'espace public ?

PermalienPhoto de Éric Raoult

Monsieur Unger, c'est la première fois que je suis choqué au cours de ces auditions. Si l'on établit une règle, il faut qu'elle s'applique à tous. Rien ne serait pire que de tolérer des exceptions. Il y a quelques années, l'école juive du Raincy-Gagny, Merkaz Hatorah, a brûlé. Le ministre de l'Intérieur, aujourd'hui chef de l'État, s'est rendu sur place et s'est approché de la directrice en lui tendant la main : elle a refusé de la lui serrer. C'est inadmissible ! Or de telles attitudes sont de plus en plus fréquentes.

PermalienGérard Unger, vice-président de la LICRA

Vous allez faire une loi pour interdire ce genre de comportement ? Vous ne pouvez pas intervenir dans des règles religieuses …

PermalienPhoto de Éric Raoult

Je voudrais répondre en tant qu'ancien adhérent de la LICRA – je ne suis pas à jour de mes cotisations – et que membre de la mission parlementaire présidée par Jean-Louis Debré. Un jour, la directrice du service scolaire de ma commune m'a alerté sur le fait qu'une mère d'élève venait à la bibliothèque voilée. Je lui ai répondu que la loi s'appliquait dans l'école mais qu'à la bibliothèque, cette dame pouvait porter le voile. Loin de moi l'idée de porter un jugement sur l'attitude des dirigeants de la LICRA mais, si l'on décide qu'il faut fixer des limites à l'école, ces limites ne s'appliquent pas hors de l'école – au centre de loisirs ou à la médiathèque, par exemple – ; en revanche, là où il y a des règles, elles valent pour toutes les religions.

PermalienGérard Unger, vice-président de la LICRA

On ne se comprend pas.

PermalienGérard Unger, vice-président de la LICRA

En tant que laïque, je peux penser ce que je veux de ce genre d'attitude, mais je ne vois pas comment vous pouvez l'interdire.

PermalienPhoto de Jacques Myard

Monsieur Gaubert, vous avez défendu le « vivre ensemble » et dit que le port du voile intégral pouvait s'assimiler à un apartheid et était contraire à la dignité de la femme. Je suis tout à fait d'accord avec vous. Mais cette forme d'apartheid, cette atteinte à la dignité se manifeste dans la sphère privée comme dans la sphère publique. Pourquoi faire une distinction ? Ce qui est intolérable reste intolérable quels que soient le lieu, la date ou l'heure. Que nous devions nous attendre à des difficultés pratiques, je n'en disconviens pas, mais il y en a eu aussi à l'époque de la loi de 1905. Vient un moment où la République doit affirmer ses principes.

PermalienPhoto de Pierre Cardo

Bien des choses peuvent nous choquer dans certaines pratiques religieuses ou dans certains comportements, qui ne sont d'ailleurs pas forcément religieux. La question qui se pose est de savoir jusqu'où nous irons dans l'interdit, si par hasard nous faisons une loi. Pour être efficaces, les lois doivent être comprises et acceptées. Si certains ont l'impression d'une injustice, nous aurons perdu notre temps.

Je me suis moi aussi trouvé dans cette situation désagréable où quelqu'un a refusé de me serrer la main. Pour autant, cela remet-il en cause l'équilibre de notre société ? Est-ce cela le vrai problème ? Certains font bien le signe de croix quand ils commencent un match. Dois-je être choqué en tant que laïque ? Si je pose ces questions, c'est parce que je me demande jusqu'où on va aller dans l'interdit.

Comment peut-on considérer que la loi suffira à régler des problèmes liés au fait que des gens se sentent exclus de la société ? Comment parvenir à faire respecter cette République laïque qui, à bien des égards, a été trop longtemps absente des quartiers ? Si certains adhèrent aujourd'hui à des communautarismes, c'est justement parce que la République n'a pas été là. La priorité ne serait-elle pas de se préoccuper de savoir pour quelle raison on les a abandonnés à autre chose, qui est maintenant en train de grandir de façon inquiétante ? Je ne suis pas persuadé que le pansement empêchera l'infection…

PermalienPhoto de André Gerin

Nous n'avons pas parlé d'une loi d'interdiction. Il faut tout de même élargir le propos. Quel est notre problème ?

PermalienPhoto de Pierre Cardo

Pour l'instant, c'est le voile intégral.

PermalienPhoto de André Gerin

Le port du voile intégral et ce qu'il y a derrière : l'islamisation d'un certain nombre de territoires dans l'espace public. Il faut tenir un discours cohérent sur l'ensemble de ces pratiques, ne serait-ce que pour ne pas tomber dans la stigmatisation.

Nous souhaitons analyser la dérive intégriste fondamentaliste à l'oeuvre dans la société française afin de la combattre sur la base d'une appréciation collective et d'un discours commun. C'est aussi la condition pour que les musulmans de ce pays aient toute la place à laquelle ils ont droit, du point de vue économique, social ou culturel, au sein de la République française.

Nous souhaitons nous mettre d'accord, notamment avec les responsables du culte musulman avec qui nous avons engagé le dialogue, sur certaines mesures qui nous paraissent nécessaires du point de vue politique – et non religieux. Je pense tout particulièrement à l'hôpital, où certains hommes adoptent des comportements à la limite du fanatisme.

Nous voulons faire passer un message positif aux musulmans de ce pays. Mais il y a un combat à mener. C'est d'ailleurs pourquoi j'ai apprécié la formule que vous avez utilisée, celle d'un texte « de combat et d'apaisement », qui redonnerait du sens aux valeurs de la République.

PermalienRichard Séréro, secrétaire général de la LICRA

Nous constatons sur le terrain que l'intégration de nos concitoyens d'origine maghrébine et musulmane est en passe de réussir dans ce pays, qu'on le veuille ou non. Par ailleurs, certains considèrent que la France est une terre de combat. Notre pays est observé et attendu. Nos voisins, notamment britanniques, qui regardaient un peu de travers notre principe de laïcité, commencent, en raison des problèmes qu'ils rencontrent, à s'intéresser à notre expérience.

Pour la LICRA, le problème se pose dans les termes suivants : les gens que nous rencontrons, qui se vivent comme exclus et victimes de la discrimination, sont en perte de repères. Nous ne leur donnons pas, nous, républicains français, suffisamment de matière pour construire ces repères, ce qui les amène à en adopter d'autres par défaut. Les identités qu'ils cherchent sont des identités « en creux » par rapport à l'identité positive, en relief, que serait l'identité de citoyen de la République française.

L'exclusion est bien plus qu'un sentiment : elle procède du vécu de la discrimination au quotidien : dans le travail, quand on en a ; dans la recherche d'un emploi, qu'on ne trouve pas ; dans la recherche de logement ; et dans le regard de l'autre, dans la rue. À la discrimination liée à l'origine, réelle ou supposée, se superpose en effet une discrimination sociale, qui frappe des zones géographiques entières. L'une de nos amies de la LICRA, qui est aussi au Haut conseil à l'intégration, a participé il y a quelques années à la rédaction d'un livre intitulé Les territoires perdus de la République. Eh bien, ces territoires restent à reconquérir.

PermalienPhoto de André Gerin

Pour avoir été maire pendant vingt-quatre ans, j'entends ce que vous dites mais la question sociale se pose depuis deux siècles et, à mon avis, le problème est plus grave que cela – d'où cette mission. Les deux jeunes de Vénissieux qui se sont retrouvés à Guantanamo, en janvier 2002, après être passés par l'Afghanistan et le Pakistan, habitaient le même quartier. Ils avaient une activité professionnelle et ne connaissaient aucun problème d'intégration. Mais quelqu'un, qui s'était autodésigné imam, avait pourri le quartier. On se sert, en effet, de la paupérisation sociale, économique, morale et culturelle de ces populations, mais la question est de savoir où sont les têtes de réseau, ces gens en col blanc qui bourrent le crâne de nos gamins.

Il y a un combat terrible à mener contre une idéologie barbare et dangereuse. Vous avez raison, on a trop longtemps lâché prise sur un certain nombre de sujets. Mais nous sommes aujourd'hui un certain nombre de parlementaires à avoir décidé de prendre le taureau par les cornes. Il ne faut pas oublier la question sociale, mais on ne saurait y réduire ce problème, qui a une dimension géopolitique. Les responsables politiques, tous partis confondus, doivent s'y attaquer.

PermalienPhoto de Jacques Myard

L'absence de travail me semble, en effet, une explication un peu trop simpliste. Nous sommes parfois confrontés à des gens parfaitement intégrés, souvent très cultivés, qui ont un emploi et qui, pourtant, imposent à leur compagne le voile intégral, s'opposent à la mixité, etc. Nous sommes face à une action politique à habillage religieux. Je ne suis ni juge, ni imam, ni rabbin, mais je ne crois pas que l'on puisse expliquer ce phénomène uniquement par des facteurs socio-économiques.

PermalienGérard Unger, vice-président de la LICRA

Je connais bien la loi de 1905, pour avoir « commis » un ouvrage sur Aristide Briand auquel vos collègues ont décerné le prix des députés. Entre ceux qui ne voulaient pas d'un État sans Dieu et ceux qui voulaient supprimer les croix dans les cimetières, Briand et Jaurès ont su trouver un texte d'équilibre. Au moment des inventaires, il y eut des morts, à Boeschèpe notamment, et Clemenceau, qui était pourtant plus dur que Briand et Jaurès, déclara alors qu'aucun chandelier ne vaudrait jamais une vie humaine !

Nous devons faire attention. Il faut effectivement défendre les principes de la République et la laïcité qui est vraiment un trésor que nous mettons au même niveau que les trois termes de la devise républicaine. Mais il faut aussi rappeler que, si certains voulaient faire de la loi de 1905 une loi de combat, d'autres ont su en faire une loi d'équilibre, grâce à quoi elle dure depuis plus d'un siècle. Essayons ensemble de trouver le même équilibre, entre le combat et l'apaisement. L'entreprise ne sera pas aisée, comme le montrent nos discussions sur le refus de serrer la main aux femmes, mais il faut parvenir à combattre des excès qui vont au-delà, en effet, de simples excès vestimentaires.

PermalienPhoto de Jean Gaubert

Il est difficile de conclure. On ne sait pas très bien où l'on va. Il faut être prudent. Le racisme qui existait dans mon enfance à l'égard des Italiens et des Portugais a fini par disparaître. Aujourd'hui, on envisage, pour la seconde fois, de faire une loi concernant les musulmans, dirigée contre les salafistes. Mais n'oublions pas que des jeunes sont à la dérive parce qu'ils vivent d'une manière misérable, que des gosses, dont on se demande ce qu'ils font à neuf heures du soir dans l'escalier de leur immeuble, s'y réfugient pour y faire leurs devoirs parce qu'on vit à huit dans leur appartement et qu'ils ne peuvent pas travailler avec la télévision. Tant qu'on ne s'attaquera pas aux discriminations, il sera facile, pour les salafistes, de récupérer ces jeunes qui se sentent rejetés par la société.

Le haut-commissaire à la diversité s'apprête à tenir des réunions sur les internats d'excellence ou sur les filières de l'université, et parle de faire entrer l'entreprise à l'école. C'est formidable, mais cela ne concernera que quelques milliers de jeunes. Et les autres ? En 2000, le ministre de la ville, Monsieur Bartolone, à propos de certains jeunes de seize à dix-huit ans, parlait déjà d'une « génération foutue » ! L'ennui, c'est qu'on n'a rien fait, ou trop peu, pour ceux qui avaient alors entre douze et quinze ans.

PermalienPhoto de Jean Gaubert

Il faut faire plus. Nous avons les instruments pour cela. La loi permet de mieux lutter contre les discriminations, qu'elles soient réelles ou supposées. C'est peut-être parce que nous n'avons pas su faire partager nos valeurs que nous en sommes là aujourd'hui.

Votre mission est très difficile. Le sujet est explosif. Il faudra prendre en janvier les bonnes décisions, en évitant qu'une partie de la population française se sente encore une fois montrée du doigt, stigmatisée ; ce serait source de racisme et de xénophobie.

Vous vous êtes tous réunis ici, droite et gauche confondues, pour mener le même combat, avec nous, les associations. La droite, la gauche, les associations, tous les gens de bonne volonté doivent faire en sorte que l'on n'ait plus, dans deux ans, à réunir une autre mission pour s'occuper d'autres problèmes. Quelles que soient nos divergences, nous travaillons dans le même sens : nous voulons aider des jeunes et éviter certaines dérives.

PermalienPhoto de André Gerin

…et combattre les salopards qui pourrissent la vie de nos quartiers !

PermalienPhoto de Jean Gaubert

Mais les salopards doivent être « flingués » – moralement et intellectuellement, s'entend…

PermalienPhoto de Éric Raoult

Monsieur Gaubert, que l'on ne se méprenne pas non plus sur le ressenti de la population qui vit autour de ces jeunes femmes portant le voile intégral. Sur les marchés de nos banlieues, elles se font souvent prendre à partie. Les autres femmes les appellent « Belphégor » ! En l'occurrence, on leur dit : « Retire ça, car ce que tu ne vois pas, c'est que ça attire les photographes et les télévisions ! ».

Je crois vraiment que, si l'on fixe des règles, il faut que celles-ci s'appliquent à tous. Si l'on a légiféré sur le voile à l'école, c'est en grande partie à la demande des chefs d'établissements scolaires et des instituteurs. Ils considéraient qu'on ne pouvait pas faire trente-six règlements différents et avaient demandé notre aide.

Tout le monde doit y mettre du sien. C'est ce que j'ai dit à l'Alliance, à Merkaz Hatorah ou ailleurs. À Clichy-sous-Bois, il y a plusieurs communautés et on a pu dire à l'une d'entre elles de faire attention ; maintenant, certains portent des casquettes à la place des kippas et les fidèles n'ont plus à entrer dans la synagogue en passant par la cave, comme on l'avait montré au chef de l'État, mais en empruntant la porte normale.

Il faut aussi que l'on sache que l'on fait beaucoup pour les quartiers. Par exemple, dans la ville voisine de la mienne, la dotation de solidarité urbaine a augmenté de 472 % en trois ans ! Il faut aussi à un moment que l'on dise qu'en France, on fait beaucoup pour la politique de la ville.

PermalienPhoto de Pierre Cardo

Ce n'est parce que l'on y a fait des efforts que l'on a fait tout ce qu'il fallait pour les quartiers !

PermalienPhoto de André Gerin

Messieurs, je vous le répète : nous sommes preneurs de propositions. Je vous remercie pour la clarté et le courage de votre propos, qui constitue pour nous un encouragement.

L'audition s'achève à 19 heures 45.