Intervention de Jacques Toubon

Réunion du mercredi 10 janvier 2018 à 10h45
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi pour un État au service d'une société de confiance

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Vous l'avez dit, madame la présidente, nos préoccupations rejoignent celles auxquelles font écho ce projet de loi, l'objectif du Défenseur des droits étant par ailleurs d'assurer l'égalité entre tous les usagers et entre tous les administrés. Comme le souhaite votre rapporteur, je commencerai mon propos en m'intéressant à la philosophie générale de ce projet de loi et aux questions qu'elle pose, avant d'en venir aux dispositifs mis en place et à la manière dont il faudrait les développer, en m'arrêtant plus spécifiquement sur la question de la médiation.

On ne peut que se féliciter de ce que le Gouvernement ait pris l'initiative de ce projet de loi, dont j'ai suivi depuis des mois la préparation, qui nous a permis de progresser considérablement par rapport à l'état initial du projet. Je tiens cependant à souligner que le risque existe que les dispositifs envisagés bénéficient essentiellement aux personnes qui sont déjà les plus à même de les mobiliser ou de mobiliser les dispositifs existants, et qu'ils renforcent ainsi, paradoxalement, les inégalités d'accès aux droits entre ceux qui sont déjà dans la boucle, ceux qui disposent du « fil d'Ariane » et ceux qui, ne l'ayant pas et sont condamnés à se perdre dans le labyrinthe de l'administration et des services publics, en particulier les services sociaux.

Cela étant, à partir du texte tel qu'il se présente actuellement, je vais tenter de faire quelques propositions à la commission spéciale que vous avez constituée, initiative on ne peut plus judicieuse, car elle permet d'aborder ce projet de loi sous différents angles, ce qui est indispensable.

Vous voulez restaurer la confiance, laquelle s'est en effet considérablement détériorée. C'est le constat auquel nous conduit notre activité, sachant que nous aurons traité en 2017 plus de 90 000 dossiers – 70 000 traités par les délégués départementaux et 20 000 par le siège parisien, auxquels s'ajoutent 40 % de requêtes supplémentaires que nous n'avons pas traitées mais que nous avons réorientées vers les interlocuteurs adéquats – et je reviendrai sur cette question de l'orientation, qui s'avère tout à fait problématique. Notre expérience nous amène donc à constater une dégradation sensible de la relation entre l'administration, les services publics et les usagers, ce qui affecte la confiance dont ceux-ci peuvent témoigner en retour.

Cette dégradation provient d'abord de l'opacité des règles et des dispositifs – d'où mon analogie avec le labyrinthe –, qui requièrent des connaissances techniques qui ne sauraient être exigées de la plupart des usagers, ce qui fait que la plupart d'entre eux ignorent souvent l'étendue des droits auxquels ils peuvent prétendre, incapables de discerner dans l'amphigouri administratif s'ils remplissent ou non les conditions requises. Sans doute est-ce une manière pour l'administration de se protéger, mais cela va à l'encontre d'un réel besoin d'ouverture et de transparence. De même que tous les efforts sont faits, en matière d'accessibilité, pour que les personnes en situation de handicap, y compris les déficients cognitifs, puissent accéder aux mêmes droits que les autres, de même il faudrait que l'administration, et notamment les administrations sociales, emploient un langage facile à lire et à comprendre (FALC).

À cette difficulté induite par la langue employée s'ajoute la surabondance de pièces justificatives exigées. Certes, certaines d'entre elles sont nécessaires, notamment pour justifier du droit à une prestation sociale, mais d'autres demandes sont inutiles, voire attentatoires à la vie privée. Il est un domaine en particulier où l'excès de pièces justificatives à fournir est patent, c'est celui qui concerne les étrangers : les préfectures ne cessent de multiplier le nombre de documents exigés pour un titre de séjour ou toute autre attestation, ce qui fait que les dossiers ne sont jamais complets. Tout cela représente un coût supplémentaire, en temps et en argent, dont il faut tenir compte, et ce d'autant plus que cela concerne souvent des personnes dans des situations très modestes.

La défiance est également liée soit au fait que l'administration et les services publics délivrent quelquefois des informations erronées – ce qu'il est essentiel de corriger –, soit à son absence de réponse. Je vise ici le fameux article L. 231-1 du code des relations entre le public et l'administration, selon lequel silence gardé vaut acceptation, qui n'a fait – disons-le clairement – que compliquer les choses. En effet, il a conduit toutes les administrations à élaborer une liste de dérogations audit principe, si bien qu'au bout du compte on se retrouve dans un maquis d'exceptions ubuesque, où l'on peine à se repérer. L'instauration de cette mesure est l'exemple même d'un choc de simplification qui a paradoxalement abouti à plus de complexité. Cela ne signifie nullement que ce principe n'est pas bon, mais il faut en faire un autre usage.

Enfin, le développement du numérique n'a fait qu'aggraver la situation, dès lors qu'il s'est substitué à l'accueil personnalisé au guichet. Les procédures en ligne dématérialisées tendent à renforcer les facteurs d'inégalité entre les usagers, en excluant ceux d'entre eux qui se trouvent dans l'incapacité d'avoir recours aux nouvelles technologies. Vous avez cité, madame la présidente, l'enquête que nous avons réalisée à l'automne 2016 auprès notamment de Pôle Emploi et des caisses d'allocations familiales (CAF) : elle révèle que non seulement les plateformes téléphoniques ont été considérablement réduites mais que, de surcroît, dans 40 % des cas, le conseiller finit par renvoyer son interlocuteur vers le site internet du service, alors que c'est précisément ce que veut éviter ce dernier.

Ce sont les conventions d'objectifs et de gestion (COG) imposées par l'État aux services sociaux et aux grandes caisses de protection sociale qui sont à l'origine de cette dérive, car il est plus facile d'économiser sur les effectifs des services dits périphériques que sur les effectifs des services dits de production, c'est-à-dire les services qui traitent les dossiers. Pourtant, pour toute une partie de la population, qui a besoin de parler, de poser des questions et d'obtenir des réponses, l'interface humaine est une chose absolument essentielle. Dans ce domaine, nous avons beaucoup régressé. Cela, cependant, ne relève pas réellement de ce projet de loi mais de choix généraux en matière de politiques publiques.

J'en viens à présent à la question du non recours qui, après la perte de confiance, caractérise les rapports entre les citoyens et l'administration. Lors de mon audition devant votre commission des lois en juillet 2014, je m'étais félicité des 75 000 dossiers traités chaque année par le Défenseur des droits. Mais nous devrions en réalité en traiter 500 000, si ce n'est un million ! Il se produit en effet une déperdition considérable, liée à la mauvaise perception que les gens ont de leurs problèmes. La moitié des personnes discriminées n'en n'ont déjà pas conscience ; mais seules 10 % des personnes conscientes d'être discriminées formuleront une réclamation, les autres ayant intégré l'existence de ces discriminations et les passant par pertes et profits. C'est ce que j'appelle l'attitude « aquoiboniste », confirmée par l'enquête que nous avons menée au printemps 2016 auprès de 5 300 personnes et qui établit que le taux de non-recours est extrêmement important.

Il s'agit là d'un sujet dont les causes dépassent largement le fait que l'administration diffuse mal l'information ou que tel ou tel usager n'est pas en état de comprendre cette information. C'est un dysfonctionnement systémique découlant des rapports de force qui structurent la société et qui font que, dans certains territoires, pour certaines populations, la résignation face aux difficultés est la règle et que l'idée qu'un recours est possible n'existe même pas. Bien au-delà de ce texte, il y a là, madame la présidente, monsieur le rapporteur, une vraie gageure : que faisons-nous pour empêcher que des millions de personnes dans ce pays se sentent exclues de la société, voire de la République ?

Il me paraît tout à fait évident que cette question du non recours est le symptôme d'une évolution de nos politiques publiques, qui mettent à l'écart des millions de nos concitoyens. Il ne s'agit plus de ces formes d'exclusion théorisées dans les années 1980 et 1990, mais d'une dérive de notre système social et de notre système de droit, dont se sentent exclus notamment les plus jeunes, ainsi qu'en témoigne l'étude que nous avons menée sur les discriminations à l'embauche selon l'origine, à la suite de laquelle nous avons reçu plus de 1 500 témoignages spontanés de jeunes diplômés qui estimaient ne plus avoir le choix qu'entre des emplois très dévalorisés ou l'exil à l'étranger.

Je me permets d'insister, mesdames et messieurs les députés, car vous êtes à l'orée d'une législature qui, à mon avis – et pardonnez-moi de faire ici un peu de politique –, devrait avoir pour vocation d'aborder cette question frontalement, sinon, ce ne sont pas 57 % d'abstentions que vous aurez au second tour des prochaines élections législatives, mais beaucoup plus : en effet, le message que vous ont adressé la moitié de ces abstentionnistes, ainsi qu'à tous les autres candidats, c'est qu'ils n'avaient plus rien à faire de votre système.

Si le Défenseur des droits, dans l'étroit périmètre de son ressort, où il tente d'améliorer l'accès au droit et de rendre effectifs l'ensemble des droits des citoyens, entend apporter sa contribution à la solution, c'est naturellement grâce aux politiques publiques et aux lois, qu'on luttera contre les discriminations. Nous avons besoin de politiques qui ne soient plus uniquement ciblées vers certains quartiers mais abordent ces difficultés de manière générale, en particulier dans le domaine de l'enseignement où elles sont massives.

Dans cette perspective, le travail que vous accomplissez au sein de cette commission spéciale ne doit être envisagé que comme un préalable à des initiatives plus ambitieuses et plus globales car, derrière la question du non recours, c'est plus fondamentalement la question de la non-appartenance à notre société qui se joue ici.

Ceci étant posé quant à la philosophie qui sous-tend ce projet de loi, j'en arrive à la question que je poserai sans précautions oratoires : ne contribuez-vous pas en fait, à travers ce projet de loi, à un État au service d'une société de croissance plutôt qu'à un État au service d'une société de confiance ?

À quarante-trois reprises figure dans le projet le terme d'expérimentation et, sur ses quarante articles, dix-neuf renvoient soit à une expérimentation, soit à une ordonnance, au détriment de la lisibilité d'un texte, dont l'objectif est paradoxalement d'accroître la lisibilité et la sécurité juridique des règles administratives.

Il y a là une contradiction, qui motive les questions que nous nous posons sur l'articulation concrète entre confiance, développement du numérique et baisse des dépenses publiques. Votre projet s'inscrit dans le programme « Action publique 2022 », qui poursuit un triple objectif : « améliorer la qualité des services publics, en développant la relation de confiance entre les usagers et les administrations et en accentuant la transformation numérique de ces services ; offrir aux agents publics un environnement de travail modernisé en les impliquant pleinement dans la définition et le suivi des transformations ; accompagner rapidement la baisse des dépenses publiques en vue de réduire de trois points la part de la dépense publique dans le PIB d'ici 2022 ».

Or, comme je l'évoquais à propos des fonctions d'accueil, la relation entre la baisse des dépenses publiques et la restauration de la confiance des usagers ne va pas de soi ; pour le dire brutalement, elle peut même être inversement proportionnelle. La prévalence de l'objectif budgétaire vous conduit à réduire le périmètre des services publics, ce qui se traduit dans le quotidien des Français par la suppression des centres sociaux, des commissariats, des bureaux de Pôle Emploi. Cela ne fait qu'amplifier le sentiment de la défaillance des services publics, sentiment exacerbé par la dégradation de la qualité des services liée à la réduction des effectifs et à l'effacement des guichets et des fonctions d'accueil, au profit des fonctions de production. Je comprends d'ailleurs parfaitement le dilemme du directeur d'une caisse d'allocations familiales à qui l'on demande de réduire de 5 à 10 % ses dépenses de fonctionnement ou ses effectifs et qui choisit de remplacer le personnel de guichet par des machines. Soit, mais pour un quart environ de la population, ces machines ne sont pas adaptées.

Notre seconde interrogation provient du fait que ce texte apparaît très largement inspiré du rapport de la commission pour la libération de la croissance française. S'ajoute à cela le ton de l'étude d'impact et de l'exposé des motifs, qui insistent beaucoup sur l'opposition, quelque peu manichéenne, entre, d'une part, un État paralysant, qui gère des procédures et se trouve doté d'une administration tatillonne, trop coûteuse, qui brime les initiatives par un excès formalisme, et, d'autre part, un « État de service », arbitre des intérêts contradictoires, ouvert et « acceptant l'expertise des administrés ». Certes, il est une poignée de « CSP+++ » dotée de cette expertise, mais vous savez comme moi que ce n'est pas le cas de la majorité de ceux qui viennent nous voir ou poussent la porte de vos permanences. Nous ne pouvons dès lors que nous interroger sur une telle perspective qui semble laisser dans l'ombre la figure de l'État providence et de ses services publics.

Sur les quarante articles du projet, vingt-six, soit 65 %, visent les usagers sous le seul angle de leur activité économique : contribuables, entrepreneurs, employeurs agriculteurs, associations cultuelles, etc., ces dispositions ne vont donc bénéficier qu'à certaines catégories d'usagers, dont a priori les plus vulnérables ne font pas partie. D'où notre mise en garde : il ne faudrait pas que ce projet de loi contribue à renforcer les inégalités d'accès au droit, en scindant en deux catégories les usagers : d'une part, les acteurs de l'économie, les entreprises et les administrés dotés de capacités d'expertise et capables de se débrouiller dans les arcanes de l'administration ; d'autre part, les usagers des services publics fondamentaux, vulnérables, en situation de précarité ou, disons-le, étrangers, dont la confiance aurait toutes les raisons de se déliter.

En d'autres termes, le Défenseur des droits entend mettre en garde votre commission contre l'idée d'un État qui, placé au service d'une société de confiance, se transformerait en réalité en un État au service d'une société de croissance, protecteur de l'initiative et de la liberté d'entreprendre, ce qui est parfaitement souhaitable mais ne concerne qu'une minorité de nos concitoyens.

À partir de là, je formulerai plusieurs recommandations, au premier rang desquelles la nécessité de renforcer les dispositions du projet de loi en faveur de l'égalité d'accès aux droits. Cela suppose en premier lieu de passer d'une logique de suspicion à une logique de confiance, ainsi que le propose l'article 2 en consacrant le droit à l'erreur et en instaurant dans le code des relations entre le public et l'administration un article L. 123-1 ainsi rédigé : « Une personne ayant méconnu une règle applicable à sa situation ne peut faire l'objet, de la part de l'administration, d'une sanction, pécuniaire ou consistant en la privation de tout ou partie d'une prestation due, si elle a régularisé sa situation de sa propre initiative ou après avoir été invitée à le faire par l'administration, dans le délai que celle-ci lui a indiqué. » Je ferai néanmoins remarquer que l'article manque une partie de sa cible car, dans la plupart des cas, la personne qui a commis une erreur ne s'en aperçoit pas spontanément, ce qui explique d'ailleurs qu'elle l'ait commise.

Il s'agit donc d'une mesure essentielle, de nature à conforter la confiance des usagers, mais je ne suis pas sûr que, dans sa rédaction actuelle, elle puisse couvrir les nombreuses personnes qui ne disposent pas de l'expertise nécessaire. Le Conseil d'État l'a d'ailleurs souligné dans son avis, notant que « le Gouvernement a fait le choix, que l'étude d'impact justifie insuffisamment, de reconnaître un droit à l'erreur général dans les procédures déclaratives plutôt que d'identifier, comme c'est déjà le cas en matière fiscale, celles des procédures dans lesquelles une invitation à régulariser avant sanction devrait être créée ». Vous avez néanmoins opté pour une attitude plus libérale que volontariste.

Par ailleurs, nous considérons que le volet social du texte demeure très insuffisant. L'article L. 114-17 du code de la sécurité sociale prévoit déjà la possibilité de sanctions, y compris en cas d'erreur d'un usager dans ses déclarations, et le projet actuel ne nous paraît pas apporter à cet égard de garantie supplémentaire. Je vous prendrai l'exemple véridique d'un bénéficiaire du revenu de solidarité active (RSA) ayant considéré qu'il n'avait pas à faire état dans sa déclaration trimestrielle de l'aide que lui apportaient ses parents. Or, au vu de l'actuel projet de loi, un organisme pourra considérer qu'il s'agit d'un oubli ou d'une méconnaissance de la loi, tandis qu'un autre estimera qu'il s'agit d'une fraude. Dans les faits, le tribunal administratif a jugé qu'il ne résultait pas de la seule répétition de cette déclaration erronée que l'omission était délibérée, recommandant par ailleurs que la nature de ce type d'omission soit clarifiée dans la loi. Sans quoi, nous nous retrouverons dans la situation que nous avons dénoncée dans le rapport : il existe bien, depuis le début des années 2000, des textes qui encadrent ces procédures de sanction, mais la direction de la sécurité sociale n'est jamais parvenue à les faire appliquer de manière uniforme et constante, et nombreux sont les caisses qui ne les appliquent pas. Il importe donc d'insister de manière beaucoup plus précise sur l'élément intentionnel, de manière à ce que l'on ne puisse plus, au titre de l'article L. 114-17, sanctionner un usager si l'intention frauduleuse n'a pas été démontrée.

Nous vous transmettrons un avis écrit détaillant nos propositions, mais il nous paraît d'emblée évident qu'une modification de l'article L. 114-17 du code de la sécurité sociale s'impose pour que l'on puisse clairement distinguer l'erreur de la fraude.

Nous considérons également qu'il est essentiel de sécuriser les contrôles de l'administration. Vous étendez dans le texte le droit au contrôle, c'est-à-dire le droit pour l'usager de demander à faire l'objet d'un des contrôles prévus par la loi. Nous retombons ici sur la question de l'expertise et de la discrimination entre les usagers qui en sont dotés et les autres. En l'état actuel, la mesure proposée ne pourra en effet bénéficier qu'aux usagers ayant une certaine pratique de la logique administrative.

Il faut ensuite sécuriser les règles de droit, lutter contre le droit caché et renforcer la transparence. C'est l'objet de l'article 9 du projet de loi sur la publication et l'invocabilité des instructions et des circulaires. Pour produire un effet, une circulaire doit en effet être publiée. Vous proposez donc de généraliser l'obligation de publication des circulaires, en réputant abrogée toute circulaire ou instruction non publiée dans un délai donné. Il se trouve qu'en matière de protection sociale – domaine qui représente entre 40 et 50 % des affaires traitées par le Défenseur des droits –, de nombreuses instructions sont diffusées aux organismes de sécurité sociale par le biais de ce qu'on appelle les lettres ministérielles, qui sont des documents strictement internes. Cela a par exemple été le cas pour le droit opposable en matière de retraite, issu d'un décret publié en août 2015 par Mme Touraine et qui permet la liquidation de la retraite avant la finalisation du dossier. C'est également par lettre ministérielle qu'ont été transmises les instructions sur l'allocation de solidarité aux personnes placées dans des établissements belges. Or le dispositif prévu par le projet de loi ne couvre pas à mon avis ce type de cas.

Plus globalement, c'est l'édifice global de notre sécurité sociale qui pose problème dans la mesure où c'est un organisme privé mais dans lequel l'État intervient et interviendra de plus en plus. Au sommet de l'organisation se trouve la direction de la sécurité sociale, mais quel est son pouvoir véritable sur les caisses, dotées de leur propre système de gouvernance et gérées par des administrateurs élus ?

Compte tenu de cet état de fait, je suggèrerais que vous recensiez précisément les instructions qui ont été diffusés au moyen de lettres ministérielles et que, le cas échéant, vous demandiez leur publication sous forme de circulaire. Cela empêcherait l'application très erratique, en fonction des départements, des dispositions afférentes à la protection sociale.

Pour sécuriser les règles de droit, il convient également de clarifier les positions de l'administration. C'est l'objet des articles 10 et 11, aux termes desquels toute personne peut demander à l'administration de prendre formellement position sur l'application des règles. Vous avez prévu une expérimentation qui permet aux demandeurs de cette explicitation de proposer un projet de prise de position, qui serait réputé approuvé en l'absence de réponse de la part de l'administration dans un délai de trois mois. Le projet de loi, là encore, table sur l'expertise des administrés, mise en exergue dans l'exposé des motifs, ce qui crée une inégalité dans l'accès au droit. Dans son avis, le Conseil d'État, qui considère la réduction des moyens des services de l'État, a écrit que cette disposition pourrait « emporter des effets d'aubaine au bénéfice des personnes les plus à même de connaître le droit qui leur est applicable et de disposer, en interne, de compétences et de conseils juridiques adaptés à leur situation. » J'en reviens à la philosophie du texte : certes cette loi doit être efficace, mais efficace pour tous et pas uniquement pour ceux qui disposeront des moyens d'user des nouveaux outils que vous mettez en place.

Il en va de même pour la création d'un certificat d'information, dont le texte ne permet pas de dire s'il s'applique dans le champ social. Cela mérite que vous leviez cette incertitude et précisiez si, selon l'article 12, la protection sociale peut faire l'objet d'un certificat d'information.

En matière de sécurité, se pose également la question des procédures de recouvrement des indus de prestations sociales, dont je tiens à souligner qu'elles font l'objet du seul article de ce projet de loi relatif à la protection sociale, ce qui signifie, de façon quelque peu caricaturale, que la seule perspective qui intéresse le législateur, c'est « Aboule le pèze ! », ce qui me paraît très significatif. (Sourires.) Au moment, d'ailleurs, où je publiais mon rapport sur la lutte contre la fraude aux prestations sociales, vos collègues du Sénat publiaient, à la suite d'une mission d'information, un rapport contenant des propositions aux antipodes des nôtres, visant à récupérer 500 millions d'euros supplémentaires…

Le projet de loi prévoit que le Gouvernement est autorisé à prendre par ordonnance toute mesure visant à permettre aux bénéficiaires des prestations sociales et des minima sociaux, d'exercer, à l'occasion de la notification des indus qui leur est faite, un droit de rectifier les informations les concernant lorsque ces informations ont une incidence sur le montant des indus, mais aussi d'harmoniser et modifier les règles relatives au contenu des notifications d'indus afin d'y inclure la possibilité d'exercer le droit à rectification et d'en faciliter la compréhension par les bénéficiaires. Cette disposition, qui me paraît bonne, est un grand chantier auquel nous sommes très sensibles. Toutefois, il faudra être attentif au contenu de cette ordonnance. À cet égard, je suis prêt à collaborer avec les rapporteurs pour échanger nos expériences et vous aider.

Quatrième sujet : le renforcement du dialogue entre l'usager et l'administration.

Le projet de loi prévoit d'expérimenter l'existence d'un référent, c'est-à-dire d'un guichet unique. C'est une bonne mesure qui vise à renforcer l'interface entre les usagers et les administrations. Toutefois, elle n'est pas de nature à remplacer ce qui par ailleurs disparaît, c'est-à-dire la présence humaine, notamment dans l'accueil et l'orientation.

Nous sommes favorables à la mise en oeuvre d'un dispositif de médiation au sein des URSSAF prévu à l'article 17, d'autant que ces organismes vont avoir de nouvelles missions, notamment avec l'intégration du Régime social des indépendants (RSI) qui va donner lieu à des discussions et à des médiations. Là aussi, il conviendra que vous soyez attentifs aux conclusions de la mission que le Gouvernement a confiée à l'Inspection générale. Il ne faudrait pas en effet que cette bonne mesure qu'est l'intégration du RSI dans le régime général se transforme en un nouveau problème du régime des indépendants car on se serait alors dos au mur. En tout état de cause, les URSSAF vont avoir beaucoup à faire avec l'intégration des indépendants. Peut-être faudrait-il que vous réfléchissiez à autoriser la médiation en cas de procédure contentieuse ou de contrôle en cours, parce que nous sommes régulièrement sollicités par des usagers qui, à titre conservatoire, ont saisi les juridictions mais qui préféreraient une médiation avec l'organisme. Pour ce faire, il conviendrait de supprimer le II de l'article 17.

Permettez-moi de faire une réflexion d'ordre plus général. Le Défenseur des droits a hérité en 2011 du Médiateur de la République, le premier ayant été, en 1973, Antoine Pinay – excusez du peu –, nommé par Georges Pompidou. Depuis, cette autorité a fait, si je puis dire, des petits, ce à quoi nous sommes favorables, ne serait-ce que parce que nous sommes totalement débordés. Le médiateur ou la médiatrice doit être un vrai médiateur ou une vraie médiatrice, c'est-à-dire qu'il doit avoir un statut d'indépendance – ceci est vrai dans le public comme dans le privé. Comme vous le savez, nous allons participer, dans cinq tribunaux administratifs, à partir du 1er avril, à l'expérimentation d'une disposition créée par la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, à savoir la médiation obligatoire avant le contentieux. Cette médiation sera faite par les délégués du Défenseur des droits. C'est une expérience territoriale qui, à mon avis, va réussir, mais qui demande naturellement des moyens car je pense que nos délégués vont avoir une grande charge de travail. Je tenais à préciser ce point et à vous dire qu'en la matière nous ne considérons pas qu'il y a un seul Médiateur de la République, très honorable et très important, et qu'il ne faut pas que les autres s'en occupent. Je ne parle pas de l'autre médiation, celle prévue par la loi Hamon en matière de consommation, qui a fait l'objet d'une directive européenne. C'est aussi un élément très important qui va se développer dans les années qui viennent.

Je terminerai mon propos en parlant de la dématérialisation. L'article 23 prévoit, à titre expérimental, la dispense de la production de pièces justificatives de domicile pour la délivrance d'une carte nationale d'identité.

Il est indiqué, en annexe, pas dans le projet de loi, que l'administration doit assurer, notamment aux personnes vulnérables ou n'utilisant pas l'outil numérique, des possibilités de communication et de médiation adaptées à leurs besoins et à leur situation. C'est ce que nous souhaiterions parce que l'objectif de dématérialisation de l'ensemble des démarches administratives d'ici à 2022 ne pourra être atteint sans que des possibilités de communication et de médiation adaptées aux besoins des personnes qui sont en difficulté ne soient mises en place. Comme je l'avais dit à l'époque s'agissant de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique défendue par Mme Axelle Lemaire, nous regrettons beaucoup que la dématérialisation ne soit abordée dans le présent projet de loi que sous le seul petit angle de l'expérimentation de dispense de justificatif de domicile pour les demandes de carte d'identité. J'ajoute que cette mesure est un peu paradoxale. Si elle est présentée comme un acte de confiance, elle repose en réalité sur la défiance à l'égard de la fiabilité des documents exigés et elle permettra un renforcement du contrôle auprès du fournisseur, par exemple de téléphone, d'eau ou de gaz, qui sera tenu de communiquer à l'administration des données à caractère personnel permettant de vérifier la réalité du domicile. En fait, vous allez voter une face claire de la mesure, la dispense de justificatif de domicile, et une face plus sombre, la possibilité d'aller rechercher des données personnelles et donc, finalement, d'aboutir à une mesure négative en matière de libertés individuelles et de préservation de la vie privée.

De manière générale, la dématérialisation présente des aspects positifs, comme la réduction des émissions de CO2. Toutefois, ne risque-t-elle pas d'accroître les facteurs d'inégalité déjà existants ? D'ores et déjà, nous constatons en effet que ces procédures excluent nombre d'usagers – de 18 % à 25 % selon les études – qui sont dans l'incapacité de procéder aux démarches requises.

J'ajoute qu'en dépit des tarifs sociaux qui ont été institués par la loi, l'accès à Internet pour les personnes en situation de grande précarité représente aujourd'hui un poste de dépenses conséquent que de nombreux foyers ne peuvent assumer. Vous avez tous en tête les travaux réalisés par Emmaüs Connect, l'une des branches d'Emmaüs qui s'est intéressée à cette question.

En fait, ce que nous regrettons depuis maintenant des années, c'est qu'une partie des gains procurés par la dématérialisation des services publics ne soit pas redéployée vers le financement d'un accompagnement des usagers au numérique ou à un dispositif alternatif, comme je l'ai dit à propos de la loi pour une République numérique. C'est pourquoi, au-delà de la généralisation éventuelle de la dispense de justificatif de domicile pour les cartes d'identité, il faudrait créer dans ce texte une clause de protection des usagers vulnérables en prévoyant l'obligation d'offrir, pour toute dématérialisation d'un service public, une voie alternative au service numérique.

Deux dispositions nous paraîtraient indispensables au renforcement de la confiance des usagers dans la perspective à long terme de cette dématérialisation d'ici à 2022. Première disposition : que toute personne publique, tout organisme chargé d'une mission de service public procédant à une généralisation de ses procédures de traitement de dossiers par la voie numérique s'engage à réserver une partie des gains ainsi libérés à un mécanisme d'accompagnement des publics exposés au risque de marginalisation numérique. Deuxième disposition : prévoir une clause de protection des usagers vulnérables pour toute procédure de dématérialisation d'un service public, accompagnée de l'obligation d'offrir une voie alternative au service numérique.

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