Intervention de Jean-Bernard Lévy

Réunion du mercredi 17 janvier 2018 à 17h00
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Jean-Bernard Lévy, président-directeur général d'EDF :

Je vous remercie de me donner l'occasion de vous présenter la vision d'EDF des questions qui viennent de m'être posées. Ce sont des sujets importants pour le groupe et, au-delà, pour l'économie française. Ils s'inscrivent dans un historique ancien puisque EDF est client d'Alstom depuis des décennies, pour l'ensemble de ses moyens de production, qu'ils soient thermiques, hydrauliques, nucléaires ou, demain, offshore.

Quelques chiffres permettent d'illustrer cette situation : en 2014, pour le périmètre couvrant la France, l'Italie et le Royaume-Uni – la France représentant la très grande majorité des commandes –, le groupe EDF a commandé environ 130 millions d'euros à GE et 600 millions d'euros à Alstom. En 2016, le groupe EDF a commandé environ 650 millions d'euros au groupe GE agrégé. Les chiffres de 2017 seront probablement du même ordre.

À l'évidence, au regard des volumes concernés, l'acquisition de la branche énergie d'Alstom par GE revêtait pour EDF une grande importance. Je répondrai maintenant à vos questions sur les inquiétudes liées à cette opération, les mécanismes mis en place et les enjeux qui attendent EDF.

Dans le domaine nucléaire, il était important de garantir le maintien de nos capacités industrielles à un coût acceptable, et ce jusqu'à la fin de vie de chaque palier, de chaque famille de réacteurs. En effet, les conditions opérationnelles et de sûreté de nos tranches nucléaires devaient être garanties dans l'immédiat et pour l'ensemble des opérations du grand carénage – qui permettront l'allongement de la durée de vie du parc nucléaire français au-delà de quarante ans. Cela concerne notamment l'intégralité des groupes turbo-alternateurs, 60 % des pompes principales et le système de contrôle commande pour le palier 1 300 mégawatts (MW) – qui représente environ la moitié de la capacité de production du parc. De plus, le savoir-faire d'Alstom était – et reste – essentiel pour certaines interventions en cas d'incident d'exploitation. Nous avons, par le passé, bénéficié d'une bonne réactivité d'Alstom ; nous attendons la même réactivité de la part de GE.

Il s'agit aussi de préparer l'avenir et de garantir, en France mais aussi à l'international, que les développements engagés par Alstom dans les centrales nucléaires EPR seront poursuivis par GE, notamment la technologie des turbines à vapeur dont nous avons besoin à des conditions de performances techniques et économiques de très haut niveau. Les enjeux pour EDF rejoignent en la matière les intérêts nationaux. Le maintien en France d'une activité stratégique pour laquelle Alstom avait développé une technologie de pointe est essentiel. C'est ainsi le cas pour la turbine Arabelle, la plus puissante au monde.

Dans le domaine thermique, il s'agit également de garantir le maintien de nos capacités industrielles, à un coût acceptable et jusqu'à la fin de vie des installations concernées. Nous faisons actuellement face à des difficultés d'approvisionnement en pièces de rechange, du fait de l'ancienneté de certaines installations.

Dans le domaine de l'hydraulique, les enjeux sont également importants mais, compte tenu du paysage concurrentiel, la dépendance vis-à-vis de GE n'est pas la même que dans les secteurs déjà évoqués.

Vous n'ignorez pas qu'EDF a remporté la construction dans la Manche et dans l'Atlantique des trois premiers parcs éoliens offshore. Nous avons retenu la turbine Haliade 150 dans les appels d'offres et pris des engagements en ce sens vis-à-vis de l'État. Mais la lenteur des procédures administratives fait que nous ne sommes pas encore en mesure de prononcer la moindre décision finale d'investissement, donc d'engager le moindre marché définitif avec nos fournisseurs, au premier rang desquels General Electric… Nous espérons que les recours, toujours en instance, qui paraissent fort longs, feront bientôt l'objet de décisions définitives, non susceptibles d'appels de la part des multiples opposants à ces technologies pourtant largement déployées dans les pays voisins – Grande-Bretagne, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Danemark et autres pays scandinaves – mais dont la France ne peut pas encore bénéficier. J'ai donc le regret de répondre à votre question par la négative, monsieur le président : nous n'avons pas encore été en mesure de commander ces turbines à GE.

Les enjeux de l'opération qui a conduit au transfert du contrôle de l'activité d'énergie d'Alstom vers GE étaient donc très importants et trois principaux leviers ont été mis en place.

Le premier est la création de la filiale commune GE-Alstom (GEAST) dédiée aux activités concernant les salles des machines des centrales nucléaires, et plus globalement les activités liées aux turbines à vapeur, historiquement implantées depuis la France. GEAST regroupe les activités de deux des filiales d'Alstom : Alstom Power System et Alstom Power Services. Détenue à 80 % par GE et 20 % par Alstom, elle a été dotée de règles de gouvernance spécifiques destinées à préserver les enjeux évoqués précédemment.

Si elle est dirigée opérationnellement par GE, la moitié au moins des membres de son conseil d'administration est français, ainsi que son directeur général et son directeur technique. Un des membres du conseil d'administration est nommé par l'État qui dispose d'une action spécifique lui conférant un droit de veto pour toute décision qui affecterait l'intégrité et la continuité de l'offre industrielle de GEAST autour de l'îlot conventionnel, ou remettrait en cause les droits détenus par l'État au moment de l'acquisition quant à la propriété intellectuelle ou au programme de recherche et développement dont elle a l'exclusivité. Cette société porte donc l'intégralité des activités de services pour le parc nucléaire d'EDF en France. Des dispositions sont également prévues pour garantir que la technologie Arabelle, comme les autres produits nucléaires d'Alstom, restent accessibles à EDF pour l'ensemble des marchés internationaux, qui rebondissent actuellement.

Un comité de pilotage regroupe GEAST, Alstom et l'État pour veiller au respect des engagements pris envers EDF. Dans l'hypothèse d'un changement de contrôle d'Alstom, cette filiale pourrait devenir la propriété de GE à 100 %. Pour autant, nous avons compris que l'État conservera ses prérogatives et les dispositions encadrant les activités de GEAST, que je viens d'évoquer, ne seront pas remises en cause.

Le deuxième levier est l'accord-cadre signé entre l'État, GE, Alstom et EDF en 2014 pour la pérennité du parc nucléaire existant du groupe EDF. Cet accord s'applique à l'ensemble des équipements fournis historiquement par Alstom, jusqu'à la fin de vie de chaque palier pour le parc nucléaire d'EDF en France et en Grande-Bretagne et pour les EPR en construction ou en projet – à l'époque Flamanville 3 et Hinckley Point C. Cet accord est complété par un accord de licence qui concède à une société dédiée, propriété à 100 % de l'État français, une licence sur les droits de propriété intellectuelle existants et à venir d'Alstom, afin de sauvegarder l'accès d'EDF à cette propriété intellectuelle en cas de défaillance de GE.

Cet accord sécurise le maintien du savoir-faire et des capacités industrielles nécessaires puisqu'il prévoit la poursuite, le renouvellement ou la mise en place de contrats de longue durée entre EDF et GE pour l'ensemble des activités nécessaires au maintien en condition opérationnelle du parc nucléaire d'EDF.

Il a été complété en septembre 2015 par deux accords d'application. Le premier est un avenant à l'accord de propriété intellectuelle EDFAlstom de 2006 qui prévoit la mise à disposition d'EDF de données d'interface pour permettre – le cas échéant – la mise en concurrence de GE. Cela permet d'allonger la durée initiale de 20 ans de l'accord, sans contrepartie financière, et d'étendre son périmètre à l'ensemble des opérations de modernisation et de maintenance, cette fois avec une contrepartie financière – qui reste à définir.

Le deuxième accord d'application est un avenant au protocole de pérennité des installations de contrôle commande pour assurer dans la durée le maintien des dispositions de ce protocole. Un délai de prévenance de trois ans – ou de cinq ans s'il est nécessaire que l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) instruise le dossier – est prévu pour la dénonciation éventuelle de ces accords. Dans ce cas, un transfert à titre gratuit des droits d'usage de propriété intellectuelle serait effectué au profit d'EDF, avec un accompagnement dans une phase dite de transition ou de réversibilité.

Le troisième levier est l'accord-cadre signé entre l'État, GE, Alstom, AREVA et EDF en novembre 2014 pour les nouveaux projets nucléaires. Il comporte un engagement minimum de dix ans – reconductible par période de dix ans. GE s'engage à développer les groupes turbo-alternateurs à base de technologie Arabelle et à transmettre des offres compétitives si EDF développe de nouveaux projets. Comme le précédent, cet accord est complété par un accord de licence entre les mêmes parties qui concède à la même société détenue par l'État une licence sur les droits de propriété intellectuelle existants et à venir d'Alstom, afin de sauvegarder l'accès d'EDF à la propriété intellectuelle d'Alstom en cas de défaillance de GE. Un dispositif de séquestre est même prévu pour sécuriser cet accès.

Cet accord prévoit que la technologie Arabelle et les produits Alstom continuent à être développés sans que les contraintes d'exportation qui pourraient être imposées par les États-Unis ne puissent s'appliquer à eux.

Cet accord comporte notamment deux principes importants : d'une part, un principe de non-discrimination qui garantit que, si GE propose la technologie Arabelle à un concurrent d'EDF pour un nouveau projet, les conditions techniques et économiques consenties à EDF ne peuvent être moins favorables que celles proposées au concurrent d'EDF. D'autre part, un principe de partage du retour d'expérience technique nécessaire aux développements et améliorations futures est prévu.

Toujours dans le cadre de cet accord, EDF s'engage à retenir l'offre de GE si celle-ci est équivalente, en termes qualitatifs et financiers, aux offres concurrentes, sous réserve des lois applicables et du choix du client tiers final, s'il souhaite éventuellement intervenir.

Depuis le 4 novembre 2015, date d'effet de cette opération, sur l'ensemble de ces activités, EDF est donc en relation avec un nouveau fournisseur, GE. Nous estimons que les accords que je viens d'évoquer ont été appliqués et que GE nous fournit les services prévus, pour le parc en exploitation et les nouveaux projets.

M. Dominique Minière reviendra plus en détail sur les éléments opérationnels de ces relations dans le domaine nucléaire et vous éclairera concrètement sur la manière dont nous travaillons aujourd'hui avec GE. Je soulignerai simplement que, si EDF est présente au sein du comité de pilotage de GEAST, c'est parce que GE en a pris l'initiative, avec l'accord de l'État.

Dans le domaine thermique, les activités se déroulent dans de bonnes conditions et GE assume ses responsabilités.

Dans le domaine des énergies renouvelables, j'ai déploré les délais imposés à la réalisation des parcs éoliens offshore. La représentation nationale est bien informée que ces délais pénalisent notre industrie, nos emplois, nos fournisseurs, au premier rang desquels GE.

Dans le domaine hydroélectrique, que vous avez également évoqué, monsieur le président, EDF continue à investir significativement pour la maintenance de son parc et les quelques développements en cours, sur les sites de Gavet, de La Coche et de Malgovert dans les Alpes, mais également dans les usines du Rhin. Les incertitudes quant au devenir des concessions hydroélectriques pourraient obérer certains investissements. Mais EDF ne négligera pas la sûreté et la performance de ses installations de production, qui constituent un patrimoine national et la première ressource renouvelable de notre pays.

En moyenne, chaque année, EDF investit 400 millions d'euros en France dans la modernisation, l'optimisation et le développement du parc hydroélectrique. Nous maintenons ce haut niveau d'investissement, alors que la baisse significative des prix de marché obère, comme pour les autres entreprises du secteur électrique, nos capacités d'investissement et, même, de renouvellement.

Je rappellerai que l'hydroélectricité est la seule énergie renouvelable – à quelques exceptions mineures près – qui ne bénéficie pas de soutien public : 90 % de la production est vendue sur le marché de l'électricité, sans bénéficier ni d'obligation d'achat ni de complément de rémunération. Malheureusement, alors qu'il s'agit de la première des énergies renouvelables, l'hydroélectricité subit une fiscalité très lourde, des contraintes environnementales toujours plus importantes et des normes qui pénalisent souvent nos capacités d'investissement et de développement dans cet outil de production.

J'en viens plus spécifiquement aux investissements dans les turbines hydrauliques – secteur d'activité de GE –, GE reste un des premiers fournisseurs d'EDF, mais il n'est pas le seul puisque nous avons aussi les groupes Andritz et Voith. Ces trois fournisseurs sont les plus importants fournisseurs de turbines dans le monde. Ils disposent tous les trois d'un centre historique de recherche et développement en Europe et de débouchés mondiaux. Le secteur est très concurrentiel et EDF lance des appels d'offres conformément aux règles européennes en vigueur en matière de marchés publics. GE remporte certains de ces appels d'offres, mais pas tous. Il est par exemple titulaire d'un marché de turbines pour notre plus grand chantier hydraulique français, la centrale souterraine de Gavet en Isère. J'avais visité le chantier l'été dernier avec Mme la députée Battistel, alors qu'il restait quelques centaines de mètres à creuser et j'ai aujourd'hui le plaisir de vous informer que la tunnelière a achevé son travail.

GE est également titulaire du marché de remplacement des turbines de la station de transfert d'énergie par pompage (STEP) de Revin dans les Ardennes. Pour le projet de Nachtigal au Cameroun, au terme d'un appel d'offres concurrentiel, la société dont EDF est actionnaire à 40 % a attribué son intention de commande à GE-Electronor pour les turbines hydrauliques de cette centrale hydroélectrique entièrement neuve, d'une capacité de 420 MW. Pour autant, même s'il a bien avancé ces derniers mois, ce projet n'a pas encore fait l'objet d'une décision d'investissement définitive.

En conclusion de ce propos liminaire un peu long, mais je l'espère précis en réponse à vos nombreuses questions, j'ajouterai que, depuis mon arrivée à la tête d'EDF il y a un peu plus de trois ans, je rencontre régulièrement les principaux responsables de GE. Ces échanges réguliers nous permettent de disposer d'une bonne information sur les orientations programmatiques, stratégiques et industrielles de GE et de traiter de manière réactive les difficultés, inévitables, qui peuvent survenir dans les contrats, les chantiers ou les développements liés aux nouvelles technologies.

Nous avons analysé avec intérêt les déclarations du nouveau président de GE, M. John Flannery : si le périmètre des activités de GE est en train d'évoluer, l'énergie figure au rang des trois activités prioritaires retenues. Lors de nos nombreux contacts, nous ne manquons jamais de rappeler à nos interlocuteurs les enjeux d'EDF et les engagements pris par GE lors de la signature des accords.

M. Dominique Minière va maintenant vous présenter plus en détail l'état des relations opérationnelles avec GE dans le domaine nucléaire.

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