Intervention de Bérengère Poletti

Séance en hémicycle du jeudi 15 février 2018 à 9h30
Protocole no 16 à la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaBérengère Poletti, rapporteure de la commission des affaires étrangères :

Madame la présidente, madame la présidente de la commission des affaires étrangères, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, ce protocole, adopté le 10 juillet 2013 par le comité des ministres du Conseil de l'Europe, s'inscrit dans une réflexion globale sur l'avenir du système de la CEDH, dont l'un des principaux défis est la résorption de son engorgement. Le nombre de requêtes devant la CEDH est en effet passé de 5 000 en 1989 à 26 000 en 2000, pour atteindre environ 150 000 au début des années 2010. On dénombre actuellement environ 65 000 requêtes pendantes devant la Cour contre environ 90 000 en juin 2017, mais le flux est bien loin de se tarir.

Le protocole no 16 institue la possibilité, pour les juridictions suprêmes nationales, de saisir la CEDH à titre consultatif sur l'interprétation de la convention. Il s'agit de faciliter l'application de la jurisprudence de la CEDH au niveau national et de résoudre en amont les difficultés d'interprétation de la convention. À terme, l'objectif est aussi de réduire le nombre de requêtes portées devant la CEDH.

Ce protocole est conçu pour fonctionner de la manière la plus souple possible. Son entrée en vigueur n'exige pas la ratification de l'ensemble des parties à la convention. Les parties au protocole peuvent décider quelles juridictions internes sont habilitées à demander un avis. Ces dernières sont libres de formuler une demande d'avis. La Cour est libre de décider quelles demandes accepter et ses avis ne sont pas contraignants pour les juridictions qui les sollicitent.

Ce protocole a été activement soutenu par notre pays, dans un contexte d'interaction jugée beaucoup plus harmonieuse entre le droit de la convention et l'ordre national. Après des débuts marqués par des tensions, voire des conflits entre la Cour de Strasbourg et les juridictions nationales, les représentants du Conseil d'État et de la Cour de cassation que j'ai auditionnés estiment que ces tensions ont été surmontées et nous avons adapté nos procédures en droit interne. Nos juridictions s'approprient de plus en plus les standards de la cour. De son côté, la CEDH comprend mieux et prend mieux en compte les particularités et contraintes nationales. Aujourd'hui, le climat et le dialogue sont jugés pleinement satisfaisants, voire excellents.

De fait, la France représente aujourd'hui un très faible pourcentage du contentieux de la CEDH : environ 1,6 %. Le nombre de condamnations contre la France a nettement diminué. Depuis plusieurs années, le nombre annuel d'arrêts rendus concernant la France est stable : autour d'une vingtaine, dont la moitié de constats en violation.

Si le protocole est activement soutenu par notre pays, je note cependant qu'il recueille une adhésion limitée parmi les autres membres du Conseil de l'Europe. À ce jour, seuls dix-huit États membres du Conseil de l'Europe l'ont signé et il n'a été ratifié que par huit d'entre eux. Deux autres États, l'Italie et les Pays-Bas, ayant annoncé avoir enclenché la procédure de ratification, le nombre de dix ratifications, requis pour permettre l'entrée en vigueur, devrait être rapidement atteint. Certains pays avaient d'emblée fait savoir qu'ils n'étaient pas intéressés – l'Allemagne, la Russie, la Pologne et le Royaume-Uni. D'autres pays n'y sont pas hostiles mais préfèrent dans un premier temps observer le fonctionnement du protocole avant éventuellement de le rejoindre – l'Irlande, la Suède et la Norvège.

Si des juridictions étrangères, en particulier les juridictions allemandes, ne sont apparemment pas intéressées par le mécanisme, je note que nos juridictions suprêmes l'accueillent avec beaucoup d'enthousiasme. Le système actuel, qui conduit la CEDH, après épuisement des voies de recours internes, à censurer leurs décisions leur semble structurellement porteur de tensions voire de conflits. Elles estiment par ailleurs que le système engendre par ailleurs de l'insécurité juridique et des débats stériles dont une procédure d'avis consultatif permettrait de faire l'économie.

Comme je l'ai indiqué, la procédure d'avis sera facultative, contrairement au mécanisme de la question préjudicielle. Il n'y aura aucune forme de mise sous tutelle de nos juridictions, qui apprécieront souverainement la nécessité ou l'opportunité de demander un avis. Le juge national restera le juge ordinaire d'application de la convention et il n'y aura pas lieu de craindre, selon la Cour de cassation et le Conseil d'État, un usage excessif de cette procédure, d'autant que le champ de la saisine pour avis sera circonscrit. Un avis ne pourra être sollicité que dans le cadre d'un litige pendant. Il ne sera donc pas destiné à permettre un examen théorique de la législation. Les demandes d'avis consultatifs ne pourront porter que sur « des questions de principe relatives à l'interprétation ou à l'application des droits et libertés définis par la convention ou ses protocoles ».

Je précise également que ce sera la formation de la Cour de cassation devant laquelle l'affaire est pendante – chambre, chambre mixte ou assemblée plénière – qui aura l'initiative de la demande d'avis à la CEDH. Par ailleurs, l'avis ne pourra être demandé que par la Cour de cassation, le Conseil d'État ou le Conseil constitutionnel. Le protocole laisse aux États le choix de désigner les « plus hautes juridictions » habilitées à saisir la Cour européenne. Si le choix de la Cour de cassation et du Conseil d'État ne fait pas débat, le Gouvernement s'est interrogé sur la désignation du Conseil constitutionnel et il a souhaité s'en remettre à son avis. Le Conseil constitutionnel a donné un avis favorable en rappelant toutefois qu'il ne juge du respect de la convention que dans le cadre du contentieux électoral. Dans le cadre du contrôle de constitutionnalité, il s'inspire néanmoins de la jurisprudence de la CEDH et n'exclut pas de pouvoir juger utile, le cas échéant, de lui demander un avis. Je note en passant que le Conseil constitutionnel n'a sans doute pas été insensible à la perspective d'être qualifié de « haute juridiction ».

Enfin, la demande d'avis devra satisfaire certaines conditions procédurales : elle devra en particulier être motivée. La juridiction qui formulera la demande pourra l'accompagner d'un exposé de son propre avis. La Cour de cassation estime que cet avis pourrait contrevenir au principe du secret du délibéré mais cette position n'est pas partagée par le Conseil d'État, qui compte bien éclairer la Cour sur sa propre interprétation. Sur ce point précis, je pense qu'il faut encourager la position du Conseil d'État car l'avis des juridictions nationales peut être un vecteur très intéressant pour influencer l'évolution de la jurisprudence de la CEDH.

La Cour européenne des droits de l'homme disposera quant à elle du pouvoir discrétionnaire d'accepter ou non une demande. Cependant on peut s'attendre à ce qu'elle hésite à refuser une demande remplissant les différents critères que je viens d'énoncer, d'autant qu'elle devra motiver ses refus, ce qui a d'ailleurs suscité des réserves de sa part.

Je note que les avis ne seront pas contraignants mais qu'il serait contraire au bon sens qu'ils ne soient pas suivis, tant par les juridictions nationales que par la CEDH, sauf circonstances très exceptionnelles.

Par ailleurs, la Cour ne sera pas tenue par des délais pour rendre ses avis. La question des délais dans lesquels elle sera en mesure de répondre sera, me semble-t-il, assez déterminante pour le succès de la procédure. Le Conseil d'État estime que, pour certains contentieux, en matière électorale, économique, sociale notamment, des délais excédant trois à six mois pourraient effectivement avoir un fort effet dissuasif, d'autant que certains redoutent un engorgement encore plus important de la Cour à court terme, en raison du surcroît de travail occasionné par les avis. Ce risque est cependant limité par plusieurs facteurs, à commencer par l'entrée en vigueur progressive du protocole et le faible nombre de ratifications. Il est aussi limité par l'encadrement de la procédure, réservée aux plus hautes juridictions et aux questions de principe. Surtout, on peut espérer que la Cour, favorable à l'entrée en vigueur du protocole et pleinement consciente des enjeux qu'il représente, sera particulièrement diligente dans sa mise en oeuvre.

Enfin, il ne devrait pas y avoir de problème d'articulation entre la procédure d'avis et le mécanisme de la question préjudicielle, dans la mesure où cette dernière est obligatoire et, à ce titre, prioritaire.

Je note néanmoins qu'il existe toujours un risque de contradiction entre la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne et celle de la Cour européenne des droits de l'homme, indépendamment d'ailleurs de la ratification du protocole no 16. Si des mécanismes sont déjà prévus pour assurer la cohérence de leurs jurisprudences respectives, ils ne la garantissent pas. Je rappelle que la CJUE a rendu un avis 213 en date du 18 décembre 2014, qui rend très difficile l'adhésion de l'Union à la CEDH, pourtant prévue par les traités. Cet avis, fondé sur une argumentation qui a été jugée très contestable par la plupart des observateurs et témoigne d'un conflit de légitimité bien plus que d'un dialogue des juges, suscite bien des interrogations. On ne saurait se satisfaire, à défaut d'un résultat institutionnellement satisfaisant s'appuyant sur une adhésion en bonne et due forme de l'Union à la convention, que la cohérence du droit européen dépende autant de la bonne volonté des juges. Mais encore une fois, cette question est indépendante de l'existence ou non d'une procédure d'avis consultatif.

En conclusion, je vous invite à voter en faveur ce projet de loi, que la commission des affaires étrangères a adopté à l'unanimité. La procédure d'avis consultatif est attendue par nos juridictions nationales, qui estiment que cet instrument procédural, cet outil de dialogue, leur fait actuellement défaut. Il s'agit d'un instrument souple, qui me semble très utile et dont la bonne application dépendra largement de l'usage que les juridictions en feront.

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