Intervention de Bernard Legras

Réunion du jeudi 25 janvier 2018 à 9h30
Mission d'information sur la gestion des évènements climatiques majeurs dans les zones littorales de l'hexagone et des outre-mer

Bernard Legras, directeur de recherche au Laboratoire de météorologie dynamique de l'École normale supérieure (ENS) :

Le Laboratoire de météorologie dynamique est un laboratoire situé non seulement à l'ENS, mais aussi à l'Université Pierre-et-Marie-Curie et à l'École Polytechnique. Il développe une grande gamme d'activités dans le domaine des sciences de l'atmosphère et du climat, qui vont de l'observation – notamment l'observation satellitaire, avec des instruments embarqués dans des satellites européens ou franco-indiens – à la modélisation. Le Laboratoire de météorologie est ainsi responsable de la composante « Atmosphère » du modèle de climat de l'Institut Pierre-Simon-Laplace, un des modèles de référence qui sert de base aux études du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC). De ce fait, nous nous intéressons beaucoup à la dynamique de l'atmosphère.

Pour ma part, je suis spécialiste de la dynamique des fluides atmosphériques : j'étudie tous les objets intéressants de l'atmosphère, notamment les cyclones tropicaux. Actuellement, mes travaux portent sur l'influence des cyclones et de la convection en général, sur la composition de l'atmosphère, et sur son impact à grande distance en altitude, notamment à travers l'exemple de la mousson en Asie. La mousson est un phénomène qui se déroule l'été au-dessus de la région la plus polluée du globe ; l'influence très importante de la pollution y est particulièrement visible et se répercute en très haute altitude.

Les cyclones jouent un rôle dans ce phénomène. Ils sont très médiatisés en France sur l'Atlantique, mais il y en a aussi beaucoup sur l'ouest du Pacifique puisqu'ils atteignent les côtes des Philippines et de Chine. Des cyclones moins intenses se produisent également dans l'océan Indien et en baie du Bengale, mais historiquement, ce sont malheureusement ceux qui ont fait le plus de victimes. Ainsi, en 1970, un cyclone en a probablement fait environ 500 000 au Bangladesh. Plus récemment, un énorme désastre a eu lieu en Birmanie. Ces catastrophes sont généralement liées à des submersions, dans des zones extrêmement peuplées, où la gestion par les autorités est par ailleurs quelque peu défaillante.

Les observations satellitaires sont essentielles. Elles sont une source d'information essentielle dans la prévision du temps, notamment dans les zones où l'observation n'est pas réalisable depuis le sol – en Océanie par exemple, qui couvre 75 % de la planète. Ces observations par satellite sont maintenant très utilisées. Certains sondeurs sont capables de mesurer la vapeur d'eau ou de transmettre des informations sur les pluies grâce à des radars embarqués.

Néanmoins, ces instruments ne couvrent pas l'ensemble de la Terre en permanence. Par ailleurs, certaines données ne peuvent être acquises depuis l'espace, notamment la mesure du vent et, en particulier, celle du vent près de la surface de l'eau. C'est là qu'il est le plus intense lors des cyclones tropicaux, d'où le rôle extrêmement important des mesures in situ. Aux Antilles, les mesures réalisées par les avions américains de l'Agence américaine d'observation océanique et atmosphérique (national oceanic and atmospheric administration – NOAA) ou de la Marine américaine (Navy) sont fondamentales. Ces deux organismes n'envoient pas seulement des images spectaculaires d'avions qui passent à travers le mur des cyclones. Ils font aussi des mesures extrêmement importantes à bord de leurs avions et lancent des drop sondes, de petites sondes météorologiques qui, au lieu de monter sous un ballon, descendent sous un parachute, qui permettent d'avoir des relevés extrêmement précis de l'intensité du cyclone.

Ces mesures sont ensuite utilisées pour améliorer la prévision. Si le modèle du Centre européen – dont vous avez entendu parler – fait d'aussi bonnes prévisions sur les Antilles, c'est parce qu'il a de bonnes données fournies par les services américains. Dans le domaine météorologique, au niveau mondial, la règle est l'échange de données, ce que nous avons toujours fait, sauf bien sûr durant les deux conflits mondiaux.

On ne dispose pas d'observations de ce genre dans l'océan Indien, à l'île de la Réunion et Mayotte. La responsabilité de la prévision des cyclones dans cette région incombe également à Météo France, mais nous ne disposons pas de l'équivalent des mesures américaines pour aller sonder les cyclones avant qu'ils ne passent sur ces îles. De ce fait, les prévisions sont sensiblement moins faciles et moins bonnes dans cette région : on a pu le voir encore récemment, puisque l'oeil d'un cyclone risquait de passer sur l'île de la Réunion. On a ensuite prévu qu'il passerait un peu au sud et il est finalement passé un peu au nord, avec une intensité heureusement plus faible que ce qu'on avait initialement craint.

Cela donne une idée de la difficulté de prévoir. En fonction de l'alerte, la population sur place se mobilise. On a ainsi pu voir que les commerces de la Réunion avaient été dévalisés le week-end dernier, puisque l'alerte était sérieuse. Cet exemple met aussi en lumière la question de la gestion du risque : on est obligés de mettre en alerte plus fréquemment des zones par ailleurs plus vastes que celles où les dégâts vont réellement se produire. Il faut donc réduire cette incertitude vis-à-vis de la population : lancer trop souvent des alertes risque de nuire à leur crédibilité. Cela a aussi un coût.

Il est donc essentiel d'améliorer la prévision. Même si, scientifiquement, à l'échelle de la planète, une erreur de cent kilomètres sur la prévision de la trajectoire d'un cyclone n'est pas considérable, pour une île comme la Réunion, cela peut être très important.

L'amélioration des observations dans la zone de l'océan Indien aura un impact sur la qualité de la prévision des cyclones. Peut-être n'est-il pas nécessaire de déployer des instruments aussi coûteux que la flotte des avions américains ; il est en revanche possible d'encourager davantage certaines recherches afin de disposer de moyens de sondages moins coûteux, comme des drones ou des ballons dérivants. On a déjà expérimenté des ballons qui vont se nicher à l'intérieur de l'oeil, et qui continuent ensuite à voyager avec le cyclone en envoyant des mesures. Nous essayons de le développer en France, mais cela devrait sans doute être encouragé.

L'intensité des cyclones dépend de processus dynamiques que l'on ne comprend pas entièrement. C'est le cas du renouvellement de l'oeil : l'oeil est formé d'un mur de nuages, là où le cyclone a atteint son intensité maximale en précipitations ou en vent. Les cyclones tropicaux ont ceci de particulier que l'intensité du vent est maximale au niveau du sol, à l'inverse des tempêtes extra-tropicales où le vent est plus fort en altitude.

L'oeil n'est pas un objet parfaitement stable : il peut se déstabiliser. Cela conduit généralement à un affaiblissement temporaire du cyclone, mais cet affaiblissement peut être suivi d'une régénération, un nouvel oeil se formant. Selon les cas, cela peut conduire à un renforcement ou à un affaiblissement du cyclone. Irma, par exemple, a connu une bonne demi-douzaine de remplacements de l'oeil – c'est un peu sa spécialité ! – qui à chaque fois ont intensifié le cycle. Ce mécanisme est assez complexe et plusieurs explications ont été proposées. En tout cas, on a beaucoup de mal à le modéliser en détail, et encore plus à le prévoir. Or, pour prévoir correctement l'intensité des cyclones, il nous faut bien comprendre ce phénomène. En la matière, les tentatives de modélisation ont donné des résultats qui ne sont pas toujours directement exploitables : ainsi, un travail de test avait été réalisé à la Réunion et le meilleur modèle – le modèle à échelle limitée de Météo France – ne donnait pas une meilleure prévision que le modèle de plus grande échelle ARPEGE. L'idée que des modèles plus fins et de plus haute résolution fonctionnent automatiquement mieux que des modèles de plus basse résolution n'est pas toujours vérifiée dans la pratique. Cela est dû à des raisons complexes.

J'en viens à l'influence du réchauffement climatique. Il y a un certain consensus sur le fait que les précipitations extrêmes augmentent. Certains arguments thermodynamiques simples l'expliquent : à chaque fois que la température de l'atmosphère augmente d'un degré, sa capacité à retenir l'eau augmente de 8 %, ce qui accroît d'autant le volume de précipitations potentielles.

Tout porte à croire également que l'intensité maximale des cyclones risque d'augmenter dans le futur, pour une raison qui tient à la thermodynamique : les cyclones se nourrissent de la différence de température entre la surface et la haute atmosphère, où la chaleur monte.

Au cours du XXe siècle, ce signal fut pour une bonne part masqué par l'effet des aérosols, comme fut masqué le signal relatif au changement climatique lié aux gaz à effet de serre. Qui plus est, dans l'hémisphère Sud, le trou dans la couche d'ozone a eu aussi un effet masquant significatif : non seulement l'ozone antarctique a disparu, mais cela a eu aussi des effets sur la circulation de l'atmosphère, dont on ne s'est pas nécessairement préoccupé à l'époque où on analysait surtout la couche d'ozone. On n'avait d'ailleurs pas non plus les bons modèles ni les bons outils pour analyser ce phénomène.

Soit dit en passant, le trou dans la couche d'ozone est un phénomène qu'on a bien fait de résoudre. Les simulations actuelles, réalisées avec des modèles de chimie correspondant au dernier état de l'art – et dont on ne disposait pas il y a trente ans –, nous montrent ce qu'il se serait passé dans le futur si on n'avait rien fait : elles montrent qu'aux alentours de 2060, on aurait eu envoyé assez de chlore dans la stratosphère pour faire disparaître l'ensemble de la couche d'ozone, ce qui aurait eu pour conséquence fâcheuse de faire disparaître l'ensemble du règne végétal et de provoquer nombre d'inconvénients pour le règne animal, y compris pour nous-mêmes qui en dépendons.

L'atmosphère n'est donc pas nécessairement un système qui corrige et qui pardonne tout. Au contraire, elle peut s'ingénier à aggraver les perturbations qu'on lui inflige. Ce phénomène du trou d'ozone est, à mon avis, un exemple qu'il faut vraiment méditer. Nous sommes en train de résoudre le problème en faisant disparaître les émissions de chlorofluorocarbures (CFC), mais il faudra attendre le milieu du siècle pour qu'il soit totalement résolu.

J'en reviens à l'effet masquant des aérosols et de l'ozone sur le signal climatique. Ces effets sont en cours de résorption, malgré les rejets importants d'aérosols en Asie aujourd'hui, mais qui restent inférieurs à ceux de l'industrie du milieu du XXe siècle. Les index de réchauffement se recoupent ainsi de manière plus visible, notamment ceux qui sont liés aux cyclones.

Cependant, cette croissance liée aux effets thermodynamiques ne permet pas de prévoir, à une échelle rapide, les conséquences qui seront rapidement perceptibles. L'augmentation des vitesses maximales est de l'ordre d'un mètre par seconde et par décade, ce qui, en pourcentage, n'est pas considérable. En revanche, d'autres phénomènes peuvent jouer, comme l'évolution du cisaillement des vents liée au changement de la circulation atmosphérique.

Ces phénomènes aussi dépendent de la distribution des températures. Le faible cisaillement des vents a certainement joué un rôle dans la persistance de l'ouragan Irma cet automne. De même, le cyclone José a persisté un bon moment dans l'Atlantique et a menacé plusieurs fois les côtes américaines ; il ne les a heureusement jamais touchées, mais il est resté à tourner en rond, alors qu'il aurait dû être évacué en une huitaine de jours. Cela est certainement dû au faible cisaillement qui s'est produit au cours de cette période. La formation de l'ouragan Ophelia est liée aux mêmes causes.

Ces phénomènes de variation du cisaillement peuvent être liés à une conjonction de phénomènes : d'une part, le phénomène la Niña, qui s'observe dans le Pacifique, mais a pour effet de réduire les alizés dans l'Atlantique ; d'autre part, le jet subtropical, normalement situé un peu plus au Sud, avait déplacé sa position très au Nord pendant le mois de septembre.

La question est de savoir si ces circonstances seront plus ou moins fréquentes dans le futur. Ce sont des questions encore très discutées, sur la base des modèles conçus pour cela. À l'échelle décennale, se superposent au réchauffement climatique et à son effet, pour l'instant irréversible, les modes d'oscillation à terme des océans. Une étude récente va jusqu'à prévoir une diminution des cyclones dans l'Atlantique au cours de la prochaine décennie, ce qui ne correspond d'ailleurs pas à ce que les modèles prévoient pour l'instant.

Il faut donc moduler la prévision à long terme, liée au réchauffement climatique, avec une variabilité climatique à l'échelle décennale qui peut provoquer des résultats contrastés.

Tout le monde aura bien compris qu'il y a une grande différence entre les cyclones tropicaux et les perturbations des latitudes tempérées, même si elles peuvent aussi prendre parfois la forme de tempêtes très violentes. Les cyclones tropicaux se nourrissent de la différence de température entre la surface et la haute atmosphère ; ils tirent leur énergie de l'évaporation de l'eau et détestent le cisaillement du vent ambiant. C'est tout l'inverse pour les perturbations des latitudes tempérées : elles dépendent non du radiant vertical, mais du radiant horizontal entre la différence de température entre les zones chaudes au Sud et les zones froides au Nord. Elles intensifient localement cette différence lors de leur formation ; elles tirent leur énergie du flux de chaleur qui va du Sud vers le Nord. À la différence des cyclones tropicaux, elles adorent le cisaillement et s'en nourrissent.

Ce sont donc des phénomènes très différents. Les cyclones tropicaux de l'hémisphère Nord évoluent principalement dans une bande comprise entre les dixième et vingtième parallèles nord – cette bande se définissant de manière inverse dans le Sud. Dans l'Atlantique, lorsqu'ils sortent de cette bande vers le Nord, ils sont généralement happés par un flux d'ouest, et cisaillés, finissant ainsi par se dissiper. Ce n'est cependant pas toujours immédiat. Une partie des cyclones peuvent eux-mêmes servir de noyau au développement d'une tempête extratropicale, selon un système hybride : un coeur de cyclone, comportant des intensités de vents cycloniques, se trouve entouré d'une perturbation extratropicale en développement. Cela constitue une menace constante sur les côtes est américaines. Le cyclone Sandy, qui avait dévasté la côte du New Jersey et la partie sud de New York, appartenait à cette catégorie de systèmes hybrides.

Cette année nous a réservé cependant une nouveauté : l'ouragan Ophélia, après avoir atteint la force 3 et s'être développé au large des Açores, autrement dit dans une zone très proche des côtes européennes, est remonté vers le Nord pour atteindre l'Irlande où il a causé trois victimes, tandis qu'il contribuait de manière importante à attiser les feux de forêts qui s'étaient déclarés à cette époque au Portugal et au nord de l'Espagne. Dans tous les enregistrements connus, cet ouragan est celui qui s'est formé le plus à l'est dans l'océan Atlantique. Peut-être est-il le prototype d'une nouvelle menace sur nos côtes : s'il a atteint l'Irlande, un autre ne pourra-t-il en effet atteindre la Bretagne ? Voilà ce que prédisait en tout cas, en 2013, une étude néerlandaise qui se penchait sur l'évolution des trajectoires de cyclones dans l'Atlantique et prévoyait l'apparition de ces types de phénomènes de plus en plus fréquemment au cours du siècle.

Nous pouvons donc voir arriver sur nos côtes un nouveau type de tempêtes, c'est-à-dire ces systèmes hybrides qui mêlent à une intensité cyclonique de vents une perturbation extratropicale en cours de développement. Cela peut créer des contraintes, dans le futur, au niveau des côtes. C'est un sujet qui n'a pas été étudié à l'heure actuelle. Il faudra sans doute y consacrer des efforts.

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