Intervention de Mathias Audit

Réunion du mercredi 14 février 2018 à 16h25
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Mathias Audit, professeur à l'École de droit de la Sorbonne (Université de Paris 1) :

Votre commission d'enquête est relative aux décisions de l'État en matière de politique industrielle. Il existe, dans ce domaine, deux ensembles de décisions de nature assez différentes : les unes concernent la concentration des entreprises, les autres sont relatives aux investissements étrangers – je précise que je consacre mon propos liminaire au droit français, mais que je répondrai avec plaisir à vos questions relatives au droit américain.

Par « décision », j'entends un acte juridique adopté par une autorité qui est habilitée à le faire. Je n'évoque pas les « décisions politiques », comme le choix de M. le ministre de l'économie et des finances de ne pas faire entrer l'État dans le capital de la nouvelle entité issue la fusion Alstom-Siemens, car il ne s'agit pas, à proprement parler, d'une « décision » au sens juridique du terme.

Le premier type de décisions est relatif aux concentrations.

Celles prises – ou encore à prendre s'agissant du projet de fusion Siemens-Alstom – dans les affaires, ou plutôt les cas qui sont à l'origine de la création de votre commission d'enquête – Alstom, Alcatel et STX – relèvent de cette catégorie. Ce type de décision, visant à autoriser ou non une concentration, appelle de ma part deux observations.

Tout d'abord, je constate que, pour ces opérations, dans la majorité des hypothèses, l'État n'est plus décisionnaire. En effet, les chiffres d'affaires, dans le monde et dans l'Union européenne, des entreprises concernées atteignent des seuils qui confèrent la compétence en matière de concentration aux autorités européennes, et non plus à l'État. Même lorsque ces chiffres d'affaires se situent en deçà des seuils prévus, depuis 2008, le ministre de l'économie et des finances n'est plus compétent : la décision revient à l'Autorité de la concurrence.

Ensuite, les décisions en matière de concentration sont avant tout adoptées à l'aune de considérations de marché : l'effet de la concentration sur les prix est le seul critère finalement retenu. En principe, des questions essentielles, telles que la sauvegarde de l'emploi ou le maintien d'un « fleuron » national, n'entrent pas en considération. C'est évidemment d'autant plus vrai lorsque la décision est prise par les autorités européennes.

Dès lors, à moins de réformer le régime du contrôle des concentrations, qui relève, pour l'essentiel, du droit européen, je ne suis pas certain que ce type de décisions entre dans le champ de ce qui fait l'objet de votre commission d'enquête.

Le second type de décisions est pris en matière d'investissements étrangers.

À la grande différence des décisions en matière de concentration, sur ce sujet, les règles en vigueur restent nationales – même si les choses sont en train de changer, vous l'avez dit, monsieur le président –, et le dispositif législatif et réglementaire applicable figure dans le code monétaire et financier.

Je me dois de vous indiquer que ces règles sont assez peu lisibles et de compréhension délicate – particulièrement la partie réglementaire. Sans doute serait-il opportun de les clarifier, notamment pour la sécurité juridique des opérateurs étrangers qui souhaitent investir en France. Il faut que le droit français soit plus lisible.

Quoi qu'il en soit, le code monétaire et financier prévoit un régime d'autorisation différent selon que l'on est un investisseur européen ou non européen – il prévoit également un régime de déclarations statistiques qui n'intéresse sans doute pas votre commission d'enquête.

Pour les investisseurs non européens, selon la partie réglementaire du code, les secteurs soumis à autorisation sont : les jeux d'argent, la sécurité privée, le développement ou la production d'agents pathogènes ou toxiques, certaines technologies de l'information, l'armement ou les biens à double usage, les activités de cryptologie, celles qui sont liées à la défense nationale ou à la production et au commerce de matériels de guerre, ou liées à l'approvisionnement énergétique, l'approvisionnement en eau, aux réseaux de transport, aux réseaux de communications électroniques, ou encore à la protection de la santé publique.

Pour les investisseurs européens, la liste des secteurs soumis à autorisation est plus courte puisque ne sont concernés que la défense, l'approvisionnement énergétique, l'approvisionnement en eau, les réseaux de transport, les réseaux de communications électroniques, et la protection de la santé publique. L'autorité compétente pour délivrer l'autorisation est le ministre de l'économie et des finances.

Depuis le décret du 14 mai 2014, parfois également appelé « décret Alstom », qui figure aujourd'hui à l'article R. 153-10 du code monétaire et financier, le ministre peut prendre en considération la préservation de certains intérêts nationaux pour accorder ou refuser son autorisation. Le texte cite à cet égard la pérennité des capacités industrielles ou des capacités de recherche, et la sécurité et la continuité du maintien en France de certaines industries : défense, réseaux, transports, communications électroniques, santé publique.

L'État peut donc utiliser un mécanisme spécifique afin de préserver certains intérêts économiques nationaux. Mais, en un sens, cette modification de 2014 a transformé la nature du système d'autorisation. En effet, jusqu'à cette date, il s'agissait de protéger certains intérêts nationaux « stratégiques » – même si la notion n'existe pas juridiquement à proprement parler – dans les secteurs de la défense, de l'énergie, de l'approvisionnement en eau, et des réseaux de transport. Depuis la modification de 2014, le ministre de l'économie et des finances peut prendre en compte d'autres considérations, comme le maintien sous contrôle français d'une industrie ou la préservation de l'emploi, pour décider de refuser ou d'accorder une autorisation, même si ce motif ne figure pas expressis verbis dans le code… Il en résulte que l'on confie au ministre le soin de se prononcer sur des questions qui vont au-delà de la seule préservation d'un intérêt stratégique.

Puisque le paradigme a évolué, il faudrait également sans doute repenser le mode de fonctionnement. Il conviendrait, en particulier, que les décisions d'autorisation soient rendues publiques, quitte à en retirer les informations confidentielles, ou celles qui sont économiquement trop sensibles. Aujourd'hui, par exemple, nous ne savons pas si des autorisations ont été délivrées dans les affaires qui sont à l'origine de la création de votre commission d'enquête.

Ce dernier point me permet de faire une transition vers la question du droit européen. Vous le savez, il existe une proposition de règlement du 13 septembre 2017 établissant un filtrage des investissements directs étrangers. D'un point de vue institutionnel, cette démarche est logique car, depuis le traité de Lisbonne, les investissements directs étrangers relèvent de la politique commerciale commune. Il s'agit donc désormais une compétence qui est au moins partagée entre les États et l'Union.

Cette proposition de règlement comporte à mon sens deux apports principaux. Elle met tout d'abord en place un cadre procédural minimal pour les mécanismes de contrôle nationaux des investissements directs étrangers. S'il entre en vigueur, ce règlement modifiera le contrôle opéré par les États en introduisant plus de transparence, des garanties procédurales, un contrôle des délais de réponse… Elle instaure ensuite un système d'avis de la Commission européenne pour les projets présentant un intérêt pour l'Union. Il ne s'agit pas d'un système d'autorisation : la Commission formulera seulement un avis qu'elle transmettra aux autorités nationales.

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