Intervention de Jean-Baptiste Carpentier

Réunion du jeudi 15 février 2018 à 9h40
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Jean-Baptiste Carpentier, ancien commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économique :

Le service que je dirigeais est systématiquement informé des dépôts de demandes d'investissement étranger en France. On lui demande aussi son avis sur les dossiers traités. Peut-être vous posez-vous des questions, mais il ne faut pas avoir honte de cette procédure. Beaucoup de pays en ont une similaire.

Elle est d'ailleurs beaucoup mieux assumée qu'à une certaine époque, notamment dans les années 2000, où l'on parlait, au sein des administrations de Bercy, de la supprimer. Dix ans plus tard, plus personne ne le dit. À cet égard, nous avons considérablement évolué et plus personne n'oserait traiter Thierry Breton, de « ringard », comme le firent certains parlementaires, dont je n'aurai pas la cruauté de citer les noms, parce qu'il avait osé employer l'expression de « patriotisme économique ». Nous avons donc changé de paradigme, et les administrations qui, quoiqu'on en dise, obéissent aux ministres, se sont adaptées, c'est-à-dire qu'on ne considère plus que l'autorisation préalable des investissements étrangers en France est un peu la mouche dans le lait d'un système fondé sur la liberté d'investir.

Néanmoins, une fois que l'on a dit ça, il faut être conscient que cette procédure connaît des limites, notamment le fait que nous sommes au sein de l'Union européenne ce qui restreint très fortement notre marge de manoeuvre, car une bonne partie des compétences en matière d'investissement ont été purement et simplement transférées au niveau européen. La Direction générale du trésor ne peut donc faire n'importe quoi.

À cet égard, on ne peut prétendre se caler sur le CFIUS américain, à moins de sortir de l'Union européenne. Nous sommes en effet contraints par le cadre européen, là où le CFIUS peut décider arbitrairement, au nom de la souveraineté nationale.

La seconde limite relève davantage de la psychologie et tient à ce que nous avons une appréhension très juridique de cette procédure. Or, le droit n'est pas une fin mais un moyen – et c'est un ancien juriste qui vous parle. Le SISSE et la direction générale du trésor ont ainsi des marges de progrès pour politiser – dans le bon sens du terme – la politique d'investissements étrangers en France.

Cela passe notamment par le fait d'assumer l'idée que l'on conduit une politique industrielle. Pour le dire autrement, il y a deux manières de concevoir la procédure d'autorisation des investissements étrangers en France : soit on la considère comme une sorte de guichet vers lequel se tourne un investisseur pour demander, selon des règles éprouvées, son autorisation d'investir comme il viendrait demander un permis de construire ; soit – et c'est évidemment l'option qui a ma préférence – on envisage le SISSE comme un espace de dialogue ou de discussions – parfois un peu âpres, il faut bien l'admettre – entre un investisseur et l'État, lequel a, dans certains cas, des intérêts fondamentaux à faire valoir, pour lesquels il ne doit pas hésiter à aller jusqu'au bras-de-fer.

J'ai passé ma vie à négocier avec des banquiers d'affaires, et je peux vous dire qu'ils savent parfaitement discuter quand ils le veulent. L'État, en la matière, ne manque pas d'arguments, qui ne lui garantissent pas nécessairement la victoire mais qui, à tout le moins, peuvent coûter très cher à ceux qui choisissent de s'opposer frontalement à lui, et les incitent généralement au dialogue. Lorsqu'on discute avec des investisseurs étrangers dans un cadre confidentiel en amont de la procédure, comme nous avons essayé de le faire au sein du SISSE, c'est une chose qu'ils entendent parfaitement, jusqu'à l'Américain qui sait à peine situer la France sur une carte du monde, qui comprendra que, si vous êtes prêt à tenir compte de ses intérêts économiques, votre priorité reste de défendre vos propres intérêts nationaux. Et vous n'en serez pas pour autant, à ses yeux, un avatar du stalinisme. Cela vaut pour les Américains, cela vaut encore plus, pour des raisons culturelles, pour les Chinois.

Tout en étant légitimes aux yeux de nos interlocuteurs, nous ne pouvons cependant faire n'importe quoi, soit parce que nous n'en avons pas les moyens, soit parce qu'il faut savoir être raisonnable si nous voulons attirer en France des investisseurs étrangers. L'important, je le répète, est d'identifier les possibilités susceptibles de se présenter avant l'ouverture des dossiers, afin de pouvoir entamer des discussions informelles dans la plus grande confidentialité : cela permettra de baliser ensemble une « zone d'atterrissage » où se trouvent préservés les intérêts de chaque partie. Selon le rapport de forces, les choses, à ce stade, se déroulent plus ou moins bien.

En ce qui concerne ensuite la procédure en tant que telle, son déroulement dépend pour beaucoup de l'engagement des autres ministères, et nous avons sur ce plan d'importants progrès à faire en matière de concertation interministérielle et de prise en compte des différents enjeux sectoriels. Je crois savoir, cela étant, que le ministère de l'économie s'est emparé de la question.

Nous avons également des progrès à faire en matière de suivi des décisions, en particulier lorsque celles-ci se traduisent par des autorisations sous engagement, mais là encore la direction générale du trésor a accompli un énorme travail pour en finir avec le paradoxe de cette procédure qui mobilisait beaucoup d'efforts et de moyens mais dont on se désintéressait totalement lorsqu'elle était terminée, ses résultats échappant à tout contrôle.

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