Intervention de éric Delbecque

Réunion du mercredi 21 février 2018 à 17h30
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

éric Delbecque, chef du pôle intelligence économique de l'Institut pour la formation des élus territoriaux (IFET) :

Je vais essayer d'être bref, d'autant que je tiendrai des propos très convergents avec ceux d'Alain Juillet.

J'ai pour habitude de dire que l'intelligence économique se définit par trois éléments. Le premier, qui me paraît le plus important, est une véritable culture partagée de la guerre économique. J'ai conscience que ce terme peut paraître fort, mais il existe aujourd'hui des affrontements économiques qui doivent être considérés comme tels. On doit faire comprendre que le commerce international n'est pas une aimable compétition dans laquelle tout le monde trouverait son intérêt : il y a des vainqueurs et des vaincus. Second élément, l'intelligence économique est un métier, fait de techniques de veille, de sûreté et d'influence que nous connaissons bien – mais j'y reviendrai. Enfin, c'est une politique publique.

Je trouve, moi aussi, que celle-ci n'est pas au niveau des enjeux auxquels nous sommes confrontés. Si je devais résumer, j'emploierais un mot qui est un peu à la mode en ce moment dans le domaine de la sécurité publique, et que le ministre de l'intérieur contribue à populariser : celui de continuum. De même qu'il existe un continuum entre la sécurité publique et l'action d'autres acteurs – qu'il s'agisse des acteurs locaux, de la sécurité privée, de la société civile ou des grandes entreprises –, il doit y avoir un continuum dans le domaine de l'intelligence économique, avec des intérêts partagés par l'État et les entreprises. Pour le moment, on se trouve dans une situation très largement perfectible.

Tout au long de mes années de travail sur la question de l'intelligence économique, j'ai été frappé par l'existence d'un paradoxe très fort, et très étrange. Il existe une communauté assez nombreuse dans ce domaine, avec des pionniers tels qu'Alain Juillet – je suis heureux de lui rendre hommage, car il n'a pas ménagé ses efforts –, Olivier Buquen, qui a eu une appétence particulière pour l'intelligence territoriale, en effet, le préfet Rémy Pautrat, qui a tenté d'installer l'intelligence territoriale dans le paysage pendant des années, avec la création du Comité pour la compétitivité et la sécurité économique (CCSE) en 1995, première expérience qui n'a malheureusement pas connu un très grand succès, ou encore Claude Revel, qui a porté un intérêt particulier aux questions d'influence. Il faut également citer l'équipe à l'origine du rapport Martre, notamment Christian Harbulot, qui a travaillé sur la guerre économique, et Philippe Clerc, ou encore Ali Laïdi, qui s'est lui aussi intéressé à la « guerre économique », Pascal Dupeyrat, pour les questions d'investissements stratégiques, Nicolas Moinet et beaucoup d'autres que j'oublie. Malgré tous les travaux qui ont été réalisés, cette communauté a eu une audience très faible, voire presque inexistante dans l'administration, en particulier à Bercy sur un certain nombre de sujets. Nous avons échoué à sensibiliser certains acteurs, y compris au sein des pouvoirs publics. Un des ministères les plus déterminés est celui de l'intérieur : la sûreté des entreprises et la sécurité économique sont toujours des sujets qui parlent à ce ministère et, même si ce n'est pas totalement homogène, un certain nombre de préfets conçoivent bien les deux aspects de l'intelligence territoriale, à savoir la sécurité et le développement local. Malgré l'investissement du ministère de l'intérieur, il arrive régulièrement que des projets auxquels nous participons, les uns ou les autres, ne parviennent pas à avancer.

À titre d'exemple, je citerai d'abord une tentative assez ambitieuse qui a été conduite au niveau des préfectures de région entre 2005 et 2007 : il s'agissait de suivre une logique de sécurité économique en veillant à l'avenir de certaines pépites technologiques, de développer un volet de formation dans le domaine de l'intelligence économique, notamment via les universités et les grandes écoles, et d'améliorer la veille. Un guide, très concret et très opérationnel, a été réalisé dans le cadre de l'Agence pour la diffusion de l'information technologique (ADIT), à l'usage des préfets de région. Ce dispositif s'est rapidement heurté à des tentatives de particularisation à l'échelon territorial, et la difficulté à faire vivre ensemble tous les ministères sur ces sujets a conduit à un relatif insuccès.

Un autre exemple concerne plus directement la formation, notamment pour les dirigeants d'entreprises, mais pas seulement. En 2006, Alain Juillet a demandé que l'on rédige un référentiel de l'intelligence économique à destination des universités et des grandes écoles. L'exercice a été extrêmement consensuel, mais le dispositif s'est étiolé au fil des années, et l'enseignement de l'intelligence économique est aujourd'hui réduit à la portion congrue. Une deuxième tentative a eu lieu avec Claude Revel, sous la houlette du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, mais on a compris en quelques mois que les universités trouvaient la mise en oeuvre très difficile. Aujourd'hui, il ne reste plus que des lambeaux de ces efforts. C'est vrai pour la formation initiale et continue comme pour la formation des entreprises ; la partie sécurité et sûreté a eu un peu plus de succès, notamment parce que le Club des directeurs de sécurité des entreprises (CDSE), qu'Alain Juillet a présidé à une époque, a permis des réalisations assez importantes dans les groupes du CAC 40, et que des problématiques telles que la lutte antiterroriste ont attiré l'attention d'un certain nombre d'entreprises. Dès qu'il a été question de veille et d'influence et que l'on est passé à la stratégie des entreprises et à la coordination entre les intérêts nationaux ou européens et ceux des entreprises, on a beaucoup plus largement échoué.

Tant que l'intelligence économique concerne des questions tactiques, comme la sûreté des entreprises, on peut s'entendre ; la définition de nos intérêts stratégiques et la coalition de tous les acteurs autour d'eux posent en revanche tellement de questions que tout le monde pense qu'il vaut mieux ne pas trop en parler, voire pas du tout. Quand il s'agit de géopolitique, de sécurité nationale ou des grandes directions que notre pays souhaite suivre sur le plan économique, on a affaire à des choix lourds de conséquence et, comme souvent en la matière, on a du mal à créer un consensus.

On constate donc que, dès qu'on élève le niveau d'exigence en matière d'intelligence économique, on se heurte à des réticences devant la difficulté, d'autant qu'on en arrive tôt ou tard au traitement de dossiers qui ont partie liée avec la question de l'extraterritorialité du droit et des procédures américaines – sur lequel Pierre Lellouche a produit un excellent rapport –, et qui participent des problématiques les plus brûlantes traitées par l'intelligence économique.

En ce qui concerne le contrôle des investissements étrangers, nous avons un dispositif, qui fut conçu au départ comme une liste de secteurs à la Prévert. Nos amis américains, eux, ont adopté une perspective totalement inverse. Leur dispositif, piloté par le Président des États-Unis et son bras armé, le Comité pour l'investissement étranger aux États-Unis – Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS) –, repose sur une conception déclarative des enjeux de sécurité nationale. En d'autres termes, tandis qu'en juristes pointilleux nous avons cherché à définir des secteurs stratégiques, les Américains ont défini une finalité, à savoir la protection de leurs intérêts. Dans cette perspective, peu leur importe que leurs intérêts aillent se loger là où le sens commun ne les aurait pas nécessairement situés : ce qu'ils déclarent être un enjeu de sécurité nationale le devient.

Selon moi, notre problème n'est pas un problème de textes, mais de volonté de les appliquer, à quoi s'ajoute le fait que, dans le public comme dans le privé, la culture de l'intelligence économique n'est pas la chose la mieux partagée par les dirigeants français. Dans ce contexte, notre petite communauté de l'intelligence économique apparaît constituée au pire de paranoïaques, voyant la menace là où elle n'existe pas, au mieux d'aimables originaux, sectateurs d'une discipline avant-gardiste à laquelle il sera toujours temps de s'intéresser ultérieurement. Tout cela ne peut évidemment pas fonder une politique publique totalement efficace.

Quant au niveau de rattachement de l'intelligence économique publique ou à sa gouvernance, il me semble que tout pilotage de l'intelligence économique qui n'est pas interministériel est globalement voué à l'échec. Nous sommes dans un pays, on le sait, où rien ne se fait contre la volonté de Bercy. Dans ces conditions si, en matière d'intelligence économique, le niveau de décision n'est pas interministériel, on pourra tenter de faire avancer tous les dossiers possibles, aucun ne pourra aboutir – je le sais d'expérience. Je continue donc à militer pour que l'on donne à la politique publique d'intelligence économique le niveau qui doit être le sien.

Il me semble pour conclure que l'idée de constituer un observatoire indépendant des secteurs stratégiques serait une manière utile de produire de la connaissance en la matière, ce qui reste extrêmement difficile au sein de l'État. Cela participerait des bonnes pratiques permettant d'acculturer ceux qui, dans l'administration, dans la société civile ou dans les médias, peuvent être concernés par les questions d'intelligence économique.

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