Intervention de Nicole Belloubet

Séance en hémicycle du mardi 27 mars 2018 à 15h00
Protection des savoir-faire et des informations commerciales — Présentation

Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice :

Madame la présidente, monsieur le vice-président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, madame la rapporteure pour avis de la commission des affaires économiques, mesdames et messieurs les députés, le texte de transposition en droit interne de la directive européenne sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales des entreprises, examiné aujourd'hui par votre assemblée, doit permettre à la France de satisfaire à ses obligations vis-à-vis de l'Union européenne et d'adopter en droit interne un dispositif équilibré de protection du secret des affaires.

Comme l'a très justement indiqué M. le rapporteur, la protection du secret des affaires est essentielle pour le développement de l'innovation et le maintien des avantages concurrentiels de nos entreprises. C'est un élément puissant d'attractivité de notre droit, partant de notre économie.

Rappelons que lorsqu'une entreprise investit dans un processus de recherche et d'innovation, elle rassemble des informations qui peuvent ne pas être protégées au titre des droits de la propriété intellectuelle et qui pourtant doivent rester confidentielles. Ces secrets sont particulièrement importants pour les petites et les moyennes entreprises ainsi que pour les start-up, qui n'ont souvent pas les ressources humaines spécialisées, ni l'assise financière nécessaires pour faire enregistrer des droits de propriété intellectuelle, les gérer, les faire respecter et les protéger.

Au-delà des connaissances technologiques, une entreprise doit également, pour rester compétitive, préserver la confidentialité des informations relatives à ses clients, ses fournisseurs, ses stratégies commerciales ou son plan d'affaires. L'économie de la connaissance est ici en jeu et c'est un enjeu majeur comme l'a parfaitement montré l'étude économique et juridique menée par la Commission européenne en avril 2013 dans le cadre de l'élaboration de la directive.

L'exigence de transparence au sein du monde économique ne peut être totale : le bon fonctionnement des marchés concurrentiels exige un minimum de confidentialité. C'est donc légitimement que les entreprises se protègent de l'espionnage industriel et qu'elles demandent la protection de leurs secrets des affaires.

En France comme dans les autres pays de l'Union européenne, les entreprises ne sont actuellement pas dépourvues de moyens juridiques pour prévenir, faire cesser ou réparer des atteintes au secret de leurs affaires. Le droit commun de la responsabilité civile peut être invoqué devant le juge des référés ou le juge du fond. L'appropriation frauduleuse d'un secret des affaires peut aussi constituer un délit pénal comme le vol, l'abus de confiance, l'escroquerie ou encore le délit d'intrusion dans un système informatisé de données. Mais on doit constater qu'en matière civile, il n'existe actuellement aucun encadrement légal, le droit commun de la responsabilité étant principalement d'origine jurisprudentielle.

La proposition de loi transposant la directive européenne sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales des entreprises permet d'apporter aux opérateurs économiques la sécurité juridique nécessaire à leur croissance et au développement de leurs activités de recherche, source de nombreux emplois. Désormais, ainsi que M. le rapporteur l'a exposé, la nature des informations protégées sera précisément définie ; les conditions dans lesquelles un secret peut être légitimement obtenu seront expressément indiquées ; les comportements illicites d'obtention, d'utilisation ou de divulgation du secret des affaires seront énoncés ; les cas dans lesquels la protection ne pourra pas être accordée seront précisés ; enfin les mesures pouvant être prises par le juge pour empêcher, faire cesser ou réparer une atteinte au secret des affaires seront fixées.

Je souhaite tout d'abord remercier tout particulièrement M. le député Raphaël Gauvain qui a pris l'initiative de défendre cette proposition de transposition devant la représentation nationale. Je crois en effet souhaitable que le Parlement s'empare de sujets intéressant le droit de l'Union pour lesquels un large débat public est indispensable. Tel est bien le cas de la protection juridique devant être accordée au secret des affaires.

Le processus législatif qui a été mené aura permis non seulement de conduire une réflexion très approfondie sur l'articulation devant être assurée par la loi entre les droits fondamentaux en présence, mais aussi une large concertation de toutes les parties prenantes, dans la continuité des travaux menés par la Commission européenne et le Parlement européen lors de l'adoption de la directive.

Je tiens ainsi à souligner que la proposition de loi qui vous est soumise est le fruit d'une collaboration vertueuse et exemplaire entre le Gouvernement, en particulier la chancellerie, chargée de mener à bien cette réforme, et M. le député Gauvain. C'est le gage d'un texte reposant sur des assises juridiques solides.

À l'issue d'une première phase d'analyse et de concertation conduite par mes services, plus spécialement la direction des affaires civiles et du sceau, avec le soutien très actif des services du ministère de l'économie et des finances et du ministère de la culture, un dialogue constructif s'est engagé avec M. le rapporteur sur les différentes problématiques posées par le texte de la directive.

La proposition de loi a également été enrichie grâce aux larges consultations conduites par M. le rapporteur qui a su écouter et prendre en considération les différentes préoccupations légitimes exprimées par les représentants des entreprises, des salariés, des journalistes, des éditeurs de presse et des organisations non gouvernementales soucieuses de la protection devant être accordée aux lanceurs d'alerte, aux magistrats et aux avocats.

La proposition de loi a enfin été soumise à l'assemblée générale du Conseil d'État qui, le 15 mars dernier, dans la continuité de son avis du 22 mars 2011, a donné un avis très éclairant sur les principales orientations prises au regard des marges de manoeuvre laissées aux États membres pour renforcer la protection du secret des affaires. Le Conseil d'État a notamment invité la représentation nationale à envisager l'extension des mesures de protection du secret des affaires prévues à l'article 9 de la directive à toute procédure juridictionnelle mettant en cause le secret des affaires.

À cet égard, je rappelle que si la directive sur la protection du secret des affaires a pour objet de garantir un niveau minimal de protection de ce secret dans l'ensemble des pays de l'Union, les législateurs nationaux ont la possibilité de prévoir dans leur propre système juridique une protection plus étendue. La proposition de loi déposée initialement par M. le rapporteur procédait à une stricte transposition des dispositions de la directive. En particulier, les outils procéduraux de protection du secret des affaires prévus à l'article 9 de la directive étaient limités aux procédures ayant pour objet la prévention, la cessation ou la réparation d'une atteinte à un secret des affaires.

Or, à l'issue de l'important travail de concertation et de consultation mené par M. le rapporteur, il est apparu que le texte ainsi rédigé ne permettait pas de régler efficacement les situations dans lesquelles une entreprise concurrente prenait illégitimement connaissance d'un secret des affaires à l'occasion d'une procédure juridictionnelle engagée sur un tout autre fondement que celui de la protection de ce secret. L'objectif est bien ici de renforcer le dispositif de protection du secret des affaires en évitant qu'à l'occasion d'une procédure conduite devant une juridiction judiciaire ou administrative, des parties à la procédure aient accès à des informations couvertes par le secret des affaires alors que ces informations ne sont pas nécessaires à l'exercice de leurs droits.

Actuellement, les juridictions, régulièrement confrontées à des demandes de protection du secret des affaires dans le cadre de la production des pièces avant tout procès au fond ou au cours de l'instance au fond, ont mis en place des pratiques diversifiées. L'encadrement des pratiques proposé par M. le rapporteur est un gage certain de sécurité juridique et d'attractivité de notre système juridictionnel, notamment pour les opérateurs économiques étrangers. L'équilibre trouvé entre, d'une part, le respect des principes fondamentaux de la procédure civile, au premier rang desquels se trouve le principe du contradictoire, et d'autre part la protection du secret des affaires, m'apparaît très satisfaisant.

D'une part, l'aménagement proposé au principe du contradictoire sera strictement proportionné au but poursuivi et limité au débat portant sur la nécessité de produire une pièce susceptible de comporter un secret des affaires. Si le juge estime que la production de cette pièce est nécessaire à l'exercice des droits des parties, notamment des droits de la défense, cette production sera ordonnée nonobstant la confidentialité invoquée. Il s'ensuit qu'aucune atteinte ne sera portée au principe selon lequel le juge tranche le litige en considération d'éléments portés à la connaissance de toutes les parties.

D'autre part, le juge pourra disposer d'un éventail de mesures qui amélioreront les conditions du débat judiciaire. S'il l'estime nécessaire, le juge pourra limiter la communication de la pièce à certains de ses éléments ou l'ordonner sous forme de résumé, de sorte que seules les informations strictement nécessaires au litige seront portées à la connaissance des parties.

Bien évidemment le juge n'ordonnera ces mesures qu'après un contrôle de proportionnalité entre le droit d'une partie à maintenir la confidentialité de certaines informations et le droit d'une autre partie à accéder à certaines pièces au cours du débat judiciaire.

Au-delà des questions liées aux procédures juridictionnelles, je sais que la proposition de loi qui vous est soumise suscite des réactions. D'aucuns craignent une restriction des libertés publiques. Les journalistes et éditeurs de presse redoutent d'être empêchés d'informer. Il est affirmé que des scandales comme celui du Mediator ou du bisphénol A, les Panama Papers ou LuxLeaks ne pourraient plus être portés à la connaissance des citoyens.

Je veux ici affirmer avec force et conviction que la transposition de la directive sur la protection du secret des affaires n'emportera aucune restriction des libertés publiques, comme cela est affirmé sans ambiguïté à l'article 1er de la directive.

La protection du secret des affaires en Europe et en France n'est pas nouvelle : elle sera désormais mieux encadrée, au bénéfice de tous. Il est notamment très important que la loi pose une définition précise de la notion de secret des affaires. N'importe quelle information détenue par une entreprise ne pourra être protégée comme constituant un secret des affaires : seules le seront les informations connues par un nombre limité de personnes, revêtant une valeur commerciale et faisant l'objet de mesures raisonnables de protection pour en conserver le secret.

En outre et surtout, un principe fort est énoncé en vertu duquel toute demande de protection du secret des affaires sera rejetée lorsque l'obtention, l'utilisation ou la divulgation du secret des affaires intervient dans le cadre de l'exercice du droit à la liberté d'expression et d'information, pour révéler dans un but d'intérêt général et de bonne foi une faute, une activité illégale ou plus largement un comportement répréhensible qui, s'il n'est pas illégal, est susceptible d'avoir des conséquences graves. Par conséquent, en cas de révélation au public, par un lanceur d'alerte ou un journaliste exerçant son droit à la liberté d'expression, d'informations couvertes par le secret des affaires, les entreprises ne pourront pas obtenir en justice une mesure d'interdiction de publication.

Les juridictions gardiennes des libertés individuelles exerceront un contrôle de légalité et de proportionnalité. En application de l'article L. 151-6 du code de commerce issu de la proposition de loi, elles feront la balance des intérêts en présence en veillant à ce qu'aucune condamnation ne puisse intervenir contre un lanceur d'alerte au sens de l'article 6 de la loi no 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

Enfin, ne saurait relever du secret des affaires une information qu'une entreprise a l'obligation légale de rendre publique, telle que ses comptes déposés en annexe du registre du commerce ou des sociétés. Une entreprise ne saurait davantage s'opposer aux enquêtes menées par les autorités judiciaires ou administratives en se prévalant de son droit à la protection du secret.

Pour conclure, je dirai que dans une société démocratique la transparence ne peut être totale et que certains secrets doivent être préservés, y compris au sein des entreprises. La proposition de loi déposée par M. le rapporteur, qui transpose fidèlement la directive européenne sur la protection du secret des affaires, est un texte qui me semble équilibré au regard de l'ensemble des intérêts qu'il convient de préserver.

Une nouvelle fois, je souhaite ici remercier Raphaël Gauvain et les membres de la commission des lois pour le travail ainsi accompli ainsi que le groupe La République en marche qui a pris l'initiative de l'examen de ce texte important et, je crois, très utile.

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