Intervention de François Ruffin

Séance en hémicycle du mardi 3 avril 2018 à 21h30
Débat sur les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois Ruffin :

Je vais m'adresser directement à vous, les aides-soignants, les infirmiers, les directeurs d'EHPAD, les familles évidemment, et les vieux résidents aussi. Ce n'est pas très poli mais je m'adresse à vous directement, par-dessus la ministre, par-dessus l'Assemblée.

Pourquoi ? Parce que, vous le savez, nous le savons tous ici : que va devenir ce rapport d'information no 769 sur les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes ? Rien. Que va en faire le Gouvernement ? Rien. Le ranger dans un placard. L'oublier dans un coin. Le mettre sur la pile des autres rapports. Bref, l'enterrer.

Il va le faire discrètement. Il va le faire sans le dire. Il va le faire en jurant, et madame la ministre est très douée pour cela, qu'au contraire ce rapport contient des éléments très précieux, que ces données vont nourrir une réflexion, qu'il faudrait d'ailleurs songer à une mission, qui pourrait conduire à un plan, et patati et patata.

Bref, des écrans de fumée. Nous sommes habitués. Mais pourquoi voudraient-ils l'enterrer ? Parce qu'il est criant, ce rapport. Il crie fort une évidence.

Dès la page 8, on peut lire : « des sous-effectifs considérables au regard des besoins médicaux des résidents engendrent à la fois une dégradation des conditions de travail et une ''maltraitance institutionnelle'' ». L'expression est lâchée. Et on la retrouve au fil des chapitres : « maltraitance institutionnelle », « maltraitance passive » « maltraitance » tout court.

« Maltraitance institutionnelle », c'est une formule crue, mais un peu abstraite. J'aimerais vous la rendre plus concrète, mettre dessus de la vie, un visage, celui de mon attachée parlementaire, Brigitte.

Jusqu'à l'an dernier, jusqu'à mon élection, elle exerçait comme aide-soignante dans un EHPAD d'Amiens. La première fois que je l'ai rencontrée, elle m'a confié : « J'appelle ça l'usine à vieux. C'est la cata. On est 3 aides-soignantes pour 85 patients ! »

Lorsque je lui ai demandé si, par moments, elle avait le sentiment d'être à la limite de la maltraitance, elle s'est exclamée : « Mais c'est quotidien ! Là, par exemple, on a une épidémie de gastros, avec quand même 26 cas. On n'avait pas de masques, pas d'alèses, pas de désinfectant, rien pour se laver les mains : forcément, en trois jours, on est passé de cinq malades à plus d'une vingtaine ! J'ai fait des pieds et des mains. Les agents techniques se sont débrouillés, ils ont pris leur voiture, et ils ont finalement trouvé du produit. »

Et Brigitte de me confier, au milieu de tout ça, une petite anecdote, anodine, banale. « On a un couple de vieux. La femme a fait un AVC, elle est en fauteuil roulant, et elle souffre de crises d'angoisse. La seule manière de la calmer, c'est son mari : il n'y a que lui qui puisse l'apaiser. Or, là, son mari a attrapé la gastro, donc on l'a mis à un autre étage. La dame appelle au secours, elle est dans le couloir à crier : "Mon biquet ! Mon biquet ! Où est passé mon biquet ? " Ça peut paraître drôle, comme ça, mais il faut l'entendre, avec sa voix complètement désespérée : "Mon biquet ! Au secours, mon biquet ! " J'aurais un peu de temps, je lui mettrais un masque, je l'emmènerais à l'étage pour qu'elle voie son mari, ça l'apaiserait. Mais non, là, je cours, je cours, je ne peux pas perdre une demi-heure. Alors elle pleure toujours : "Mon biquet ! Mon biquet ! " »

En entendant cette anecdote, je l'ai interrogée : « Et vous arrivez à travailler, malgré ces cris ? Vous ne culpabilisez pas ? » Elle me répond « on met en place des mécanismes de défense », comme pour me rassurer. Mais, en réalité, ça ne m'a pas rassuré du tout, ces « mécanismes de défense » : ça m'inquiétait, au contraire ! Des mécanismes de défense, soit, mais contre quoi ? Je vais vous le dire : contre le meilleur de nous-mêmes ; contre la tendresse ; contre l'empathie. Il faut s'entraîner à l'indifférence. Il faut tenir la compassion à distance, s'assécher l'âme, geler en soi l'humanité, rendre notre coeur sourd à une vieille dame qui, pleine d'angoisse, pleine d'amour aussi, hurle « Mon biquet ! Mon biquet ! »

Il faut ça, il faut cette sécheresse pour que le système fonctionne ; pour que les toilettes, les repas, les médicaments s'enchaînent ; pour que les tâches soient accomplies au fil d'une journée chronométrée. L'humain, dans tout ça, c'est une nuisance, du temps perdu, des complications.

On imagine la tension, le conflit chez vous, les milliers de Brigitte du pays. Pourquoi vous êtes-vous tournées vers le soin ? Pour soigner. Par tendresse, par empathie, par compassion justement. Et c'est cette part de vous-mêmes qu'il vous faut taire, qu'il vous faut écraser.

Un jour, usées, les défenses cèdent, et c'est comme un barrage qui rompt, comme une digue qui s'effondre. C'est le grand craquage. C'est le burn-out, qui fait des ravages dans ces métiers du soin. Pas seulement à cause du surmenage : non, c'est faux, c'est ne rien comprendre. C'est à cause du sens, d'abord, du sens de votre travail. Ce n'est pas rien, le travail. On y livre ses meilleures énergies. On y fait don de soi. On y offre son temps. Alors, si c'est pour, à l'arrivée, le bâcler, ce travail, le sens se perd, il s'effiloche, et surgit devant soi un immense « à quoi bon ? ». Il y a pire, même : quitter sa journée de travail avec ce goût amer, ce dégoût, en fait, d'avoir maltraité les vieux, à force de les secouer pour la toilette, de les presser pour les repas, de les abandonner sur la cuvette.

C'était jusqu'ici un sentiment individuel, que chacun éprouvait dans son coin, et qui était donc vécu comme une honte. Mais voici que, ces derniers mois, ce sentiment devient collectif. Voici qu'il se répand dans les maisons de retraite. Voici qu'il se proclame, jusque dans les télés, les radios, les journaux. Voici que la parole se libère.

Et c'est pour ça que je m'adresse à vous. À vous directement, les aides-soignants, les infirmiers, les directeurs d'EHPAD, les familles évidemment, et les vieux résidents. Parce que vous êtes le seul espoir.

Ce rapport, je l'ai dit, ils en feront des confettis. Ça servira à la caisse du chat. On dirait d'ailleurs que les rapporteures redoutent elles-mêmes ce funeste sort. Dès la page 13, qui retrace l'histoire des EHPAD, on lit cet intertitre : « Des débats, des rapports : pas de décision ». Et, en dessous, ces quelques lignes, désabusées d'avance : « Ces quinze dernières années se sont distinguées par la densité du débat sur les questions de dépendance, donnant lieu à de nombreuses propositions, dont la mission regrette que peu d'entre elles aient été mises en oeuvre. » Et, sans vous, c'est assuré, c'est garanti : rien ne sera mis en oeuvre.

Mme Buzyn l'a d'ailleurs confirmé à sa manière, c'est-à-dire avec tout son tact et toute sa courtoisie. Ce rapport qui dénonce noir sur blanc, je l'ai dit, des sous-effectifs considérables qui engendrent une maltraitance institutionnelle, quelle mesure de bon sens suggère-t-il ? Que soit doublé le taux d'encadrement au chevet, que l'on passe à soixante soignants pour cent résidents. Et qu'a répondu Mme la ministre ? Niet. Et pour quelle raison ? Je la cite : « La France n'a pas les moyens budgétaires de garantir ce taux. »

Vous savez, on cause de maltraitance institutionnelle, mais c'est une maltraitance qui vient d'en haut ; c'est une maltraitance ministérielle ; c'est une maltraitance budgétaire.

Permettez-moi une parenthèse. Sur les bancs juste devant moi, je ne vois que des femmes : Mme Buzyn ministre, Mme Bourguignon présidente de la commission des affaires sociales, Mmes Iborra et Fiat députées et rapporteures. Comme si c'était une affaire de femmes – les vieux, les soins, la santé.

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