Intervention de Bruno Bézard

Réunion du mercredi 7 février 2018 à 17h30
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Bruno Bézard, managing partner :

de Cathay Capital Private Equity, ancien directeur général de la Direction générale du Trésor. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, je vais m'efforcer de contribuer à votre réflexion sur ce sujet très important pour l'ensemble des citoyens, en particulier pour ceux qui servent ou eurent à servir l'État pendant de nombreuses années. Je ne pourrai pas répondre à celles de vos questions qui portent sur les trois dossiers mentionnés dans l'intitulé de votre commission, et j'en suis désolé, car je ne les ai pas traités. Je vais néanmoins tenter de vous éclairer sur un certain nombre de points qui recouvrent, du reste, la quasi-totalité des questions que vous venez de me poser.

Une petite précision chronologique : en mai et juin 2014, jusqu'au 29 juin, j'étais directeur général des finances publiques, et non pas du Trésor. Je n'ai donc pas traité le dossier Alstom, si tant est qu'il ait relevé de ce dernier car, comme vous le savez, il a été traité par l'APE. Votre question sur l'articulation des différentes interventions de l'État est légitime, mais elle doit plutôt être posée à mon prédécesseur car, à cette époque, j'étais chargé de l'assiette et du recouvrement de l'impôt, et non du Trésor.

Je souhaiterais, si vous êtes d'accord, partager avec vous quelques réflexions personnelles nées de ma longue expérience au service de l'État dans des fonctions que vous avez eu la gentillesse de rappeler, expérience qui s'est poursuivie au plan international, dans le cadre des mêmes fonctions puis, plus récemment, dans le secteur privé. Je me concentrerai sur deux sujets, qui recouvrent les points que vous avez évoqués : l'État actionnaire et la protection de nos intérêts stratégiques.

L'État actionnaire tout d'abord. Je me souviens qu'en 2002, déjà, une commission d'enquête avait été créée dans le contexte de l'effondrement, l'explosion en vol, de France Telecom. Je m'en souviens très bien. Revenant de Matignon, j'avais pris mes fonctions à la Direction générale du Trésor en juillet 2002, en tant que chef du Service des participations : l'APE n'existait pas encore. Cette agence, j'en ai proposé la création, avec d'autres, à mon ministre de l'époque, M. Francis Mer, en janvier 2003. Le concept était très simple : si France Telecom s'était effondrée, ce n'était pas, comme on le disait dans certains journaux et dans certains cercles politiques, la faute de la Direction du Trésor – qui est une coupable pratique, puisqu'elle se défend moins –, même si l'on pouvait améliorer les choses. En tout état de cause, nous estimions que l'État devait se doter d'une fonction professionnelle d'État actionnaire. Du reste, cette expression n'existait même pas : on disait « la tutelle », comme pour les incapables. À cette époque, le président d'une grande entreprise – je ne citerai pas de noms –, patron de droit divin, puisque nommé par le Président de la République au titre de l'article 13 de la Constitution, allait de temps en temps, négligemment, rencontrer la tutelle sur des sujets mineurs. De fait, il estimait pouvoir investir des dizaines de milliards – de francs, à l'époque – à l'étranger sans avoir à lui en référer, puisque cette tutelle était composée d'incapables, puisque fonctionnaires…

À partir de 2003, nous nous sommes donc efforcés de professionnaliser l'État actionnaire. Comment ?

Premièrement, il fallait créer une structure qui aurait une seule mission : l'Agence des participations de l'État.

Deuxièmement – et c'est un point auquel je suis très attaché et sur lequel je n'ai jamais changé d'avis –, cette structure devait dépendre, non pas du directeur du Trésor, mais du ministre, à qui elle devait rapporter directement ainsi qu'à son cabinet. Il en a toujours été ainsi, y compris lorsque j'ai pris moi-même la tête du Trésor, en juillet 2014.

Troisièmement, les profils au sein de l'APE devaient être variés : elle ne devait pas être composée uniquement de fonctionnaires, elle devait comprendre également des agents, des collaborateurs, apportant leur expertise du secteur privé. Nous nous sommes battus comme des diables pour obtenir cela : nous avions à peu près toute l'administration contre nous. Faire venir des gens du privé à Bercy pour s'occuper d'entreprises publiques – ou d'entreprises privées dont l'État possédait moins de 50 % du capital –, quel péché contre l'esprit ! Quelle horreur ! Nous y sommes néanmoins parvenus – grâce au soutien, je dois le dire, du ministre de l'époque, M. Francis Mer, un industriel. Nous avons ainsi constitué une équipe composée aux deux tiers de fonctionnaires, issus pour la plupart de Bercy mais également d'autres ministères, et d'un tiers de cadres du secteur privé : banquiers d'affaires, avocats, commissaires aux comptes, membres de fonds d'investissement… Nous avions d'ailleurs « benchmarké », comme on dit dans un horrible franglais, pour savoir comment nous organiser. J'ai ainsi envoyé des équipes rencontrer les grands actionnaires professionnels du secteur privé – holdings privées, fonds d'investissement –, qui sont des investisseurs de long terme.

Quatrièmement, nous devions convaincre tout le monde, y compris nos dirigeants politiques, que, pour être un bon actionnaire, il faut avoir une vision de long terme, et pas exclusivement une vision budgétaire – autrement dit sur les dividendes de l'année pour la loi de finances initiale (LFI). Je respecte cette préoccupation, mais il faut aussi laisser de l'argent à l'entreprise pour qu'elle se développe.

Bref, nous avons tenté de réformer complètement la vision que l'État et les hommes politiques, nos patrons, avaient des entreprises publiques – publiques ou privées à participation de l'État s'entend. Nous avons réussi à créer cette structure, mais si vous vous penchez sur la chronologie, vous constaterez que le décret n'est sorti qu'en janvier 2004 alors que nous l'avions proposé en janvier 2003. Il aura fallu un an de bataille interministérielle !

Une fois mise en place, cette structure – et je commence ici à répondre, monsieur le président, à l'une de vos questions – s'est attachée à changer complètement la relation entre l'État et les entreprises publiques. Pour commencer, il fallait effectivement remettre de l'ordre dans les conseils d'administration, notamment en modifiant le mode de nomination des administrateurs. Car il fut un temps – je vais m'exprimer de façon modérée – où un siège dans un conseil d'administration était une récompense – non monétaire, car il n'y a jamais eu de jetons de présence, mais prestigieuse – accordée à tel haut fonctionnaire de tel grand corps de l'État n'ayant pas démérité, et qui pouvait passer ainsi agréablement certains après-midi. Nous avons changé tout cela. Je ne dis pas que c'est parfait, mais nous avons notamment adressé des lettres de mission aux administrateurs.

Vous parliez de collégialité, monsieur le président. L'un des rôles de l'APE a été précisément de veiller d'abord à ce qu'on nomme des administrateurs représentants de l'État qui ont la qualité, la compétence et l'assiduité nécessaires et qui ne dorment pas en réunion – mais dormir en réunion n'est pas le propre des administrateurs de l'État : je connais une collection tout aussi impressionnante d'administrateurs indépendants, et fameux, qui parfois s'assoupissent ! L'APE devait ensuite veiller à coordonner ces administrateurs. Encore fallait-il, pour cela, qu'un débat ait lieu avant. Nous n'y sommes pas toujours parvenus, mais nous nous sommes efforcés de faire respecter ces règles.

Par ailleurs, il fallait – et, dans ce domaine, nous n'avons pas toujours réussi – professionnaliser le processus de désignation des dirigeants. J'ai eu l'audace de proposer que l'on recoure à des chasseurs de têtes. Ma proposition a recueilli un succès limité… Toutefois, pour un certain nombre d'entreprises publiques – pas de la première importance –, nous avons réussi à convaincre nos autorités de la nécessité de recourir un chasseur de têtes, et cela s'est très bien passé.

L'objectif était de restaurer – peut-être devrais-je dire créer – un minimum d'autorité de l'État auprès des entreprises publiques. Je parle de l'autorité de l'État actionnaire, et en aucun cas de celle de l'État client ou de l'État régulateur.

J'ai entendu l'un de mes successeurs dire que ces différentes fonctions s'entremêlaient, au point que cela en devenait infernal. C'est vrai, mais ce n'est pas une raison pour ne pas tenter de régler le problème. La structure de l'APE a donc été conçue pour représenter l'État actionnaire, y compris pour défendre certaines entreprises face au même État, mais sous une autre casquette ; de fait, l'État est schizophrène, mais c'est au pouvoir politique, légitimement investi, de rendre les arbitrages. Nous, nous représentions l'État actionnaire.

Il a été très difficile de faire admettre aux entreprises publiques que l'État était un actionnaire à qui elles devaient rendre des comptes et qu'avant de dépenser je ne sais combien de dizaines de millions, voire de milliards, dans un dossier évidemment fantastique, sans aucun risque, elles devaient discuter de ce projet avec les équipes professionnelles de l'APE. Avec certaines d'entre elles, cela s'est fait dans le sang – j'exagère à peine. Par exemple, en 2002, la direction du Trésor n'avait pas les comptes d'EDF, pourtant détenue à 100 % par l'État ! Lorsque j'ai pris mes fonctions, j'ai demandé à voir ses comptes ; mon chef de bureau m'a répondu que nous ne les avions pas, sinon à l'occasion de petits-déjeuners où l'on nous les projetait, sur diapositives, en tout petits caractères… Je ne blague pas : c'était la réalité.

Voilà d'où nous partions. Où sommes-nous arrivés ? Cela dépend des entreprises. Sur la centaine dont nous nous occupions, cela a très bien fonctionné avec certaines, moins bien avec d'autres – vous devinerez probablement lesquelles. En tout état de cause, nous sommes parvenus, dans le meilleur des cas, à créer une relation de confiance, sans complaisance mais équilibrée, entre l'APE et le management de la boîte, dont certains collaborateurs venaient nous expliquer les dossiers, nous convaincre. Je ne décris pas là le monde des Bisounours ; c'est la réalité. Parmi les exemples positifs – je n'évoquerai pas les exemples négatifs en public –, je peux citer le groupe La Poste, dont les dirigeants successifs ont entretenu une véritable relation de confiance avec l'actionnaire public. Nous avons créé ainsi, et j'en suis très fier, la Banque Postale et nous avons réglé le problème des retraites de La Poste. Nous sommes même allés négocier à Bruxelles, où je me suis rendu au moins trente fois pour défendre la création de la Banque Postale contre le lobby bancaire, qui m'a insulté et réclamait ma tête.

Le rôle de l'État actionnaire est d'aider les entreprises publiques à se développer, car elles appartiennent au patrimoine des Français. À ce propos, nous avons également – et c'était très étonnant, à l'époque – sorti des comptes consolidés du patrimoine de l'APE, pour que les Français sachent ce que leurs entreprises publiques gagnent et valent. Certes, ce faisant, on additionnait des pommes et des poires, des sous-marins, des centrales nucléaires, des TGV… Cela n'avait pas véritablement de sens économique, mais dire aux Français qu'ils ont encaissé tant de milliards de dividendes et que, de façon consolidée, la dette a baissé et les fonds propres augmenté, c'est très important.

L'APE a donc été créée pour aider les entreprises – je dis « aider » car nous sommes là pour les soutenir – dont l'État est actionnaire. Puis, progressivement, nos patrons, les ministres qui se sont succédé, les Présidents de la République et les Premiers ministres, nous ont demandé de nous occuper également d'entreprises avec lesquelles l'État n'avait aucun lien actionnarial. Je ne me suis pas du tout occupé du dossier Alstom, qui vous préoccupe aujourd'hui, sauf en 2004 lorsque le ministre de l'époque nous a demandé, pour sauver cette entreprise, de monter, dans les pires difficultés à Bruxelles, une intervention capitalistique. Pour la première fois, l'État intervenait dans le dossier d'une entreprise dont il n'était pas actionnaire.

Je ne me suis pas non plus occupé de STX dans le cadre franco-italien que vous connaissez. En revanche, en 2007, M. Fillon était alors Premier ministre, on m'a demandé de négocier avec l'actionnaire coréen STX – qui, depuis, a fait parler de lui –, en utilisant l'arme du décret « IEF » (Investissements étrangers en France). Il s'agissait d'obtenir que l'État, qui n'avait aucune participation dans les Chantiers de l'Atlantique, vendus à Aker Yards puis revendus à STX, puisse détenir une minorité de blocage. Nous avons donc négocié non-stop pendant deux jours et deux nuits afin que l'État puisse récupérer 33 % dans des conditions qui ne soient pas épouvantables du point de vue patrimonial, même si le rapport de force était compliqué, et jouer un rôle dans le développement des Chantiers de l'Atlantique. Voilà un deuxième exemple de l'intervention de l'APE dans un dossier éloigné de la sphère publique.

En effet, l'APE avait développé un savoir-faire, une réactivité et un culte du secret, qu'on nous a beaucoup reproché, mais qui était indispensable pour que nos patrons politiques nous fassent confiance – la vie des affaires doit respecter le secret, en particulier lorsqu'il s'agit d'entreprises cotées, dont la valeur peut changer en fonction des informations divulguées ; et ce savoir-faire est devenu tel que nous avons été de plus en plus sollicités sur des dossiers qui n'étaient pas des dossiers d'entreprises publiques.

Vous m'avez posé, monsieur le président, une question centrale à propos de deux dossiers dans le secteur de l'énergie – mais on pourrait élargir le propos. Les administrateurs de l'État ont-ils vu venir les difficultés qui sont survenues ? Ont-ils prévenu leurs autorités et ont-ils fait jouer la collégialité ? La réponse est clairement oui : je vous renvoie à l'ensemble des notes que nous avons produites et dans lesquelles nous faisions état des difficultés de telle ou telle entreprise – je ne vais pas les citer ici publiquement – et avions clairement indiqué qu'il serait peut-être judicieux de réfléchir au remplacement de tel ou tel dirigeant. Nous n'avons pas toujours été suivis, mais je crois que nous avons suffisamment alerté nos autorités lorsque nous avons vu venir des problèmes. Quant à la collégialité des administrateurs, elle n'existait pas en 2002, puisqu'elle a été instituée avec la création de l'APE.

J'en viens à une autre des questions que votre commission se pose, comme beaucoup d'industriels et de citoyens : disposons-nous, au plan national, d'outils suffisants pour protéger nos intérêts stratégiques, pour peu que nous sachions les définir ? Je vous répondrai en faisant appel à mes différentes expériences, notamment mon expérience récente qui me conduit à beaucoup voyager.

On ne le dit jamais assez : notre tissu industriel compte de très nombreuses entreprises qui tirent leur force et leurs emplois du développement international. C'est fondamental. Bien entendu, il y a le CAC 40, dont les grands acteurs, qui sont souvent des leaders mondiaux dans leur secteur, tirent toute leur puissance, leur développement et leurs bénéfices de leur expansion à l'international. Mais il y a aussi le tissu des PME et des ETI qui recèle – je le sais, car c'est désormais mon métier – de trésors en termes de capacités de développement par l'expansion internationale, à condition qu'on les aide et que leur niveau de fonds propres soit suffisant. Ces PME et ETI constituent une force considérable de notre pays dont – contrairement à vous, qui êtes des élus – ni la population ni, parfois, la presse n'ont conscience. Et ces entreprises, je le répète, peuvent se développer à l'international, à condition qu'on les accompagne, et pas seulement financièrement, et qu'elles aient suffisamment de fonds propres.

Le directeur général de Bpifrance, que vous venez d'entendre, vous a sans doute expliqué le rôle fondamental que joue son institution dans la préservation et, surtout, le développement de ces entreprises. L'excellence de leurs produits, leur savoir-faire industriel leur permettent de capter – c'est un sujet qui m'intéresse beaucoup – une partie de la croissance des pays émergents, alors même qu'il s'agit souvent de marchés matures. Or, aider ces entreprises à capter une partie de la croissance de ces marchés, cela signifie concrètement contribuer à créer des emplois en France. C'est l'inverse d'une délocalisation.

Bien que nous ayons un potentiel extraordinaire, notre solde commercial ne cesse, hélas ! de se dégrader. Or, la France, j'y insiste, doit rester une puissance de conquête des marchés sur la scène internationale. Pour cela, il faut mettre toutes nos forces du même côté, dans le même sens. Nous devons donc prendre garde à ce que des soucis légitimes de protection – je vais y venir – ne nous conduisent pas à des sur-réactions et des réflexes fermeture totalement contre-productifs ; je pourrai développer ce point si vous le souhaitez. Je le répète ; mais je vais ensuite nuancer mon propos car je vois des visages inquiets : notre intérêt économique est d'être conquérants. Nous avons les moyens, les produits, les services, les hommes, la créativité et, bonne nouvelle, une demande extérieure extrêmement forte dans certaines régions du monde. Ce n'est donc pas parce que nous avons été légitimement marqués par tel dossier qu'il nous faut céder à la tentation du repli et de la protection.

Cela dit, être favorable à l'ouverture internationale – non parce qu'on a lu les manuels d'économie dans les bibliothèques du ministère des finances, mais parce qu'on est convaincu de la force de nos entreprises – ne doit pas nous conduire à la naïveté et à cette croyance insouciante et béate dans les bienfaits naturels de l'équilibre du marché, à laquelle j'ai été souvent confronté dans le cadre de mes fonctions.

Un pays qui perd ses fleurons industriels est un pays qui dépérit. C'est une lente glissade. Chaque étape, suis-je tenté de dire, est indolore et invisible : il y a toujours des dossiers plus urgents. Mais le résultat est certain : c'est le déclassement. Oui, il est légitime, c'est mon sentiment personnel, que nous nous protégions et que nous fassions en sorte que notre pays ou notre continent européen protège non seulement, de manière défensive, la continuité et l'intégrité de certains actifs, comme le disent les textes, mais aussi de manière offensive, ses atouts économiques et industriels dans la compétition mondiale – mais peut-être suis-je trop audacieux.

Disons-le de façon très simple et donc un peu caricaturale : l'Europe est en compétition avec le continent américain et l'Asie, en particulier la Chine. Ces deux partenaires, mais aussi concurrents, ont assez peu de pudeurs – voire n'en ont aucune – lorsqu'il s'agit pour eux de se protéger et de protéger les intérêts qu'ils estiment stratégique.

Les États-Unis ont le Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS), qu'il ne faut pas idéaliser mais qui est quand même assez puissant et, surtout, exerce un pouvoir très discrétionnaire. Ils disposent de mécanismes tels que ceux que vous avez évoqués, monsieur le président, qui vont parfois très loin, avec les proxy boards ou des mécanismes d'extraterritorialité. Pourtant, ce pays a toujours été très donneur de leçons en matière de libéralisme et d'ouverture économique. On appelait d'ailleurs à l'époque le dogme le « Consensus de Washington » ; on n'en parle plus beaucoup, mais c'était l'appellation officielle de la doctrine du laissez-faire généralisé.

Quant à la Chine, elle assume totalement l'interdiction de certains secteurs aux intérêts étrangers. Elle a même un « catalogue des investissements étrangers » qui est en fait le catalogue des interdictions. Non seulement la Chine interdit aux investissements étrangers certains secteurs que, pour notre part, nous autorisons, mais même lorsqu'un secteur est officiellement ouvert, la réalisation concrète d'un investissement théoriquement autorisé reste soumise aux aléas de la météorologie diplomatique… Ils finissent par se faire, mais cela prend du temps, il y a des conditions… Bref, tout cela est piloté.

Par ailleurs, la même Chine fait preuve d'une totale transparence – on ne saurait le lui reprocher – sur ses objectifs de conquête : « En 2025, nous serons le leader mondial de ceci ou de cela. » Comme vous le savez, en Chine, lorsqu'une intention est validée en termes de planification, elle est ensuite exécutée, pour de bonnes et de mauvaises raisons ; les bonnes, c'est l'existence de moyens considérables, et les mauvaises, la faiblesse des contre-pouvoirs et des instances de discussion. Lorsque ce pays-continent décide d'être le premier dans tel ou tel secteur, il prend les dispositions nécessaires.

En Europe, nous passons quand même beaucoup de temps à nous autocensurer – je me fonde sur mon expérience personnelle. Il y a toujours cette suspicion gluante, pesante, permanente ; sitôt que vous bougez le petit doigt, vous êtes a priori coupable d'aide d'État, à moins que vous ne démontriez le contraire.

Je ne prétends pas que tout en devienne impossible. Prenant le taureau par les cornes, nous avons réussi – j'en suis très fier – à démontrer que l'investissement de 9 milliards d'euros dans France Télécom pour sauver l'entreprise était conforme au droit européen : nous remettions de l'argent dans une entreprise fondamentalement saine, et que nous le faisions avec le marché. Nous y avons quand même passé dix-huit mois, mais la Commission européenne a été convaincue. De même, nous avons réussi la réforme des retraites de La Poste et la création de La Banque postale. On y arrive, donc, mais c'est extrêmement lourd.

Nous avons construit une doctrine un peu étouffante de la non-intervention étatique, du laissez-faire. Toute intervention de l'État est a priori un péché contre l'esprit. Et quand un péché est commis il faut expier – c'est quasiment religieux. Et pour expier, il faut vendre des parties parfois assez structurantes des entreprises qu'on essaie de sauver ou de développer. Il y a là des fondamentaux idéologiques très forts, pour ne rien dire de l'aspect sociologique ; quand vous discutez, quand vous essayez de convaincre, vous sentez vraiment qu'il y a là quelque chose de très fort. Nous commençons à peine à en parler, mais à aucun moment, pendant les vingt années durant lesquelles je me suis occupé de dossiers industriels et d'aides d'État, je n'ai entendu le mot « réciprocité » à propos de ces pays qui, eux, mobilisent des moyens considérables. Si nous faisions un millionième de ce que font les deux zones économiques que je viens de citer, le directeur du trésor, le ministre des finances ou le Président de la République seraient crucifiés dix fois sur la Grand-Place à Bruxelles !

Ne cédons cependant pas à la démagogie en jetant le bébé avec l'eau du bain. Ce droit de la concurrence, c'est nous, Français, qui l'avons créé ; d'ailleurs il est très français. Il est infiniment utile et nécessaire mais peut-être sommes-nous allés un peu trop loin en accumulant des jurisprudences et des dispositifs très lourds, sans prendre en compte ce que faisaient les autres : les deux zones dont j'ai parlé ne connaissent pas ces mécanismes, ce qui a conduit certains de nos concurrents à déverser des lignes de crédit considérables sur des entreprises privées. Quand on veut donner des fonds propres, sans dire que ce sont des fonds propres, on parle de « lignes de crédit », et on oublie le remboursement, c'est une astuce parmi beaucoup d'autres. On se souvient des autoroutes en Pologne ! Mais il y a beaucoup d'autres exemples. Il y a visiblement un problème de réciprocité.

Nous devons et nous pouvons réaffirmer notre ouverture, parce que de nos succès à l'étranger dépendent nos emplois, mais aussi assumer d'être plus volontaristes sur la protection de certains de nos intérêts stratégiques. Certains, dont je respecte le point de vue, pensent que les deux ne sont pas compatibles, mais ce n'est pas mon sentiment.

Faut-il le faire dans un cadre européen ou dans un cadre national ? Mon sentiment serait qu'il faut un cadre européen pour la négociation, parce qu'on est plus fort à plusieurs, bloc contre bloc, parce que l'Europe est la première économie mondiale, et un cadre national pour l'exécution, parce qu'il faut être réactif et proche du terrain. Ne soyons cependant pas naïfs : certains de nos concurrents, en particulier plutôt en Orient, sont experts en l'art de la division, et savent user de différentes méthodes pour le faire. Je préfère un cadre européen, mais si cela ne marche pas, il faudra trouver une autre solution.

Comment définir les entreprises ou les secteurs stratégiques ? Ce n'est pas facile. Mon collègue directeur général des entreprises s'est essayé à une définition que je trouve personnellement plutôt bonne. Évitons cependant de faire preuve de ce génie français qui nous conduirait à une superbe définition, absolument parfaite, à l'obsolescence programmée, qui ne vaudra plus dans deux ans – il y a cinq ans, on ne pensait pas au stockage des données, à l'intelligence artificielle, etc. Cette définition doit vivre et sera forcément un peu imparfaite. Certes, la France a abandonné la planification, mais nous n'en devrions pas moins nous redemander tous les deux ans ou tous les ans – la technologie va très vite – quels sont nos intérêts stratégiques et identifier les secteurs et les actifs que nous voulons protéger.

Et même si cela peut faire hurler les plus juristes d'entre vous, mesdames et messieurs les députés, je crois qu'il faut se garder une marge de manoeuvre dans l'exécution. Une définition juridiquement parfaite et très cadrée, qui ne laisse pas de marge de manoeuvre, peut désarmer les pouvoirs publics. Certes, il nous faut un droit lisible et précis, mais il faut un équilibre. Il m'est arrivé de jouer avec profit sur les ambiguïtés d'un texte, et il peut être utile, pour la défense de nos intérêts, que la partie adverse ne sache finalement pas s'il est applicable. Je ne dis pas cela pour enrichir les cabinets d'avocats, mais il faut trouver un équilibre, sous le contrôle évidemment du législateur et du juge.

La liste, évidemment, doit être très restreinte ; sinon, cela n'a pas de sens. Il s'agit de définir des exceptions, non une règle. Un travail considérable de définition, auquel je n'ai pas participé mais auquel les équipes de la direction générale du trésor ont à l'époque participé, a été conduit jusqu'au mois de mai 2014, qui a abouti au décret dit « décret Montebourg ». Il insère en particulier un 12°, qui énumère six secteurs, à l'article R. 153-2 du code monétaire et financier. Je comprends que les pouvoirs publics veuillent faire vivre ce dispositif et réfléchissent à l'ajout, en particulier, du stockage des données.

Faut-il et peut-on aller plus loin dans le respect de la hiérarchie des normes ? Autrement dit, peut-on modifier le décret en ajoutant d'autres secteurs sans compromettre la solidité juridique du dispositif ? Les dispositions législatives en vertu desquelles le décret a été pris font référence aux « activités de nature à porter atteinte à l'ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale ». Les secteurs reconnus stratégiques doivent s'inscrire dans ce champ. Certes, déployant des trésors d'ingéniosité rédactionnelle, nous pourrons ajouter encore quelques éléments aux six secteurs déjà recensés dans le décret, mais nous atteindrons assez rapidement les limites de ce qui est envisageable. Si nous voulons, par exemple, protéger nos atouts en matière d'intelligence artificielle ou de véhicules autonomes, secteurs qui seront très importants dans la compétition internationale, je ne suis pas certain que nous puissions le faire à corpus juridique supra-réglementaire inchangé, mais c'est aux experts de le dire.

Je suggère une idée, peut-être un peu audacieuse : ne pourrions-nous essayer de convaincre nos partenaires européens de soutenir une extension des motifs de protection, pour l'instant limités aux trois que je viens de citer, au niveau législatif et communautaire ? Il s'agirait de préserver nos atouts technologiques, nos savoirs-clés dans la compétition internationale lorsqu'il n'y a pas réciprocité, autrement dit en combinant, en jumelant les deux notions. Après tout, cela existe en d'autres parties du droit.

Je ne sais si c'est absolument impossible, cela mérite d'être essayé. J'entends bien sûr les objections, que je pourrais être le premier à formuler : le consensus européen est hors d'atteinte ; la définition est trop large ; on ne sait qui va juger de tout cela. Je sais parfaitement faire ce genre de critiques, mais si nous ne modifions pas les règles supra-réglementaires, les possibilités d'agir par la voie réglementaire resteront très réduites.

En tout cas, nos compétiteurs n'ont pas de telles pudeurs et n'hésitent pas à soutenir leurs activités, y compris financièrement – et massivement.

Je sais que l'on commence à se saisir du sujet, mais le thème de la réciprocité est vraiment important. Il ne faut pas avoir peur, même face aux grandes puissances émergentes. Elles se sont formées à la dialectique, et qui dit dialectique dit rapports de force. Nous pouvons tout à fait affirmer notre ouverture, notre volonté d'attirer, dans la plupart des cas, leurs investissements et d'investir dans leur économie et, en même temps, insister sur la réciprocité en termes de commerce et d'investissement. Quoique rude et âpre, ce discours n'est pas contraire à nos intérêts commerciaux et peut tout à fait être entendu. Il y a des principes fondateurs : liberté de circulation des capitaux, absence d'aides d'État, droit de la concurrence ; le principe de réciprocité devrait peut-être être érigé au même niveau.

Nous pouvons prendre en main la « défense offensive » de nos intérêts industriels au plan mondial. L'examen de ce que font quotidiennement nos concurrents est à cet égard assez riche d'enseignements.

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