Intervention de Guillaume Kasbarian

Réunion du jeudi 19 avril 2018 à 10h40
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGuillaume Kasbarian, rapporteur :

Mes remerciements vont à tous ceux qui ont suivi nos travaux pendant ces six mois, au président qui a été à l'origine de la création d'une commission d'enquête que nous souhaitions tous et qui a conduit nos débats, enfin aux administrateurs qui nous ont remarquablement aidés, avec une disponibilité constante.

Au terme de la réunion tenue la semaine dernière pour faire un point préliminaire sur les propositions issues de l'analyse historique que nous avons réalisée, vous avez formulé certaines recommandations et préconisations. Comme vous l'avez constaté, la majorité d'entre elles ont été intégrées à la version finale du rapport que vous avez pu consulter.

Nous avons travaillé six mois et tenu près d'une cinquantaine d'auditions de syndicats, de directions d'entreprises, d'économistes, de journalistes, de consultants, de banquiers, d'institutionnels, de ministres et de responsables politiques qui nous ont éclairés et pour la partie historique et pour les préconisations. Nous nous sommes aussi rendus sur les sites industriels, à Calais et Belfort, ainsi qu'à Bruxelles et aux États-Unis. Le président Olivier Marleix et moi-même avons réalisé un contrôle sur pièces et sur place à Bercy, consultant tous les documents que nous avions demandés et qui n'étaient pas classifiés. Nous avons aussi pris connaissance des rapports des cabinets conseils A.T. Kearney et Roland Berger. Nous avons créé un outil participatif en ligne permettant à tous les citoyens de signaler des pépites industrielles pour comprendre ce qu'est, de leur point de vue, une entreprise stratégique et ce qui la valorise ; je vous ai communiqué les résultats de cette étude en ligne. Certains d'entre vous ont également organisé des ateliers dans leurs circonscriptions respectives, parce que la question des fleurons industriels n'est pas qu'une question nationale et n'intéresse pas que de grands groupes : elle diffuse partout en France, où l'industrie représente quelque 10 % de notre PIB. Voilà pour la méthode.

Le rapport est organisé en deux parties. Dans la première figure le bilan des opérations advenues pour Alstom, Alcatel et STX, le cas d'Alstom étant scindé en deux rubriques, respectivement relatives à General Electric et à Siemens. La seconde partie offre une vision prospective de ce que devrait être la politique industrielle ; elle est structurée en dix axes. L'un des chapitres porte sur la procédure relative aux investissements étrangers en France (IEF) mais nous ne nous en tenons pas là, car une politique industrielle cohérente et efficace demande un ensemble de mesures. Dans ces dix chapitres figurent cinquante préconisations, dont nous espérons tous qu'elles se traduiront dans les faits. Nous aurons l'occasion de suivre leur application et leur efficacité.

Deux remarques préliminaires à la présentation de la partie « historique » du rapport. En premier lieu, les questions économiques sont pour nous prépondérantes dans l'appréhension des fusions-acquisitions. Les entreprises ne fusionnent pas par plaisir ou pour des motifs politiques mais parce qu'il y a un enjeu industriel, lequel met en cause des emplois et le sort des salariés. Une stratégie industrielle est à l'oeuvre, et je reprendrai à ce sujet le propos tenu devant nous par un syndicaliste de STX : « Peu importe la couleur du passeport de mon actionnaire : ce qui compte avant tout, c'est sa stratégie industrielle ! » Aborder l'histoire de ces fusions-acquisitions passées suppose de garder les éléments économiques en tête : les forces en présence, les options, les risques, les menaces, le chiffre d'affaires, la trésorerie… Ne pas aborder ces questions, c'est manquer une partie essentielle de l'histoire.

Le deuxième élément qui devait être pris en considération, ce sont les décisions de l'État et la manière dont les autorités ont utilisé les outils à leur disposition pour peser dans les discussions. Nous nous sommes attachés à en juger de façon objective, factuelle et rationnelle. Pour moi, il n'y a pas plusieurs vérités mais une seule, et pour consolider une thèse qui pourrait étayer la vérité, il faut des éléments tangibles. Je me suis donc efforcé, aussi bien que possible, de fonder le rapport sur la question économique et sur l'émergence d'une vérité à partir de faits et de preuves, les auditions nous ayant apporté des éléments factuels et concrets. Évidemment, la partie historique fera l'objet de divergences ; nous ne sommes pas naïfs et nous savons qu'il y a des agendas politiques de toutes parts. Pour ce qui me concerne, j'ai essayé, je le redis, de rester factuel donc de me concentrer sur les questions économiques et sur les preuves.

S'agissant du rachat du pôle « Énergie » d'Alstom par General Electric, la conclusion, du point de vue économique, est qu'Alstom n'avait ni la taille critique ni les ressources financières pour faire face seule, à terme, au bouleversement du marché de l'énergie. Le statu quo n'était pas une option, selon les cabinets A.T. Kearney et Roland Berger. Affirmer le contraire, c'est proclamer l'inverse de ce qu'établissaient à l'époque l'ensemble des études à notre disposition : Alstom seule allait faire face à de graves risques de trésorerie. Dans le rapport commandé par M. Arnaud Montebourg, le cabinet Roland Berger prévoyait une baisse de trésorerie de 500 millions d'euros par an, avec un risque de trésorerie majeur à l'horizon 2016 – et donc, pratiquement, la fermeture de l'entreprise, tant les courbes figurant dans ce rapport étaient alarmantes. Autrement dit, Alstom ne pouvait continuer sans rien faire : c'était économiquement impossible ou irresponsable. Bien sûr, certains auraient pu laisser la courbe s'enfoncer et voir où cela menait, mais, du point de vue économique et étant donné les conseils donnés à l'époque, nous sommes convaincus qu'Alstom n'avait pas la taille critique suffisante pour rester seule.

L'entreprise devait donc s'adosser à un partenaire d'envergure mondiale. Plusieurs options ont été étudiées de manière théorique. Le cabinet A.T. Kearney ne préconise pas une solution unique : il recommande d'étudier les options du rapprochement avec Areva – qui ne se portait déjà pas très bien à l'époque – ou avec Dongfang, ou d'examiner l'option de la cession à General Electric ou à Siemens. Le cabinet Roland Berger a aussi proposé plusieurs options, dont un rapprochement avec Thales, Bombardier ou Areva. Mais si les options théoriques étaient multiples, de fait, in fine, la seule offre qui a pu aboutir d'un point de vue économique était celle de General Electric. Pourtant, M. Arnaud Montebourg, le ministre de l'époque, a multiplié les efforts pour trouver des alternatives, et rien n'empêchait un autre acteur de manifester son intérêt.

Certes, Alstom a été fragilisé financièrement. Personne ne peut nier que lorsqu'une entreprise se voit infliger une amende de 772 millions de dollars alors que sa trésorerie est fragile, l'urgence de trouver une solution pour remédier à sa situation s'accroît. En revanche, rien dans nos auditions, nos enquêtes et notre contrôle sur pièces et sur place n'a prouvé que la justice américaine a été instrumentalisée par quiconque – un pouvoir étranger, une entreprise étrangère ou General Electric elle-même – pour mener à bien l'opération.

Je rappelle que l'enquête de la justice américaine avait commencé en 2010. Ce n'est pas une surprise : en 2013, dans son rapport annuel public, le conseil d'administration d'Alstom indiquait aux actionnaires que le Department of Justice (DoJ) enquêtait. Les poursuites ne sont pas nouvelles : Alstom avait des difficultés aux États-Unis et ailleurs, l'entreprise étant poursuivie dans de nombreux pays pour des faits de corruption. Ce n'était ni secret ni mystérieux mais cela a évidemment fragilisé la situation de l'entreprise, car il est très compliqué de devoir faire face à une telle peine, assortie d'un couperet.

Une fois conclue la reprise d'Alstom par General Electric, l'action de l'État a permis d'obtenir certaines garanties, des engagements de General Electric vis-à-vis des autorités françaises. Ayant consulté le document à Bercy, nous avons constaté que des conditions avaient été imposées au repreneur, tenu de prendre des engagements pour sauvegarder les intérêts de la France : le renforcement d'Alstom Transport, la création de trois co-entreprises, la préservation de nos intérêts nationaux dans la maintenance et dans la défense. L'État a donc joué son rôle en utilisant les leviers à sa disposition.

Pour autant, le marché de l'énergie a beaucoup baissé depuis 2014 – et je ne suis pas convaincu que General Electric payerait aujourd'hui 12 milliards d'euros pour acheter Alstom. La vigilance s'impose néanmoins à l'égard du repreneur. En premier lieu, il faut s'assurer que General Electric tient les engagements qu'il a pris pour 2018 en termes d'emplois, d'implantation en France, d'investissements, de recherche et développement, de centres de décision. Nous avons eu à ce sujet des éléments de réponse mais des questions demeurent pendantes. Nous rappelons donc dans le rapport que la vigilance est absolument de mise sur la tenue de ces engagements. General Electric doit aussi donner davantage de visibilité à son projet industriel en France au-delà de 2018 ; on en sait trop peu, alors que les annonces faites au niveau mondial par le groupe, qui est dans une position fragile, sont plutôt inquiétantes. La vigilance est tout aussi nécessaire quant aux perspectives de long terme de l'éolien offshore ; le développement de la filière représenterait des emplois en France. Des clarifications sont également attendues sur la restructuration de l'activité hydroélectrique à Grenoble. La vigilance vaut aussi en matière de sécurité et de qualité de la maintenance des turbines. Enfin, les conséquences de la réglementation américaine sur le trafic d'armes peuvent inquiéter.

En bref, on peut comprendre l'opération qui a eu lieu au terme d'une analyse historique montrant qu'il n'y avait pas d'alternative d'un point de vue économique et qu'il n'y avait pas d'autre option et, en même temps, être exigeant à l'égard du repreneur, réaffirmer que les engagements pris doivent être tenus et faire valoir les points appelant la vigilance.

La genèse du rapprochement entre Alstom Transport et Siemens est autre. La trésorerie n'est pas en cause ; le choix délibéré est fait. Il s'agit de créer un champion européen pour anticiper la concurrence chinoise qui devient très forte. La configuration illustre le « dilemme du prisonnier » : trois acteurs sont en lice ; si Siemens fusionne avec Bombardier, Alstom se retrouve seul et le risque est le même pour Bombardier en cas de fusion entre Alstom et Siemens. Voilà ce qui a poussé à une fusion assumée et choisie, qui fait émerger un géant européen du ferroviaire permettant de contrebalancer la partie chinoise, dont le chiffre d'affaires progresse très fortement.

Cette fois encore, l'État, utilisant tous les leviers à sa disposition, a obtenu des garanties importantes, qu'il s'agisse de l'implantation du siège du groupe en France ou de la stabilité de la structure de l'emploi pour les quatre prochaines années. Bien peu d'industries, en France, sont en mesure de prédire à quel niveau d'emploi elles seront au-delà de quatre ans. Cela peut paraître court, c'est vrai, et l'on préférerait que l'engagement porte sur une ou deux décennies ; mais quelle industrie, quelle entreprise peuvent garantir un niveau d'emploi stable, et même en croissance, sur trois ou quatre ans ? M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances, prendra la direction du comité national de suivi des engagements de Siemens vis-à-vis d'Alstom. La vigilance s'impose pendant toute la période précédant la finalisation de la transaction, dite période de closing, en espérant que l'Union européenne laissera faire et permettra l'émergence de ce géant européen. Cette vigilance s'impose aussi au sujet du retrait d'Alstom des trois co-entreprises créées avec General Electric.

Le troisième cas étudié par la commission d'enquête est celui d'Alcatel. Pour cette entreprise dont l'histoire était tourmentée depuis de nombreuses années, la fusion avec Nokia n'a pas vraiment surpris mais, à cette occasion, l'accent a été mis sur les pratiques commerciales agressives, et très décriées, du groupe chinois Huawei sur le marché européen, alors qu'il bénéficie d'aides d'État chinoises à hauteur de quelque 30 milliards d'euros. Il est inédit et assez inquiétant qu'un opérateur économique aux reins d'autant plus solides qu'il est subventionné par un État puisse se permette d'entrer sur un marché européen et de concurrencer des acteurs français et européens en cassant les prix. Cela pose aussi la question de la réciprocité : je ne suis pas certain qu'une entreprise européenne aurait pu procéder de la sorte en Chine. La vigilance est impérative sur les pratiques commerciales chinoises, singulièrement lorsque les entreprises concernées sont soutenues par l'État chinois avec des lignes de crédits presque illimitées.

Encore une fois, le Gouvernement a obtenu des garanties essentielles de la part de Nokia : un droit de regard de l'État en cas de revente d'Alcatel Submarine Networks (ASN), des engagements en termes d'emplois, l'implantation en France du pilotage d'activités de recherche. Notre inquiétude majeure a trait à la revente d'ASN. Nous sommes allés à Calais visiter cette pépite industrielle, qui est quasiment un oligopole. Une vigilance absolue s'impose pour éviter la vente à la découpe de cette entreprise stratégique – une éventualité qui inquiète les syndicats – et une cession faite par Nokia dans des conditions telles que l'État n'aurait pas tous les moyens de contrôle possibles. Le management et l'actionnariat de Nokia préféreraient sans doute vendre à la découpe pour maximiser les profits mais nos intérêts doivent primer.

D'autres inquiétudes tiennent au modèle économique des opérateurs de télécommunications alors que les blocs économiques mondiaux prennent de l'avance sur la 5G. De facto, nous sommes en retard vis-à-vis des États-Unis, où une trentaine de villes maîtriseront la technologie 5G d'ici la fin de l'année ; la Chine met les bouchées doubles, tout comme la Corée du Sud. L'enjeu est de fixer des normes et d'attribuer des fréquences – nous en sommes capables en y consacrant les ressources nécessaires – de manière que, pour le 5G, l'Europe ne reste pas à la traîne, ce qui aurait un impact évident et sur Nokia.

Le dernier cas examiné a été celui de STX, autant dire le difficile maintien d'un champion français de la construction navale sur un marché fortement bouleversé dans les années 2000 et très fluctuant. Cette fois aussi a prévalu la volonté de créer un champion européen avec Fincantieri. De bonnes pratiques ont été adoptées : les syndicats nous ont dit avoir été partie à la stratégie, avoir eu accès aux informations et avoir pu peser dans les négociations. L'État a également pesé dans les négociations en montant temporairement au capital. Qu'il montre ses muscles a permis d'obtenir un accord tout à fait convenable, qu'à de très rares exceptions près les syndicats n'ont d'ailleurs pas contesté devant nous. Ils ont souligné que l'État avait joué son rôle, que des engagements ont été pris et qu'ils ont été partie à l'accord. C'est la phrase – « Peu importe la couleur du passeport de mon actionnaire : ce qui compte, c'est sa stratégie ! » – de l'un de ces syndicalistes que j'ai reprise tout à l'heure. Cette pratique devrait inspirer bien d'autres négociations relatives à des restructurations industrielles, car si les syndicats sont exclus de la négociation, qu'ils n'ont pas de visibilité de long terme, que les informations sur ce qui adviendra ne sont pas partagées avec eux, on ne crée pas les conditions d'un dialogue social permettant d'aboutir à un accord consensuel qui met en marche l'ensemble des salariés de l'entreprise considérée.

De ces différents cas d'école nous avons tiré des enseignements qui nous ont incités à formuler dix axes de travail. Il ne suffisait pas de dresser un bilan critique : notre objectif était aussi de formuler des recommandations propres à définir une politique industrielle exhaustive. Nous sommes tous convaincus que si le contrôle des investissements étrangers en France est indispensable en certains cas, il ne suffit pas à faire une politique industrielle : je ne suis pas convaincu que nos industries se porteront mieux si l'État se limite à bloquer les investissements étrangers. Un plan d'action complet est nécessaire, que nous avons traduit pas dix chantiers visant à une montée en gamme pour protéger nos industries.

Il convient en premier lieu de revaloriser l'industrie, de la défaire de l'image passéiste dont elle est affublée à tort, et aussi de mettre l'accent sur la formation. L'industrie connaît un grave problème de recrutement en raison d'un problème d'image. Cela vaut en particulier pour Nokia qui, en concurrence notamment avec Facebook et Google pour recruter des ingénieurs, est à la peine. Pour permettre le recrutement des compétences qui manquent aujourd'hui, il faut améliorer l'image de l'industrie, favoriser l'apprentissage et mieux mettre en adéquation la formation professionnelle et les besoins des industries dans les bassins d'emploi. L'industrie, ce n'est plus le XIXe siècle dépeint par Zola ! Il faut changer une perception qui n'a plus lieu d'être ; se satisfaire d'une image dégradée, c'est ne pas attirer les talents, ne pas former les compétences et laisser nos industries fonctionner en mode dégradé.

Le deuxième axe de travail doit être d'attirer les investisseurs étrangers et de conforter l'attractivité de la France. Il y a quelques semaines, M. Bruno Le Maire a commenté les résultats annoncés par Business France : pour l'année 2017, les investissements étrangers en France ont été particulièrement encourageants, avec près de 1 300 projets – soit 21 par semaine –, en augmentation de 23 %. C'est un nombre considérable, d'autant que l'on ne parle pas d'opérations financières menées par des fonds d'investissement mais principalement d'installations industrielles. Il y en a sans doute dans vos circonscriptions comme il y en a dans la mienne, en Eure-et-Loir, et vous connaissez tous des exemples d'investisseurs étrangers avec lesquels les choses se passent bien. Ils créent des emplois et font travailler des fournisseurs et des sous-traitants. L'objectif n'est pas de les faire fuir. Le contrôle que nous préconisons ne signifie pas la fermeture de notre pays et l'arrêt des investissements étrangers en France.

Le troisième axe de travail consiste à faire grandir nos industries pour en faire de grands groupes capables d'opérer sur la scène internationale. Cela suppose d'orienter l'épargne vers les entreprises, et aussi de consolider l'actionnariat salarié. M. Martin Bouygues nous a dit que pour protéger son entreprise des investissements étrangers spéculatifs, sa meilleure arme est l'actionnariat salarié – et ses salariés possèdent près de 18 % du capital du groupe.

Le quatrième axe de travail doit être de recentrer l'actionnariat public. Le ministre de l'économie et des finances a rappelé que la vocation de l'État n'est pas de tirer des dividendes de grands groupes dont les modèles économiques sont stables – de la boutique Hermès d'un aéroport parisien ou des tickets à gratter de la Française des Jeux par exemple. En revanche, on peut attendre de l'État qu'il recentre ses missions sur les entreprises stratégiques avec tout son poids d'actionnaire, sur les services publics essentiels et sur les ruptures technologiques à venir. Certes, les boutiques Hermès et les tickets à gratter de La Française des Jeux rapportent beaucoup d'argent ; mais maîtriser la 5G, l'intelligence artificielle ou encore le stockage des batteries comme le suggérait Mme Delphine Batho la semaine dernière au cours de nos échanges, rapportera bien davantage à terme si l'État joue réellement son rôle d'actionnaire.

Le cinquième axe de travail est précisément de préparer les ruptures technologiques futures, sans quoi, dans cinq à dix ans, nos entreprises industrielles devront conclure des contrats de licence avec des puissances ou des entreprises étrangères qui seront les seules à maîtriser l'intelligence artificielle, la 5G, l'éolien, l'énergie, le stockage de batteries… C'est la condition de notre indépendance industrielle, et si l'on ne s'y prépare pas sérieusement, une nouvelle commission d'enquête sera créée dans dix ans pour déterminer pourquoi l'État a été incapable d'accompagner ces ruptures technologiques. Nous devons les maîtriser.

Le sixième axe de travail est celui qui a été le plus commenté : le contrôle des investissements étrangers. Nous nous sommes accordés pour considérer que ce n'est pas parce que nous accueillons des investisseurs étrangers que nous ne devons pas préserver nos intérêts essentiels. Il faut à cette fin améliorer le processus de contrôle des investissements sensibles, en commençant par définir quel est l'objet du contrôle. Nous proposons pour cela d'étendre la liste, contenue dans le décret de 2014, des investissements qui peuvent relever d'une procédure d'autorisation préalable à certaines technologies telles que l'intelligence artificielle, les technologies et les nanotechnologies spatiales. Nous proposons aussi d'étendre cette liste à des cas d'usage, car certains rachats d'entreprise par des investisseurs étrangers demandent que l'État joue son rôle. Il en est ainsi quand un investisseur a derrière lui un État – par exemple, un investisseur privé chinois soutenu par l'État chinois – mais aussi quand les technologies rachetées peuvent être militarisées ou encore, comme l'a suggéré Mme Delphine Batho, quand le rachat peut avoir un impact environnemental. Se pose aussi la question de la réciprocité : si un entrepreneur étranger souhaite investir en France dans un certain secteur technologique alors qu'un investisseur français se verrait refuser un tel investissement dans le pays d'origine de l'investisseur potentiel, il faut pouvoir lancer une procédure d'autorisation préalable. Dans certains cas d'usage, la vigilance de l'État s'impose.

Il convient encore de mieux anticiper les achats par des investisseurs étrangers plutôt que d'être mis devant le fait accompli, et aussi d'améliorer la transparence du dispositif. Nous préconisons de publier les statistiques annuelles sur la procédure de filtrage des investissements. Les chiffres qui nous ont été donnés montrent qu'une centaine d'investissements étrangers sont contrôlés chaque année par Bercy ; le rapport, en 2017, était donc de 1 à 13. Publier des chiffres anonymisés rassurera et ceux qui pensent que l'on ne contrôle rien et ceux qui pensent que l'on contrôle tout.

Nous proposons encore la remise annuelle par le ministère de l'économie et des finances d'un rapport confidentiel au Parlement sur le filtrage des investissements étrangers, et la mise à disposition du public d'une version non classifiée du rapport remis au Parlement. Il ne s'agit pas d'intervenir sur les services de Bercy, mais que Bercy rende compte de son action en tant que contrôleur des investissements étrangers en France. L'objectif n'est pas de multiplier les interventions protectionnistes lors de chaque rachat d'entreprise. Nous ne visons pas à permettre qu'un parlementaire se rende tous les jours au ministère en disant qu'il faut contrôler tel investisseur ou telle entreprise. De telles interventions ne sont pas permises aux États-Unis : le Comité pour l'investissement étranger aux États-Unis – Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS) – prévoit que les parlementaires sont informés mais ne leur permet pas d'intervenir dans la procédure.

Le septième axe de travail consiste à utiliser et à préciser les leviers juridiques et réglementaires permettant à l'État de promouvoir nos intérêts industriels, et aussi à rendre les sanctions prévues en cas de non-respect des engagements pris par l'investisseur réellement dissuasives ; une pénalité de 50 000 euros par emploi non créé est peut-être trop faible pour certains groupes qui ont les moyens de supporter cette sanction.

Le huitième axe de travail impose d'être à la pointe de la moralisation de la vie économique. Cet élément clé est issu des discussions relatives à l'impact de l'extra-territorialité du droit américain. La loi Sapin 2 a permis un bond en avant dans la lutte anti-corruption, mais il faut la renforcer. Aussi longtemps que nous ne manifesterons pas une intolérance absolue à cette grave délinquance en col blanc, aussi longtemps que nous n'aurons pas les moyens associés qui nous permettront de lutter efficacement contre la corruption, nous passerons pour des pitres outre-Atlantique et dans d'autres juridictions qui continueront de poursuivre de leur côté parce qu'ils seront convaincus que nous ne traitons pas le sujet sérieusement. De plus, si nous voulons aider nos industries à se protéger des procédures extraterritoriales menées à l'étranger, nous devons nous doter des mêmes moyens et des mêmes capacités à agir et être en pointe en matière de lutte anti-corruption. Ne pas l'être, c'est fragiliser nos industries en les mettant à la merci des juridictions étrangères. Nous devons donc « laver plus blanc que blanc » et être à la pointe de la moralisation de la vie économique. Le président Olivier Marleix a suggéré, la semaine dernière, que les banquiers d'affaires soient tenus de produire des déclarations d'intérêts. Nous avons retenu cette proposition : un banquier d'affaires n'étant payé que si l'opération de fusion-acquisition se fait, il a un intérêt manifeste à ce qu'elle aboutisse.

Le neuvième axe de travail devrait consister à renforcer l'intelligence économique, notamment territoriale, pour identifier les pépites industrielles, les savoir-faire, les technologies à défendre. Actuellement, l'État « brancardier » les découvre tardivement, quand une entreprise qui va très mal est rachetée ou qu'elle est la cible d'attaques. Il faut anticiper les risques par une intelligence économique défensive, qui doit se doubler d'une intelligence économique offensive consistant à aller chercher des marchés à l'étranger, aider nos industries à exporter et à acheter des entreprises à l'étranger, être performantes sur la scène internationale.

Le dernier axe de travail consiste à promouvoir une politique industrielle plus offensive à l'échelle de l'Union européenne. La Commission européenne a présenté en septembre dernier une initiative à ce sujet. L'Assemblée nationale pourrait adopter une résolution européenne réaffirmant son souhait que l'Union se saisisse de la question de la protection des intérêts communs des citoyens européens et soutenant cette initiative. Il nous faut définir collectivement les éléments stratégiques que les États doivent protéger. Seule une démarche européenne peut aboutir : la France ne peut agir seule au sein des blocs économiques mondiaux mais l'Union européenne au complet peut se donner les moyens de se protéger. Il nous faut donc agir en faveur de la proposition de la Commission européenne.

Enfin, il serait bon de revenir sur la politique européenne antitrust. Ne se tire-t-on pas parfois une balle dans le pied ? Les Chinois et les Américains se demandent-ils si leurs grands groupes deviennent trop grands ? Pense-t-on vraiment que les Chinois vont démanteler un monopole chinois au motif qu'il est devenu beaucoup trop gros pour le marché mondial ? Il n'y a aucune honte à ce que des champions européens, chinois où américains se développent et à ce que les autorités ne les jugent pas forcément trop gros sur le marché mondial. Il y a un aspect dogmatique dans la volonté fervente de promouvoir à tout prix la concurrence à l'échelle mondiale et une réflexion s'impose sur ce que doit être la politique anti-trust européenne. L'Union doit-elle continuer à se mettre des bâtons dans les roues en empêchant certaines entreprises de grossir et d'autres de fusionner pour créer des champions européens, alors que les grands blocs économiques mondiaux font l'inverse ?

J'en ai fini, et sur la partie historique du rapport et sur les dix axes de travail proposés qui rassemblent cinquante propositions. Je suis convaincu que si nous adoptons ce rapport, chaque parlementaire sera très attentif à ce que les préconisations soient mises en oeuvre, et très vigilant quant à leur efficacité et à leur pertinence, pour dessiner le cadre d'une politique industrielle à la fois conquérante et offensive qui rendra les Français fiers de leurs industries.

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