Intervention de Patrick Mignola

Séance en hémicycle du jeudi 17 mai 2018 à 9h30
Droit voisin au profit des éditeurs de services de presse en ligne — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPatrick Mignola, rapporteur de la commission des affaires culturelles et de l'éducation :

Madame la présidente, madame la ministre de la culture, mes chers collègues, le 2 septembre 2006, François Bayrou a accompli un acte fondateur : face à Claire Chazal, sur TF1, il a interpellé le pays sur les menaces que font peser les puissances de l'argent sur les médias.

Cette alerte a, depuis, imprimé les consciences et traversé tous les courants de pensée. Voilà pourquoi le Mouvement Démocrate porte aujourd'hui, dans cet hémicycle, la proposition de loi que j'ai l'honneur de défendre en son nom.

Car la presse est de nouveau en danger : son équilibre économique est déstabilisé par la diffusion de ses articles sur les plates-formes, les moteurs de recherche et sur les chaînes des fournisseurs d'accès. Ceux-ci, les « infomédiaires », les GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – captent 90 % des investissements publicitaires effectués dans le digital. Or la presse ne parvient pas à compenser, par les revenus numériques, la chute des revenus du papier.

Nous parlons de 3,5 milliards d'euros, dont les seuls Google et Facebook récupèrent 2,5 milliards : la puissance du contenant a effacé la valeur du contenu.

Qui aurait pensé que l'on paierait un jour plus cher la canalisation que l'eau, le pipeline que le pétrole, et que l'on accorderait plus d'importance au véhicule qu'aux passagers qu'il transporte ? Comment est-ce arrivé ?

À travers la puissance technologique des GAFAM, ce sont tous les produits, tous les services et toutes les informations qui sont mises à disposition du public en temps réel, au point de déprécier lourdement la valeur des éléments diffusés.

Pendant trop longtemps, cette évolution n'a interpellé ni le consommateur ni le législateur, également sidérés. Mais on découvre enfin que pour mettre à la vente des denrées alimentaires, il faut des agriculteurs qui travaillent ; que, pour distribuer des produits manufacturés, il faut des ouvriers qui se lèvent le matin ; et que pour diffuser des informations, il faut des éditeurs, des agences et des journalistes. L'opportunité de lire la presse gratuitement à partir des réseaux sociaux ne signifie pas qu'elle n'a pas de valeur : l'information de qualité ne surgit pas par génération spontanée.

Nous vous proposons donc de créer un nouveau droit économique, dit droit voisin, pour permettre aux éditeurs et aux agences de dialoguer et de négocier avec les « infomédiaires » une juste rétribution de leurs investissements.

Car, tels Frankenstein, qui secoue ses entraves et déborde son créateur, les GAFAM ont secoué la chaîne de valeur financière et démocratique : c'est donc au législateur de réagir. Et vite.

Je sais que vous pouvez tous faire vôtres, sur tous les bancs, cette responsabilité et cette urgence.

Certains détracteurs nous diront qu'il faut laisser faire, qu'internet est l'espace même de la liberté et qu'il ne faut rien entreprendre qui la restreigne. Répondons-leur qu'elle n'est que la liberté de quelques-uns d'amonceler des richesses.

Ceux-là justifient leur modèle par des concepts abscons sur les nouvelles frontières entre sphère privée et sphère publique, ou par l'ambition de devenir les plus grands médias du monde, mais sans jamais rémunérer de journalistes.

D'autres, au premier rang desquels les GAFAM eux-mêmes, disent : « va pour une régulation », mais le plus tard possible, après une longue négociation nationale, européenne et, pourquoi pas, mondiale. Encore cinq minutes, encore cinq jours, que dis-je, encore cinq ans de chiffre d'affaires définitivement perdus pour la presse et les médias !

Une attitude consiste à courber l'échine devant les bienfaits espérés de la transition digitale et à reporter toute régulation – devant l'efficacité et les anticipations positives, la docilité par l'autocensure.

Bien sûr, Google et Facebook sont devenus indispensables à nos vies : des adolescents aux seniors, personne n'imagine plus un jour sans connexion. Dans les territoires ruraux, il faut apporter la 4G. Pour les enfants, l'interdiction d'internet est plus menaçante que le père Fouettard. Le Wi-Fi est, quant à lui, devenu un produit de première nécessité.

Il est vrai que la révolution digitale nous ouvre un monde de progrès : accès à l'information, à l'éducation, à l'intelligence augmentée, à des mondes inconnus. Le voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre n'est plus seulement intérieur.

Ce monde peut accompagner une revitalisation démocratique bénéficiant à des citoyens mieux formés et mieux informés, puisque la mise en ligne de la presse a permis d'en doubler le lectorat : le Web, c'est Gutenberg et Jules Ferry réunis.

Il peut également être synonyme de renouveau économique : le numérique révolutionne les métiers, réduit les pénibilités, permet le télétravail, invente la mobilité sociale et physique. Il réconcilie le fordisme comme le keynésianisme avec Nicolas Hulot.

Mais, mes chers collègues, nous savons que toute puissance porte en son sein les germes de sa toute-puissance. Il faut donc tenir ferme sur les principes : en démocratie, tout pouvoir doit être équilibré par des contre-pouvoirs.

J'en appelle donc à notre responsabilité individuelle et collective pour ne pas voir que les bienfaits ni détourner le regard devant les dérives. Il faut faire vite : on peut pécher par action, par omission, mais aussi par procrastination.

Or nul n'ignore que la richesse des GAFAM prospère sur des irresponsabilités auxquelles il convient d'opposer un cadre légal et démocratique.

Ils ne vendent pas seulement des produits ou des services : ils vendent aussi nos profils, une activité dont le but est d'optimiser le ciblage publicitaire, mais qui dérive parfois jusqu'aux manipulations électorales de Cambridge Analytica. Grâce à un jeu de bonneteau entre fiscalités nationales, ils échappent à l'impôt, et nous peinons à les y assujettir, puisque nous allons jusqu'à envisager de négocier avec eux le montant de leur imposition ! Ils ignorent leur responsabilité pénale en matière de diffusion de fausses informations : les robots censurent les grandes oeuvres de l'humanité mais tolèrent ses basses manoeuvres. Ils déstabilisent la presse, dans une forme d'exploitation de l'homme qui écrit par l'homme qui fait tourner les algorithmes.

Mais qui peut se permettre de ne pas consentir à l'impôt, de mépriser l'État de droit, de se moquer de l'équilibre économique de la presse et donc de la liberté d'expression ? Qui peut se permettre d'attenter aux fondements mêmes d'une société démocratique ?

Le Gouvernement, madame la ministre, a pris la mesure de ces enjeux. Il agit à l'échelon européen, comme au niveau national, pour contraindre les GAFAM à payer leurs impôts dans les pays où ils réalisent leurs bénéfices. Il nous propose également un projet de loi visant à lutter contre les fausses informations – les fake news – dont nous aurons à débattre dans quelques jours, sans attendre une législation européenne.

Au Parlement, nous pourrions agir dès aujourd'hui en faveur du pilier démocratique qu'est la presse. Nous pourrions voter une foi française qui soutienne en tout point le projet de directive européenne présentée par la Commission et l'eurodéputé Axel Voss. Chacun sait que depuis septembre 2016 elle peine à aboutir et qu'elle est en danger : au fil de discussions contradictoires et lentes, la durée des droits voisins devrait être ramenée de vingt ans à un an. Les débats s'enlisent sur la définition technique des contenus, tandis qu'une confusion est entretenue entre liens hypertextes et extraits.

J'appelle l'attention de chacun sur ces points : si le droit voisin est ramené à un an, une négociation sera encore en cours quand la suivante devra commencer. Et s'il ne s'applique pas aux extraits, on en aura conservé le principe, mais pas le contenu.

L'Europe a donc besoin de notre soutien : c'est pourquoi la présente proposition de loi reprend les modalités de la directive en leur intégrité initiale. Si celle-ci tardait encore à être adoptée, ou si elle était vidée de son sens, nous pourrions ainsi doter la presse française de nouveaux moyens de protection.

Une législation nationale ne serait pas incongrue. Je le dis à l'intention de ceux qui ont pour réflexe – compréhensible – de ne rien faire qui affaiblisse l'Europe quand elle s'occupe de quelque chose. Mais quel que soit le destin que vous réserverez à cette proposition de loi, notre parole collective ne peut qu'aider l'Union à aboutir.

Une législation nationale ne serait pas non plus inefficace. En Allemagne ou en Espagne, des lois nationales furent contournées par Google, car elles octroyaient des droits voisins sans en prévoir l'application, notamment par la gestion collective. Or un titre de presse, si puissant soit-il, ne peut rien, seul, face à un Google qui dispose de l'arme de destruction massive qu'est le déréférencement. Notre proposition de loi en a tiré les leçons : elle prévoit une gestion collective. Pour la première fois, les éditeurs et les agences, dans leur immense majorité, sont prêts à y participer.

Si, par chance, et grâce au travail de la représentation française, la directive européenne pouvait être adoptée avant la fin de l'année, acceptons-en l'augure ! En votant aujourd'hui cette proposition de loi en première lecture, nous pourrions revenir en novembre en deuxième lecture pour en faire la transposition en droit national. S'il est vrai qu'il y a urgence et si l'Europe fait vite et bien, nous aurions ainsi gagné une étape. Nous dirions dès maintenant aux GAFAM que la démocratie n'est pas une option dans des conditions générales de vente. Nous dirions aux journalistes que nous les savons indispensables à la démocratie. À tous nous pourrions dire qu'au Parlement battent des consciences, que le pouvoir législatif est bien celui de faire les lois et que l'on peut être loyaux et admiratifs du pouvoir des GAFAM sans lui être docile – car si tout pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument.

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