Intervention de François Ruffin

Séance en hémicycle du dimanche 27 mai 2018 à 15h30
Équilibre dans le secteur agricole et alimentaire — Article 13

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois Ruffin :

Nous aurons ce débat tout à l'heure et, en toute franchise, j'ignore encore en quel sens je vais le trancher.

C'est pourquoi, que des associations tournent des films dans un élevage en Bretagne, dans un abattoir du sud, je le comprends : il faut des exemples pour marquer les esprits. Mais de ce système, on ne sortira pas par des accusations en série, des procès à répétition.

Je propose quoi, alors ? Je reprendrai simplement une promesse du candidat Emmanuel Macron, un engagement désormais oublié, renié : la fin de l'élevage des poules en cage.

Ce ne serait qu'un début, je le sais bien. Et pourquoi les poules en cage et pas les poulets en batterie, et pourquoi pas les porcs, et pourquoi pas les vaches ? Parce qu'il faut bien commencer par quelque chose, par envoyer un signal. Alors, dans les pas du candidat Macron, allons-y pour les poules, car c'est sans doute le pire du pire, le versant le plus cruel du système.

Faut-il rappeler leur calvaire ? Une fois éclos, les poussins sont triés, les mâles sont éliminés – soit gazés, soit broyés. Les femelles sont alors enserrées dans des cages. Leurs gestes naturels – se percher, picorer, se baigner de poussière – sont bien sûr impossibles. L'angoisse est permanente, avec, du coup, des troubles, des mouvements stéréotypés, de l'agressivité voire du cannibalisme. Aussi leur coupe-t-on le bec pour éviter qu'elles ne se blessent. Leurs os, trop fragiles, atrophiés car sans exercice, se brisent, notamment lorsqu'elles partent pour l'abattoir, lorsqu'elles sont ramassées et entassées dans des caisses. Là-bas, sur place, elles sont conscientes quand on les suspend à des crochets sur une chaîne automatique. Mais comment, ensuite, leur mort – une plongée dans un bain électrifié – comment cette mort n'apparaîtrait-elle pas comme une libération ?

Je ne dénonce pas, ici, que l'on tue pour manger. Omnivore, carnivore, l'homme l'est depuis la préhistoire, et je le suis également. C'est parce que je suis carnivore, justement, que je vous interpelle aujourd'hui : parce que manger un steak, boire du lait, me faire cuire un oeuf, je veux le faire sans honte, sans la crainte d'avoir engendré tortures et souffrances, sans devoir me fermer la conscience.

Il faut mesurer le paradoxe sur le sujet, la tension qui traverse la société, qui me traverse, qui nous traverse. S'est développée chez nous, en nous, une sensibilité, oui, pour les animaux, notamment domestiques. En même temps, jamais on ne les a aussi massivement, aussi industriellement maltraités.

Alors, avec pareille contradiction, comment le système tient-il ? Grâce à notre lâcheté organisée : nous avons éloigné la mort de nos vies et de nos vues. Les cimetières sont repoussés à l'écart des villes et les abattoirs avec. Nous avons trouvé mille intermédiaires qui répandent le sang pour nous puis qui découpent, qui emballent, qui « cellophanisent », qui frigorifient, qui « packagent », qui « marketinguent ». Nous l'avons fait assez pour que l'on puisse oublier, assez pour que, à l'arrivée, ces tranches de jambon, dans notre assiette, on puisse les croire quasiment végétales, cueillies sur un arbre. Mon voeu, c'est qu'on ne cache plus, qu'on ne se le cache plus à nous-mêmes, que, comme à Bruxelles, on remette l'abattoir au coeur de nos villes, qu'on puisse y entrer, le visiter, qu'il appartienne à nos vies.

Je ne regrette pas – je le disais – qu'on tue pour manger. Je ne dénonce pas la mort de ces poules mais leur vie avant cette dernière minute – leur non-vie, plus exactement, car auront-elles vécu, même une minute, auront-elles vu la lumière du soleil, la couleur de la terre, alors que les poules de mon grand-oncle le suivaient, mieux qu'un toutou, dans sa cour de ferme ?

On me répondra, on m'a déjà répondu : « Ça va coûter cher aux éleveurs. » Eh bien, payons ! Que l'État aide, oui, et massivement ! Il faudra bien en mettre des milliards, sur la table, pour transformer notre agriculture, pour l'orienter vers l'agro-écologie, pour la mener vers un mieux-être animal, pour qu'on ne confie pas l'avenir de nos terres, de notre alimentation, à la main invisible du marché, une main seulement soucieuse de mini-coûts et de maxi-profits.

Mais surtout, évidemment, il faut que les éleveurs soient payés, récompensés de cette conversion, qu'on leur garantisse un prix d'achat, que l'État pèse de tout son poids face aux mastodontes de la grande distribution, qu'on les rassure, qu'on leur assure qu'ils n'auront pas à subir la concurrence libre et complètement faussée de fermes-usines ailleurs, avec des poules – de même pour les vaches, de même pour les cochons – gavées au doping et au dumping.

On me répond aussi autre chose : « Et les hommes, et les salariés, et les ouvriers, vous y pensez, à eux ? » On m'accuse presque, comme si, soudain, pour les animaux, je changeais de camp, comme si, pour des poules, je trahissais les travailleurs. Au contraire : c'est un continuum. Depuis le XIXe siècle, l'économie écrase tout. C'est la nature, d'abord, qu'elle maltraite – l'eau, la terre, les forêts, le sol et le sous-sol, comme si les océans, les forêts, étaient inépuisables, infiniment renouvelables, éternellement polluables, comme si les arbres, la faune, la flore n'étaient pas vivants, juste de la matière à profits.

Ce sont les animaux, ensuite, je l'ai dit, que cette économie maltraite, traite même pas comme du bétail mais comme du « minerai ». Comment ne pas voir qu'ensuite ce sont les hommes qu'elle maltraite, les salariés, les ouvriers, qui deviennent à leur tour une matière à profits, qu'on prend et qu'on jette au gré des caprices de la finance, une finance qui jette les paysans du Sud hors de leurs terres, qui jette les travailleurs du Nord hors de leurs usines, qui les jette au rebut comme un minerai humain ? La nature, les animaux, les hommes : c'est un continuum, c'est une même bataille contre un même Léviathan.

Vous savez, devant l'usine Doux, à Graincourt, j'ai posé une autre question, aussi bizarre, aussi incongrue, aux ouvriers : « Mais est-ce que vous êtes heureux, ici ? », leur ai-je demandé. Ils m'ont répondu par des rires, par une hilarité collective, contenue, qui est passée d'un rang à l'autre : « Tu as entendu ce qu'il a demandé ? Est-ce qu'on est heureux, ici ? » « Il veut rigoler ! On est là pour la paye. » « C'est la chaîne. »

Après la surprise, les remarques ont fusé, en vrac, de Philippe, Sylvie, Virginie, Jean-Luc, sur les salaires au rabais, les courses à Aldi, le découvert à la banque, le zéro formation, leurs souffrances, surtout : les tendinites, les cervicales douloureuses, les sciatiques en série, la surdité qui vient ; et la maltraitance morale qui succède à la maltraitance physique : l'irrespect quotidien, les gros mots des petits chefs, le délégué syndical viré. Nul n'est heureux, dans ce système : ni les ouvriers, ni les éleveurs, ni les poulets. Bizarrement, c'est pourtant ce monde, ce vieux monde qu'on s'efforce de prolonger plutôt que d'ouvrir le nouveau, celui qui fera du bonheur une idée neuve en Europe pour les hommes et pour les poules, les vaches et les cochons.

Un mec a dit, il y a deux mille ans : « Ce que vous faites aux plus petits d'entre les miens, c'est à moi que vous le faites. » On pourrait même mieux dire : ce que nous faisons aux plus petits d'entre les nôtres, c'est à nous-mêmes que nous le faisons. C'est notre âme qui se tarit, qui s'assèche, qui se racornit. C'est notre tolérance à l'injustice, voire à l'horreur, qui s'accroît. Alors, ce soir, ensemble, interdisons l'élevage des poules pondeuses en cage ! Faisons un petit pas pour les bêtes, mais un grand pas pour l'humanité !

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