Intervention de Raphaël Gérard

Séance en hémicycle du mercredi 30 mai 2018 à 15h00
Évolution du logement de l'aménagement et du numérique — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaRaphaël Gérard, rapporteur pour avis de la commission des affaires culturelles et de l'éducation :

L'objectif de ces politiques était pourtant légitime : construire vite, très vite, au risque de construire mal. Il n'y avait alors aucune malveillance des services de l'État ou des opérateurs en charge de construire. Juste une urgence combinée à une mauvaise lecture du rapport de l'architecture au temps. L'architecture, un art qui se rapporte au temps long, structure l'espace et, ce faisant, notre rapport à la ville, dont elle est la chair, et à l'intime, dont elle est l'écrin. Elle est l'expression matérielle et primordiale de toute société humaine, depuis les huttes du néolithique jusqu'aux gratte-ciel de Dubaï.

Construire, ce n'est pas seulement empiler des briques ou couler du béton. C'est mettre ensemble, c'est créer une structure urbaine cohérente, qui fabrique du lien, qui permet à nos concitoyens de s'approprier l'espace dans lequel ils vivent. Ne l'oublions pas, les mêmes causes produisant souvent les mêmes effets, gardons-nous de répéter les mêmes erreurs. Il est vain de dissocier l'architecture et l'acte de construire. C'est pourtant ce que nous nous entêtons à faire dans notre pays depuis des décennies.

Ce projet de loi porte des dispositions utiles et innovantes, qui doivent assurément permettre de simplifier l'acte de construire, mais cela ne doit pas se faire au détriment de la création et de l'innovation architecturale.

J'ai confiance, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d'État, en votre volonté de ne pas sacrifier cette qualité architecturale sur l'autel du « plus vite » et du « moins cher ». Mais, dans cette logique du temps long propre à l'architecture, il me semble important de rappeler cet enjeu de manière plus explicite. C'est le sens d'un amendement de la commission des affaires culturelles et de l'éducation, que je défendrai.

Comme le rapporteur l'a dit, vous avez conduit de nombreux entretiens et mené de longues consultations pour construire ce texte et répondre concrètement aux blocages qui freinent aujourd'hui la construction de logements, notamment de logements sociaux. Cette méthode louable a permis d'inscrire de nombreuses avancées dans ce projet de loi. Pourtant, ces échanges bilatéraux n'ont pas permis de faire émerger un nouveau modèle de relations entre les acteurs du secteur. Je le déplore, car le projet de loi ELAN trébuche là-même où la loi relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine – LCAP – avait trébuché, il y a à peine deux ans. Les raisons de ce loupé sont les mêmes : elles tiennent à cette dichotomie absurde entre architecture et acte de construire, qui est une spécificité très française. Les deux textes se répondent dans le temps, c'est manifeste, mais sans apporter de réponse de fond et en répétant les mêmes antagonismes.

Aussi, dès lors que l'on se place dans le temps long, propre à l'architecture, de vrais risques persistent : d'abord, un risque de perte de compétences de nos architectes, qui se voient, un peu plus encore, tenus à distance de l'acte de construire ; ensuite, un risque de baisse généralisée de la qualité architecturale, tel qu'il est déjà unanimement constaté, notamment à travers les opérations de vente en état futur d'achèvement – VEFA. Car la qualité architecturale ne se résume pas à une jolie façade, c'est une alchimie complexe nourrie d'innovation, d'intégration urbaine et paysagère, de qualité environnementale, et d'attention portée au détail.

Oui, ce texte regorge de mesures techniques utiles, indispensables même, mais il lui manque cette dimension culturelle pourtant essentielle, tout comme la loi LCAP avait en partie négligé la dimension économique indissociable de l'architecture.

Il est encore temps de donner un peu de souffle à ce texte, et les amendements que propose la commission des affaires culturelles et de l'éducation vont dans ce sens. Il ne s'agit pas de revenir sur les avancées promises par le texte, comme la suppression de l'obligation de concours pour les bailleurs sociaux. Les nombreuses auditions que j'ai pu conduire ont montré que ce système avait atteint ses limites et ne donnait plus véritablement satisfaction ni aux bailleurs ni aux architectes.

D'ailleurs, lors des débats de la loi LCAP, la volonté d'exclure par décret le logement social du champ du concours était sans ambiguïté. Non, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d'État, il ne s'agit pas de cela mais j'ai la faiblesse de penser que l'homme est ainsi fait qu'en l'absence de cadre assurant l'intérêt général, par facilité ou par atavisme, il en arrive toujours à privilégier son intérêt particulier. Et certains amendements portés par des groupes d'intérêt ne sont pas faits pour me rassurer.

Si le cadre de la loi MOP est assurément obsolète – il date des années quatre-vingt, une époque où l'architecture se faisait au rotring sur papier calque alors qu'aujourd'hui, nous sommes à l'ère de la modélisation des données du bâtiment, la BIM – , il y a sans doute, malgré tout, une troisième voie entre ce cadre dépassé et l'absence de cadre. Vous m'opposerez qu'en l'absence de la loi MOP, c'est le droit commun qui s'applique. Assurément, mais il n'y a qu'à observer le nombre de litiges souvent inextricables liés aux opérations de droit privé pour se dire que, lorsqu'il s'agit d'argent public, il est parfois bon de préciser un peu les relations de responsabilité qui unissent les acteurs.

Aujourd'hui, les acteurs du logement social trouvent leur équilibre économique dans un rapport au temps très différent de celui des promoteurs privés. En modifiant significativement les conditions de cet équilibre économique, nous nous exposons à un bouleversement des pratiques de ces opérateurs, dont certains pourraient être tentés de rechercher un bénéfice à plus court terme, jouant de dispositions introduites ici pour créer des effets d'aubaine, et oublier un peu l'engagement social qui doit demeurer le socle de leur activité.

L'architecture est un sujet complexe et passionnant car, au fond, la bonne architecture d'aujourd'hui sera le patrimoine de demain. Par elle, notre environnement quotidien acquiert une âme, fait sens : c'est cette âme, ce sens, que nous nous devons de transmettre à nos enfants.

Cela m'amène à l'article 15 du projet de loi et à cette composante essentielle du code du patrimoine qu'est l'avis conforme de l'architecte de Bâtiments de France. En proposant d'y déroger sur deux points extrêmement précis, le texte vise, encore une fois, à débloquer des situations particulières. Nos concitoyens attendent depuis trop longtemps des accès aux réseaux numériques qui, souvent, leur font défaut. L'avis simple plutôt que l'avis conforme dans le cas des antennes de télécommunication trouve alors toute sa légitimité. Notons que nous sommes en présence de dispositifs réversibles, dont les technologies évoluent très vite, et que l'urgence de donner accès au numérique à tous les Français vaut bien une légère entorse à la règle.

Non, cet amendement ne fera pas fleurir des antennes relais sur tous les clochers de France, puisque la dérogation ne concerne que les abords des monuments.

Quant aux arrêtés de péril, j'entends l'inquiétude des associations, surtout quand des pans entiers de certains centres historiques, à l'instar de ceux de Pointe-à-Pitre ou de Perpignan, se trouvent en mauvais voire très mauvais état. Je voudrais les rassurer en rappelant que l'arrêté de péril est une procédure encadrée, maîtrisée de bout en bout, et offrant les garanties de transparence qui doivent permettre d'éviter les dérives.

Le vrai risque, s'agissant de cet article 15, est selon moi la volonté affichée par certains de nos collègues d'en modifier la portée.

Je me permettrai de citer ici André Malraux, qui déclarait à cette tribune en 1962 : « [… ] les nations ne sont plus seulement sensibles aux chefs-d'oeuvre, elles le sont devenues à la seule présence de leur passé. Ici est le point décisif : elles ont découvert que l'âme de ce passé n'est pas faite que de chefs-d'oeuvre, qu'en architecture un chef-d'oeuvre isolé risque d'être un chef-d'oeuvre mort [… ] ».

C'est le fondement même de notre politique patrimoniale et de la notion de périmètre aux abords des monuments historiques. Même si certains fonctionnaires de l'État ont parfois pu se montrer trop zélés ou obtus au point que les élus préfèrent rompre le dialogue, faut-il mettre à mal un système qui a permis de sauvegarder l'identité de nos villages et de nos bourgs ?

On pourra multiplier à l'infini les exemples de cas où telle ou telle décision mal comprise, et peut-être parfois mal prise, aura crispé un élu. Mais doit-on pour autant s'affranchir du cas général au nom de cas particuliers ? Serons-nous assez fous pour nous laisser déborder par ces intérêts particuliers et pour abîmer un système auquel nous devons l'attractivité de nos villages et de nos bourgs, un système qui fait prévaloir l'intérêt général ? L'effet serait désastreux alors que le Président de la République reçoit cette semaine à l'Élysée les acteurs de la mise en valeur de ce patrimoine.

Il n'en faut pas moins agir, et redonner toute sa place au dialogue. Les amendements de la commission des affaires culturelles vont bien dans le sens d'une plus grande concertation en amont de l'avis des ABF, en permettant à l'autorité administrative de pré-instruire les demandes d'avis. Cette disposition a de nombreuses vertus. Elle donne la possibilité aux élus d'agir et d'exprimer leur point de vue sur le dossier ; elle oblige au dialogue en inscrivant cette possibilité nouvelle dans la loi, et institue une véritable compétence nouvelle. La création d'un médiateur, déjà inscrite dans la loi, relève de la même initiative.

Vous l'avez compris, mes chers collègues, le projet de loi doit être analysé à travers le prisme de ces différents rapports au temps, le temps long de l'architecture et du patrimoine et le temps court de l'acte de construire du logement social, mais sans opposer l'un à l'autre – ce serait là l'erreur.

Je conclurai par une nouvelle citation d'André Malraux, à qui nous devons tant, qui en dit beaucoup sur le rapport de l'homme au temps : « Si la Joconde sourit, c'est parce que ceux qui lui ont dessiné des moustaches sont morts. »

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