Intervention de Jean-Luc Mélenchon

Séance en hémicycle du mercredi 30 mai 2018 à 21h45
Évolution du logement de l'aménagement et du numérique — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Luc Mélenchon :

Nous avons, tout dix-sept que nous sommes, préparé l'examen de ce projet de loi avec le même sérieux que les précédents. Nous avons déposé 100 amendements. Mme Taurine entrera dans le détail des dispositions techniques du texte – car c'est un texte dont le contenu est éminemment technique ; je le sais, moi qui ai été élu local et qui suis en état d'apprécier l'impact de ce que nous allons discuter.

Avant d'y venir, je voudrais me situer dans une perspective partagée par d'autres collègues ici, même si nous n'en tirons pas les mêmes conclusions. Nous parlons du logement, mais, en vérité, nous parlons de la ville. Nous parlons de la ville, mais, comme dirait Garcia Márquez, pour nommer cette chose, nous n'avons pas de mot ; il faudrait presque la montrer du doigt pour qu'on sache de quoi il s'agit. La ville du vingt et unième siècle, celle dans laquelle nous vivons, n'a strictement rien à voir avec les villes de tous les autres âges de l'humanité. Pourquoi ? Parce que l'explosion du nombre des êtres humains a modifié toutes leurs relations. C'est un fait radicalement nouveau que 60 % de la population mondiale vive en ville. C'est un fait radicalement nouveau que les Français vivent, pour 80 % d'entre eux, dans des villes, c'est-à-dire des ensembles dont parfois on ne sait pas bien, à part quand on est un élu local, quelles en sont les frontières.

Par exemple, il est clair que la région parisienne, avec ses 13 millions d'habitants, forme à l'oeil de n'importe qui un continuum urbain dont la partition en communes ne correspond ni à la géographie ni à une quelconque décision particulière ; simplement, les choses se sont faites. J'ai été l'élu en région parisienne d'une commune, Massy, où un jour de l'été de 1962, on a décidé d'abattre la moisson à la pelleteuse et de construire un grand ensemble, à cheval sur deux communes, puis deux départements. Ainsi la ville s'est répandue dans les champs, broyant les terres arables et, surtout, allant à son rythme, que personne ne contrôlait. Ce n'est que progressivement qu'on a mis en place des plans d'urbanisme – jusqu'au point où certains ont pu croire que le fait urbain résultait entièrement d'une volonté qui pouvait être indépendante des autres conditions sociales. Or, à aucun moment, le mode de développement de la ville ne s'est soustrait ou ne pourra se soustraire totalement aux rapports de force sociaux dominants.

C'est dans ce cadre que s'inscrit le présent projet de loi. Soit la ville reproduit les hiérarchies sociales, soit des mécanismes sont mis en place pour freiner l'expansion de ces mécanismes sociaux, c'est-à-dire de l'inégalité, ou pour l'amplifier. Notre analyse du texte, c'est qu'on lâche la bride à la logique du marché. Cette inspiration de base, qui est une inspiration idéologique – tout aussi idéologique, j'en conviens, que la mienne, qui se situe à l'opposé – , fait croire qu'une dynamique spontanée est en germe et qu'il suffit de la libérer pour que les choses aillent mieux, comme on suppose que la loi du marché finira par équilibrer toutes les autres activités humaines. Nous croyons quant à nous le contraire.

Pour essayer d'en faire la démonstration impérieuse, pour montrer à quel point on ne peut pas s'abstraire du reste des conditions de la vie et de la civilisation humaines, je demande qu'on regarde qui est là. Nous sommes 7 milliards là où nous n'étions que 2,5 milliards en 1950. Qui sont ces gens ? Je ne veux pas entrer dans l'analyse de leur condition sociale ; je me contenterai de décrire cette population par les tranches d'âge. Qui sont-ils ? Plus de la moitié de l'humanité a moins de vingt-cinq ans et 26 % de l'humanité a moins de quinze ans. C'est donc une foule de jeunes. Nous autres, les Français, ne sortons pas de cette épure : 25 % de notre population urbaine a moins de vingt ans ; 70 % des Français n'étaient pas nés en 1958. Cela a une conséquence sociale immédiate : qui accueille des jeunes ne les accueille pas de la même manière que les adultes ou que les anciens.

Les anciens, parlons-en : l'espérance de vie est passée dans le monde de quarante-sept ans en 1950 à soixante-neuf ans aujourd'hui ; quant à nous, Français, nous sommes passés d'une espérance de vie de soixante-neuf ans à une espérance de vie de quatre-vingt-deux ans. C'est donc une population comme jamais il n'y en a eu aux autres âges de l'humanité qui se trouve là : pleine de jeunes, mais avec une quantité considérable de personnes âgées, qui vont entrer dans un rapport de dépendance avec le reste de la société. Cela ne peut pas se régler autrement que dans le cadre urbain. C'est l'âge de l'homo urbanus – homo au sens générique du terme, bien entendu. Ces êtres humains ne peuvent vivre, et survivre, que par les réseaux sociaux que constitue la réalité urbaine. J'ajoute que cette masse humaine est concentrée aux mêmes endroits sur la planète entière, c'est-à-dire, pour plus de 70 %, le long des rivages, mettant ainsi partout la ville au contact direct des événements climatiques extrêmes, qu'ils arrivent du ciel ou qu'ils viennent de la mer. La mesure de ce fait, ce moment de la civilisation humaine, doit être le point de départ de la confrontation d'idées qui nous conduira à une prise de décision concernant telle ou telle mesure technique.

Ces mesures techniques, j'ai dit que nous en parlerions et je vais moi-même en aborder quelques-unes. Néanmoins, je voulais, au nom de mon groupe, vous faire sentir comment nous posions la question. Nous la posons comme un fait radicalement nouveau. Ce que nous avons à faire au sujet de la ville, aucune génération avant nous n'avait eu à le faire. Pourtant, nous ne partons pas d'une page blanche ; nous partons d'un réel qui existe déjà. Comment allons-nous le modifier ? Comment allons-nous le prolonger ? Ce sont là deux activités qui ne sont pas de même nature. Allons-nous freiner le mécanisme général qui pousse aux inégalités dans la société ? Ou allons-nous plutôt lui laisser faire son chemin ? C'est ce que nous croyons que vous faites par l'intermédiaire de ce projet de loi. Nous pensons que c'est une machine à fabriquer des ghettos. On fait sauter les verrous qui avaient été mis après la Libération, notamment au moment de l'exode rural, qui fut un événement civilisationnel considérable : une masse de population rurale est arrivée en ville ; j'en ai été le témoin : je les ai vus bien contents des HLM, joyeux d'avoir le chauffage, l'eau courante, les toilettes séparées dans l'appartement et plusieurs chambres pour les membres de la famille. Ce fut considéré dans les milieux populaires comme un moment extraordinaire de progrès et de bonheur. Il ne faudrait pas que l'on croie que l'habitat social a toujours été le repoussoir qu'il est aujourd'hui.

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