Intervention de Bruno Studer

Réunion du mardi 22 mai 2018 à 16h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaBruno Studer, président de la commission des Affaires culturelles et de l'Éducation, rapporteur :

Madame la ministre, je me réjouis en effet de vous accueillir pour cette discussion générale sur les propositions de loi organique et ordinaire relatives à la lutte contre les fausses informations. Comme l'a indiqué Mme la présidente de la commission des Lois, la commission des Affaires culturelles et de l'Éducation m'ayant désigné comme rapporteur de la proposition de loi et plus spécifiquement de ses titres II et III, les titres Ier et IV ayant été délégués au fond à la commission des Lois, je vais temporairement quitter mon rôle de président pour endosser celui de rapporteur.

Après l'ensemble des auditions que j'ai conduites en tant que rapporteur, j'ai le sentiment, probablement partagé, que la désinformation constitue l'un des principaux défis – pour ne pas dire fléaux – auxquels vont devoir faire face, à court terme, nos sociétés démocratiques, ouvertes et pluralistes.

Les progrès technologiques ont toujours leurs revers et, dans le domaine de l'intelligence artificielle, des technologies du type de celle développée par Google pour synthétiser une voix humaine montrent que les fake news seront bientôt dépassées par le deep fake, des informations si bien fabriquées qu'il deviendra difficile à l'être humain d'établir leur caractère contrefait. Il me semble donc que les propositions de loi que nous examinerons dans les prochains jours et, pour ce qui concerne la commission des Affaires culturelles et de l'Éducation, le 30 mai prochain, tombent à point nommé.

Pour répondre à certaines inquiétudes soulevées pendant les auditions, je tiens à rappeler qu'elles n'ont pas vocation à s'appliquer à toutes les « fausses informations », mais bien à ce que l'on appelle la désinformation, c'est-à-dire la fausse information produite de façon délibérée et destinée à porter préjudice à une personne, une organisation, un pays. Les fausses informations à visée humoristique ou satirique, ainsi que celles qui sont diffusées de bonne foi, par erreur ou inattention, n'entrent évidemment pas dans le champ de la loi. L'objet des textes que nous allons examiner dans les prochaines semaines est bien de combattre la manipulation de l'information : je proposerai d'ailleurs de modifier les titres des propositions de loi organique et ordinaire en ce sens, pour plus de clarté.

Ces propositions de loi signent, d'une certaine façon, la fin de la naïveté. Il faut reconnaître la perméabilité de nos sociétés aux tentatives de manipulation provenant d'États ou d'entités étrangères et en tirer les conséquences ; il faut que nos concitoyens prennent conscience du fait que, dans le flot d'informations qui leur est proposé, notamment sur les réseaux sociaux, toutes ces informations ne sont pas de la même qualité et peuvent faire l'objet de manipulation, à des fins économiques ou politiques.

Ces propositions de loi ne font que tirer les conséquences du changement de paradigme de la société numérique ; certes, il y a toujours eu de fausses informations et, jusqu'alors, les dispositions existantes pouvaient apparaître suffisantes. Mais le numérique a, dans ce domaine comme dans tant d'autres, radicalement changé la donne.

D'ailleurs, le phénomène de fausses informations tel qu'on le comprend aujourd'hui s'est développé sur le terreau du numérique, dans une perspective initialement motivée par l'argent : on crée des informations croustillantes, donc susceptibles d'être partagées par beaucoup, pour générer des revenus publicitaires. Non seulement certaines de ces informations concernent aujourd'hui le domaine politique, et ont donc potentiellement des effets politiques, mais cet écosystème est désormais utilisé par certains à des fins exclusivement politiques.

C'est précisément contre ces fausses informations que les propositions de loi entendent agir, et c'est la raison pour laquelle les mesures les plus fortes du texte se concentrent sur la période électorale, propice à la manipulation la plus éhontée.

Le but du texte n'est pas de limiter l'émission de fausses informations, mais bien de limiter leur diffusion. En effet, il n'est nullement souhaitable, dans une démocratie, d'empêcher les citoyens de partager les informations qu'ils souhaitent, qu'elles soient vraies ou fausses. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) l'a très clairement indiqué en 2005 : même s'il est légitime, en période électorale, de rechercher les moyens de fournir à nos concitoyens des informations authentiques, cela ne saurait faire obstacle « à la discussion ou à la diffusion d'informations reçues, même en présence d'éléments donnant fortement à croire que les informations en question pourraient être fausses. En juger autrement reviendrait à priver les personnes du droit d'exprimer leurs avis et opinions au sujet des déclarations faites dans les mass medias et ce serait ainsi mettre une restriction déraisonnable à la liberté d'expression consacrée par l'article 10 de la Convention ».

Pour autant, nous nous devons d'agir sur l'écosystème numérique qui permet aujourd'hui à des acteurs malveillants d'atteindre facilement une certaine viralité, notamment par des moyens artificiels. Il nous faut également résoudre le conflit d'intérêts dans lequel la plupart des plateformes sont aujourd'hui prises : elles ont presque toutes intérêt à ce que des informations, vraies ou fausses, soient massivement diffusées, pour accroître le temps passé par les utilisateurs sur la plateforme et générer ainsi des revenus publicitaires.

Entre l'enjeu de réputation, qui est heureusement de plus en plus prégnant, et les intérêts économiques et financiers de court terme des plateformes, il me semble que le législateur doit intervenir pour faire pencher la balance du bon côté et assurer un comportement vertueux de la part de ces opérateurs qui tiennent un rôle central dans la vie de nos concitoyens et qui ont, en tant que « places publiques numériques », une responsabilité importante.

Nous ne pouvons pas accepter que les plateformes, via leurs algorithmes, promeuvent des contenus trompeurs et manipulateurs ni qu'elles recommandent individuellement à leurs utilisateurs des sites et des pages à visée explicitement désinformative ; pas plus que nous ne devons accepter qu'elles soient rémunérées pour promouvoir de tels contenus.

Mais la difficulté à laquelle le législateur se heurte est double : d'une part, leur statut d'hébergeur leur confère une responsabilité limitée quant aux contenus stockés sur leurs serveurs ; d'autre part, il ne faudrait pas, en obligeant les plateformes à retirer les contenus trompeurs, leur donner un pouvoir qui appartient aujourd'hui à la justice et aux journalistes, celui d'établir la vérité, dans toutes les limites philosophiques de la notion.

Dès lors, seules des démarches partenariales entre l'ensemble des parties prenantes – plateformes, journalistes, éditeurs de presse, agences de presse, médias audiovisuels, annonceurs, fournisseurs d'accès à internet – pourront permettre des avancées dans ce domaine et faciliter l'autorégulation des plateformes. La Commission européenne est d'ailleurs également sur cette ligne, avec le code de bonne conduite qu'elle soumettra à l'été.

Pour ce qui est des plateformes, je propose donc de confier au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) un pouvoir de recommandation vis-à-vis de ces acteurs. Il pourra de surcroît, dans son rapport annuel, établir le bilan des actions menées par les plateformes dans des domaines précis : transparence des algorithmes, promotion d'informations fiables, lutte contre les faux comptes, transparence sur les contenus sponsorisés ou poussés par des moyens artificiels, etc. C'est en mettant en jeu la réputation des plateformes sur ce point que nous pourrons obtenir des avancées tangibles dans ce domaine. Je souhaiterais recueillir votre point de vue sur une telle évolution du texte, madame la ministre.

Pour ce qui est des médias au sens traditionnel du terme, le problème se pose de façon plus simple : ils ont une responsabilité éditoriale et un régulateur qu'il faut doter de moyens plus efficaces face à des acteurs qui diffusent sciemment de fausses informations dans le but de nuire. La question ici est celle de la nature de l'espace médiatique que l'on souhaite défendre en France : si l'on souhaite des médias libres, indépendants et pluralistes, alors il faut s'en donner les moyens et ne pas permettre à ceux qui ne respectent pas les règles d'éthique et de déontologie à des fins de manipulation de diffuser en toute impunité sur le territoire. C'est précisément l'objet des dispositions des articles 4 à 8 de la proposition de loi ordinaire.

Ces dispositions relèvent, à mon sens, de l'indispensable. Pour autant, nous ne devons pas passer à côté de l'essentiel : d'une part, la confiance que les citoyens placent dans la presse et les médias ; d'autre part, l'éducation aux médias et à l'information.

Le phénomène auquel nous sommes confrontés souligne en réalité à quel point nous avons aujourd'hui besoin des journalistes, à quel point nous avons besoin d'entreprises de presse fortes, indépendantes et en lesquelles les citoyens ont confiance. Les citoyens ont développé une certaine appétence pour la vérification des faits : qu'en est-il, madame la ministre, de la plateforme de décryptage que vous aviez appelée de vos voeux ?

Par ailleurs, j'ai pu percevoir, au cours des auditions, un vrai souhait de la profession dans son ensemble de voir émerger un conseil de presse ou de déontologie. Cette initiative, pour être fructueuse, doit recueillir l'assentiment de l'ensemble de la profession, et je la soutiendrai de toutes les façons possibles. Là encore, quelle est votre position, madame la ministre ?

En ce qui concerne l'éducation aux médias et à l'information, elle me paraît très en deçà des enjeux actuels, telle qu'elle est aujourd'hui mise en oeuvre au sein du système scolaire. Pour lutter contre les biais cognitifs qui nous poussent à donner systématiquement du crédit aux informations qui vont dans le sens de nos préjugés, il me semble absolument nécessaire de donner aux adultes de demain les moyens d'analyser de façon critique l'ensemble des informations auxquelles ils sont aujourd'hui confrontés. Je présenterai, en lien avec le ministre de l'éducation nationale, des amendements en ce sens.

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