Intervention de Françoise Nyssen

Réunion du mardi 22 mai 2018 à 16h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Françoise Nyssen, Ministre de la Culture :

L'histoire nous enseigne que la démocratie n'est jamais un acquis. Elle réclame notre intransigeance permanente, notre vigilance et notre engagement de chaque instant, pour la faire vivre, pour la défendre dès qu'elle est attaquée. L'histoire nous enseigne aussi que les plus grandes menaces ne sont pas toujours les plus éclatantes. Parfois la démocratie les enfante elle-même. Ces menaces commencent à bas bruit, elles s'installent comme une gangrène. Et au moment où elles apparaissent aux yeux de chacun, il est déjà trop tard.

Notre responsabilité commune – à vous, élus de la Nation, à moi, représentante du Gouvernement – est de tirer la sonnette d'alarme dès que la menace apparaît et de prendre les dispositions qui s'imposent, par-delà les clivages, pour protéger ce modèle qui nous unit.

Aujourd'hui notre démocratie est face à une menace de cet ordre. Une menace qui a su faire sa place dans nos vies quotidiennes, qui s'est presque banalisée et qu'il faut d'urgence affronter avant que notre vigilance ne retombe : cette menace, c'est la montée en puissance des fausses informations.

Je remercie vos commissions de m'avoir invitée à m'exprimer sur cet enjeu, qui est au coeur de notre démocratie, et sur ces propositions de loi qui, je le dis d'emblée, contiennent des mesures nécessaires pour relever le défi. Je remercie les rapporteurs de ce texte. Je salue également le travail de Pieyre-Alexandre Anglade, auteur d'un rapport d'information au nom de la commission des Affaires européennes sur ces propositions de loi.

Le renforcement de la lutte contre les fausses informations est une priorité du Gouvernement. Le Président de la République a annoncé, à l'occasion de ses voeux à la presse en janvier, sa volonté ferme d'agir en actionnant tous les leviers qui sont à notre disposition.

Il en existe plusieurs. La loi n'est pas le seul – j'y reviendrai –, mais c'est un levier indispensable. Comme vous le savez, la France n'a pas attendu 2018 pour le mobiliser. Plusieurs infractions pénales ont été créées pour lutter contre les fausses nouvelles dès le XIXe siècle. La loi de 1881 vise celles qui troublent la paix publique : votre rapporteure Naïma Moutchou a parfaitement rappelé les enjeux, il n'est pas question de toucher à ce texte fondamental. Le code électoral vise celles qui altèrent la sincérité du scrutin.

Pourquoi vouloir un nouveau texte aujourd'hui ? D'une part, pour compléter notre arsenal juridique, d'autre part, pour se donner les moyens de lutter efficacement contre la propagation des fausses informations. C'est le sens des deux propositions de loi qui ont été déposées par le groupe majoritaire, et que le Gouvernement soutient pleinement.

Ce soutien repose sur trois fondements, que je veux détailler devant vous.

Sur un diagnostic, d'abord, qui motive le recours à ce nouveau texte et que nous partageons ; sur l'ambition des solutions proposées, ensuite, à laquelle nous souscrivons ; enfin, sur la politique plus large que ces textes viennent compléter, notamment en matière d'éducation aux médias, et dont je voudrais dire un mot.

Le constat, pour commencer : si les lois existantes sont insuffisantes pour lutter efficacement contre les fausses informations, c'est que le paysage a changé. Les fausses informations, les manipulations et les rumeurs ne sont pas un phénomène nouveau : elles ont, de tout temps, accompagné l'humanité. Ce qui est nouveau, en revanche, depuis quelques années, c'est leur viralité, résultat de la révolution numérique, qui a eu deux grandes conséquences dans le domaine de l'information.

La première est la multiplication des sources d'information, qui a brouillé les repères des citoyens, en particulier la frontière entre information professionnelle et information non vérifiée – je pense notamment aux réseaux sociaux.

La seconde est l'accélération de la diffusion de l'information, due à deux facteurs. D'une part, la multiplication des canaux, notamment les blogs et les réseaux sociaux, qui sont des caisses de résonance pour les fausses informations ; d'autre part, l'émergence de technologies de promotion artificielle des contenus, comme le sponsoring, qui permettent aux émetteurs de fausses informations d'acheter de la visibilité aux plateformes, dans des stratégies politiques de manipulation de l'opinion.

C'est une nouvelle forme d'« économie de la propagande » qui a émergé : elle est cautionnée par les plateformes, qui fuient leurs responsabilités. Mark Zuckerberg est auditionné aujourd'hui même par le Parlement européen sur l'affaire Cambridge Analytica, qui a montré comment les données personnelles des internautes pouvaient être utilisées à des fins de ciblage de la propagande politique.

Dans le même temps, ce marché de la manipulation fragilise les médias traditionnels, qui voient leurs recettes publicitaires basculer vers les plateformes, ce qui met en danger leur capacité à produire une information de qualité.

Au total, les fausses informations ne sont pas nécessairement plus nombreuses qu'avant, mais elles sont relayées plus rapidement et plus massivement. Elles se propagent jusqu'à six fois plus vite que les informations vérifiées, et font donc plus de dégâts qu'avant, comme l'exposé des motifs de ces propositions de loi le démontre parfaitement.

C'est le coeur de nos démocraties qui est visé. Les fausses informations pèsent notamment sur le bon déroulement des moments charnières que sont les élections, comme nous en avons fait l'expérience en France lors de la dernière élection présidentielle. Aucun camp politique n'est à l'abri et toutes les démocraties du monde sont exposées. La dernière campagne présidentielle américaine en a été une démonstration particulièrement frappante. Je rappelle ce chiffre, révélé par le réseau social Facebook lui-même : la moitié de ses utilisateurs américains, soit 126 millions de personnes, ont potentiellement été exposés à de fausses informations sur le réseau. Ce phénomène est particulièrement nocif en période électorale.

Les fausses informations sont un poison lent pour nos démocraties, parce qu'elles alimentent une crise de confiance des citoyens envers leurs institutions démocratiques, les journalistes, les médias, les pouvoirs publics et les élus. Il est de plus en plus difficile de démêler le vrai du faux, ce qui fait que nos concitoyens finissent par ne plus savoir qui croire. Une information fausse finit toujours par être démentie. Mais entre-temps, le mal est fait : le doute s'est installé.

La prolifération des fausses informations appelle une réaction urgente, qui doit être collective : c'est toute la société qui doit se mobiliser, faire front dans cette bataille. Les pouvoirs publics n'en ont pas le monopole. La société civile et la presse ne nous ont d'ailleurs pas attendus, elles sont fortement mobilisées.

Je veux rendre ici hommage au travail des journalistes et des professionnels des médias, qui non seulement s'engagent chaque jour pour nous fournir une information de référence, mais qui multiplient les initiatives pour lutter directement contre les fausses informations. Cela se fait avec des émissions de décryptage – les exemples ne manquent pas sur les chaînes de service public, et je veux les saluer –, mais aussi avec des outils de vérification des faits, comme les Décodeurs du Monde, ou le CheckNews de Libération – qui vient d'ailleurs de recevoir le prix international de l'innovation dans le factchecking. Il y en a d'autres, accessibles à tous et d'une très grande efficacité.

Le premier et le meilleur rempart contre les fausses informations, ce sont eux, les journalistes, les professionnels des médias, et ce sera toujours eux. Le premier moyen de lutte des pouvoirs publics contre les fausses informations consiste donc à garantir l'existence d'une presse forte, libre, indépendante et pluraliste, à protéger la liberté d'expression et à maintenir le soutien à la filière. C'est ce que nous faisons et c'est indispensable, mais cela ne suffit plus face à l'ampleur prise par le phénomène.

Il y a deux grands enjeux. Premièrement, il faut lutter plus efficacement contre la propagation des fausses informations. Nous ne pouvons rien contre leur production : elles ont toujours existé et existeront toujours. En revanche, nous avons la responsabilité de tout faire pour limiter leur impact. Pour cela, il faut se doter de nouveaux moyens à la hauteur des nouvelles technologies numériques.

Le deuxième enjeu consiste à aider les citoyens à faire face aux fausses informations quand ils y sont confrontés malgré tout. C'est la question de l'éducation, sur laquelle je reviendrai.

Mieux lutter contre la propagation des fausses informations, c'est tout le sens des propositions de loi que vous allez examiner. Le Gouvernement partage leur ambition, qui est de renforcer les responsabilités des acteurs participant aujourd'hui à la circulation des fausses informations et en tirant profit, c'est-à-dire principalement les plateformes numériques.

Nous ne pouvons pas laisser des entreprises se faire de l'argent sur le dos de nos démocraties, ni sur le dos de la filière de la presse que nous soutenons. Cette volonté de responsabilisation des acteurs des fausses informations n'est pas un acte isolé, vous le savez. C'est l'un des volets du vaste chantier que nous sommes en train de conduire au niveau national et européen pour responsabiliser véritablement les plateformes.

Le Président de la République et le Premier ministre ont marqué clairement leur détermination en la matière. C'est le sens des réflexions engagées pour la création d'un statut intermédiaire entre l'éditeur et l'hébergeur, pour la lutte contre les contenus illicites. C'est le sens du travail mené par Bercy pour obliger les plateformes à se conformer à nos règles fiscales. C'est aussi le travail que je mène pour obliger les plateformes à rémunérer les éditeurs de presse quand elles recyclent leurs contenus, avec la création d'un droit voisin à l'échelle européenne. Enfin, c'est le travail visant à faire participer les plateformes au financement de la création audiovisuelle française et européenne, et à créer un devoir de coopération pour les plateformes de partage de vidéos contre les discours haineux avec la directive « Services des médias audiovisuels » (SMA) – je serai d'ailleurs à Bruxelles demain pour y travailler. La responsabilisation des plateformes dans la lutte contre les fausses informations s'inscrit dans ce mouvement.

Le droit français ne prévoit aucune obligation à l'heure actuelle. Ces deux propositions de loi visent à compléter notre arsenal juridique dans trois directions.

Premièrement, il s'agit de créer un devoir de coopération pour les plateformes vis-à-vis de tous ceux qui s'engagent en France contre les fausses informations, à savoir les pouvoirs publics, la presse et la société civile. En effet, les plateformes échappent à notre modèle de responsabilité et de régulation. La création de ce devoir de coopération répondrait à cette anomalie, en créant une forme de co-régulation. La proposition du texte va donc dans le bon sens.

Je souhaite néanmoins que nous puissions travailler ensemble à préciser davantage le contenu de ce devoir de coopération. J'ai entendu les interrogations exprimées par les professionnels et les réserves formulées par le Conseil d'État. Je crois que nous pouvons y répondre ensemble, en détaillant davantage les engagements attendus de la part des plateformes, en encourageant la conclusion de chartes de bonnes pratiques associant les médias et les journalistes, et en confiant à une autorité indépendante le soin d'en évaluer l'efficacité. Vous l'avez évoqué très clairement, monsieur le rapporteur, et vos travaux vont dans ce sens. Votre proposition de confier de nouvelles compétences au CSA pour être le garant du devoir de coopération des plateformes a le plein soutien du Gouvernement. Le CSA – qui dispose déjà d'une compétence en matière d'honnêteté de l'information, et qui est appelé à développer un rôle de co-régulation à l'occasion de la future transposition de la directive SMA – serait pleinement légitime dans ce rôle.

Deuxièmement, il s'agit de renforcer les obligations de transparence des plateformes vis-à-vis de leurs utilisateurs, ce qui est également une très bonne initiative. Je pense en particulier à la transparence sur les contenus dits « sponsorisés » dans les moments clés que sont les campagnes électorales. Aujourd'hui, il est impossible pour un internaute d'identifier ces contenus.

En période électorale, il faut obliger les plateformes à une transparence absolue. Elles doivent indiquer clairement à leurs utilisateurs si une entreprise, un groupe de pression ou encore un État étranger a dépensé de l'argent pour qu'un contenu se retrouve « en haut de l'affiche », sur le fil Facebook ou Twitter des utilisateurs. Le cas échéant, il faut que les plateformes indiquent clairement qui a payé et combien. C'est une mesure extrêmement forte, qui figure dans le texte que vous examinerez.

Troisièmement, enfin, il s'agit de donner aux autorités compétentes des moyens d'action adaptés à la rapidité de propagation des fausses informations. Pour ce qui est des plateformes, l'autorité compétente est le juge judiciaire, à qui il faut donner les moyens d'intervenir en urgence pendant la période électorale.

Aujourd'hui, quand un contenu est signalé, il peut faire beaucoup de dégâts avant que les procédures judiciaires n'aboutissent – ce qui peut durer des semaines ou des mois. La création d'une procédure spéciale de référé – précisément encadrée pour éviter tout risque d'atteinte à la liberté d'expression – est nécessaire. C'est ce que propose le texte, avec des critères cumulatifs pour permettre au juge d'intervenir : il faut que l'information soit manifestement fausse, que la diffusion soit massive, et qu'elle soit artificielle.

Pour ce qui est des médias audiovisuels, l'autorité compétente est le CSA. J'ai mis l'accent sur les plateformes jusqu'ici, mais on voit aussi des stratégies d'influence et des campagnes de désinformation orchestrées par des chaînes de télévision pilotées par des États étrangers, qui tentent de s'ingérer dans nos affaires intérieures. Ce sujet sera certainement de nouveau abordé lors du déplacement du Président de la République en Russie, où je l'accompagne après-demain.

Le CSA est insuffisamment armé pour y répondre, ce à quoi nous devons remédier, car c'est un enjeu de souveraineté majeur. C'est l'un des objets de la proposition de loi, qui vise à compléter la gamme de pouvoirs du CSA dans des conditions très précisément définies, et nous y sommes favorables.

Le texte proposé est équilibré : il complète l'arsenal juridique de la France de façon décisive, sur ces trois volets, tout en prévoyant les gardes fous nécessaires à la protection de la liberté d'expression. On ne peut défendre la démocratie que par la démocratie. Le droit fait partie des anticorps à mobiliser quand le système est attaqué.

L'autre, c'est l'éducation, et je terminerai là-dessus. Ce qui renforce la légitimité des propositions de loi que nous discutons aujourd'hui, c'est qu'elles viennent compléter d'autres digues que nous sommes en train de bâtir contre les fausses informations. Je considère que l'éducation est la mère des batailles. Je sais que votre rapporteur Bruno Studer partage cette position et travaille sur des amendements pour enrichir le texte dans le domaine ; ils seront particulièrement bienvenus.

Il faut former les citoyens, et notamment les plus jeunes, pour les aider à reconnaître les fausses informations, à les appréhender, à s'en protéger. C'est le rôle de ce qu'on appelle « l'éducation à l'information et aux médias ». Notre objectif commun doit être d'en faire un « passage obligé » de la scolarité, pour tous les élèves, comme l'éducation civique aujourd'hui.

Nous partageons cette bataille avec la société civile, qui là encore est déjà très investie. Médias, associations, acteurs du champ éducatif sont nombreux à agir. L'État soutient déjà des initiatives mais doit faire plus. J'en fais une priorité de mon ministère. J'ai doublé le budget pour l'éducation à l'information et aux médias, qui passe de 3 à 6 millions d'euros cette année. Je lancerai l'an prochain un vaste programme de Service civique pour que des jeunes forment le grand public aux fausses informations, en intervenant dans des bibliothèques, dans des lieux d'éducation populaire. Et j'ai mobilisé les six sociétés de l'audiovisuel public français – ARTE, France Télévisions, France Médias Monde, TV5 Monde, Radio France et l'Institut national de l'audiovisuel – qui créeront une plateforme commune de décryptage des fausses informations. Vous m'interrogiez à ce sujet, monsieur le rapporteur : les sociétés y travaillent et me présenteront un projet la semaine prochaine. C'est une mission dont le service public doit se saisir.

Mesdames et messieurs les députés, nous n'avons pas le droit d'attendre. Nous ne pouvons prendre le risque de nous habituer, de laisser les fissures se creuser. Ne pas céder à la passivité, en se retranchant derrière la complexité de ces questions. Ne pas céder à la naïveté, en comptant sur l'autorégulation des acteurs numériques. Ne pas céder à la démagogie, en renvoyant à la seule capacité de discernement des citoyens.

Il y a une ligne de crête entre la protection intransigeante des libertés publiques et la condamnation des acteurs qui les retournent contre la démocratie elle-même. C'est au Parlement français, et à lui seul, qu'il appartient de définir cette ligne de crête. C'est un immense défi mais il est encore temps. Ces propositions de loi font partie de la solution pour la démocratie. Je veux remercier tous les contributeurs et les rapporteurs pour leur travail et je me tiens prête à répondre à vos questions.

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