Intervention de Danièle Obono

Séance en hémicycle du jeudi 7 juin 2018 à 15h00
Lutte contre la manipulation de l'information — Motion de renvoi en commission (proposition de loi organique)

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDanièle Obono :

Il s'agit pourtant d'informations non négligeables sur le chômage et sur la précarité des salariés, surtout en période électorale !

En deuxième lieu, il faut poser la question de la mise en perspective et en valeur de l'information. Comment une information prend-elle sens dans son contexte ? Si un observateur ou une observatrice scrute la Creuse, remarquera-t-il la situation des salariés de GM& S ? Selon sa subjectivité, il sera plus ou moins sensible à l'événement.

S'il estime normal que la loi du marché et la mise en concurrence internationale aboutissent à l'extinction de l'industrie française, il n'évoquera même pas le conflit social. Lorsqu'un journal télévisé proclame que la Creuse est un département tranquille où il fait bon vivre et passer ses vacances, le propos est donc incomplet et inexact, car le drame humain que subissent les salariés, ainsi que leurs familles et leurs proches, est purement et simplement omis. Cette information est-elle alors répréhensible comme « fausse information » ?

En troisième lieu, le choix des informations peut aussi être défini comme faussé ; chaque personne a une manière propre de signaler et de partager les informations qui lui semblent importantes. Après qu'un observateur, ou une observatrice, a repéré une situation jugée problématique, puis l'a jugée digne d'intérêt, elle ou il doit encore décider que celle-ci vaut la peine d'être connue des autres.

Lorsque les animateurs et animatrices d'une émission de radio annoncent leur ambition de parler de « tous les conflits sociaux » qui ont lieu en France, mais décident de ne pas parler de GM& S, parce qu'elles et ils se concentrent sur les plus grosses entreprises, avec davantage de salariés concernés, propagent-ils par ce fait même l'ignorance de ce conflit ? Les inquisiteurs et inquisitrices zélés vont-ils les poursuivre pour ne pas avoir dit toute la vérité ? L'omission est-elle une fausse information – et, dans ces conditions, qui est à l'abri ?

Enfin, le poids des mots compte : la manière de décrire un événement dépend de la sensibilité, de la subjectivité de la personne impliquée. Un observateur ou une observatrice désireuse d'évoquer la situation de GM& S pour en tirer une information communicable au grand public ne produira pas le même texte que son voisin ou sa voisine : les approches d'un même événement sont multiples.

La diversité de traitement des sujets est une source de liberté, car elle motive l'existence de différents médias, chacun avec son regard propre. Si un observateur s'exclame que GM& S ferme parce que l'entreprise n'est pas rentable, alors que d'autres observateurs et observatrices rejoignent les syndicats qui pointent le désengagement de l'État pour en faire une cause de fermeture, qui a raison ? Le débat ne peut pas être tranché par des juges, ni par le pouvoir politique. C'est la confrontation d'idées, la pluralité de points de vue médiatiques qui permet au contraire à chacun et à chacune de se faire son idée – y compris parce que la position de classe et les intérêts de chacun et de chacune influencent leur rapport au réel.

Il y a des faits ; il y a aussi des manières de produire un discours du sembler-vrai que votre loi, loin de l'attaquer, renforce. Les différents exemples que j'ai cités montrent que les discours dits « vrais » varient selon les époques, que les perspectives sont différentes selon la personne qui transmet l'information, selon le lieu, l'endroit et la façon dont elle la transmet.

Ces bougés, ces avancées sont le produit d'une lutte pour l'hégémonie de différents groupes. Ils sont aussi – et seront, car ce débat reste d'actualité – le produit de la lutte contre l'hégémonie culturelle qui opprime une partie de l'humanité au profit d'une minorité, des grandes luttes contre la colonisation, contre le racisme, pour les droits des femmes.

Pour mener le combat, il est nécessaire que la liberté d'expression et la liberté de la presse soient largement garanties. Liberté de la presse et liberté d'opinion sont des libertés fondamentales, consacrées par les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. L'absence de ces libertés ou leur encadrement excessif pour des raisons « d'ordre public » tue forcément dans l'oeuf toute pensée différente, toute nouveauté.

Le Conseil constitutionnel, gardien théorique du respect de notre norme suprême, a d'ailleurs toujours prudemment veillé à préserver la liberté d'expression, tant le pluralisme est vital pour la démocratie. Limiter ces libertés doit donc être envisagé seulement avec la plus grande prudence ; il faut prendre tout le temps nécessaire pour s'atteler à cette tâche.

Après la philosophie et la phénoménologie, faisons un peu d'histoire, et rappelons comment nos sociétés ont produit ces droits fondamentaux.

La liberté d'expression est une conquête révolutionnaire. Dans la France monarchique d'Ancien Régime, la censure était la règle ; l'ordonnance royale du 10 septembre 1563 prévoit la pendaison pour les individus qui publient des documents sans l'agrément royal. La Révolution française renverse tout cela ; dès la convocation des états généraux, Louis XVI est débordé par la publication de dizaines de journaux et de feuilles non autorisés qui prolifèrent dans tout le pays. Une fois le despote en difficulté, plusieurs révolutionnaires s'affrontent sur la question de la liberté de la presse ; un compromis est trouvé dès août 1789, lors de la rédaction de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. On y lit : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. »

Cette proclamation posa par la suite de graves problèmes aux gouvernements autoritaires qui prirent le pouvoir : de Napoléon Bonaparte à Napoléon III, tous tentèrent d'étrangler le principe de la liberté de la presse. Tous aspiraient à dicter directement l'information à des journalistes aux ordres. Mais la Révolution de 1830 naît d'une censure trop féroce ; celle de 1848 débute dans des gazettes ; la Commune de Paris s'appuie sur une masse de journaux populaires.

Avec la révolution industrielle et l'apparition du capitalisme industriel et financier, les journaux se heurtent à un nouvel obstacle, qui vient redoubler la censure : le pouvoir de l'argent. Les achats d'encarts publicitaires, l'entretien de journaux favorables au pouvoir en place par les grands intérêts économiques et le poids du crédit forment de nouvelles entraves aux citoyens désireux d'informer leurs concitoyens et concitoyennes ou de diffuser des opinions.

Le socialiste Louis Blanc pointe, dès 1844, ce nouveau danger pour l'opinion publique ; il attaque le journalisme « porte-voix de la spéculation », celui des titres de presse qui ne vivent que portés à bout de bras par de grands groupes économiques. Dans le dernier numéro du Peuple constituant, le 11 juillet 1848, Félicité de Lamennais s'étrangle : « il faut de l'or, beaucoup d'or, pour jouir du droit de parler ; nous ne sommes pas assez riches. Silence au pauvre ! »

Ce n'est qu'après la chute du Second Empire, l'avènement de la Troisième République et la victoire sur les monarchistes que la liberté formelle de la presse est réaffirmée dans notre pays. La presse est dotée d'un statut protecteur des libertés, qui survivra durant tout le XXe siècle, malgré l'éclipse vichyste : c'est la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui garantit la liberté de celles et ceux qui en ont les moyens. À l'heure d'internet, elle protège aussi la liberté d'expression d'une part de plus en plus importante de la population, capable d'intervenir sur la scène publique.

En France, depuis cette loi, la liberté de la presse s'exerce donc dans un cadre juridique protecteur, mais aussi responsabilisant. Cela fait déjà plus de 130 ans que la diffusion de « nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers » est sanctionnée par la loi, les amendes pouvant atteindre 45 000 euros.

Le dispositif de 1881 a été complété, en 2004, par la possibilité d'annuler des contenus illicites en ligne. Le droit français lutte donc déjà contre les « fausses nouvelles » à l'anglo-saxonne, et ce depuis bien longtemps. N'oublions pas non plus que les articles 32 et 33 de la même loi prévoient des amendes en cas de diffamation et d'injure.

Est-ce à dire qu'il n'y aurait rien à faire, aucun moyen de garantir mieux encore non seulement la liberté d'expression mais aussi le droit à l'information ? Bien sûr que non.

De notre point de vue, votre proposition de loi apporte des réponses inefficaces, inutiles voire potentiellement liberticides. Elle laisse en revanche de côté les pires menaces qui pèsent aujourd'hui sur la liberté d'information : la concentration des médias, le monopole de l'information, le poids des milliardaires… Autant d'urgences sciemment ignorées par ce projet, qui préfère semble-t-il faire la chasse aux comptes individuels sur Twitter ou Facebook – ce qu'il faut faire – plutôt que de réguler la grande presse.

Le groupe La France insoumise a déposé des amendements en commission. Nos propositions visaient à lutter contre les influences économiques et politiques qui nuisent au droit à l'information, droit partagé des journalistes et du public auquel le travail des premiers s'adresse : lutte contre la concentration horizontale, passant par l'interdiction de détenir simultanément l'ensemble d'un même canal d'information ; lutte contre la concentration verticale, par l'interdiction des situations de monopole national ou régional ; renforcement de la transparence sur l'actionnariat des publications.

Nous avons d'autres propositions, dont – si par malheur vous ne votez pas en faveur de cette motion de renvoi en commission – nous aurons l'occasion de débattre longuement, dans ce débat et les nombreux autres où ce sujet sera à nouveau abordé.

Mais l'objectif de votre loi, que l'on peut lire dans l'exposé des motifs, n'est pas de protéger la démocratie dans son ensemble, c'est-à-dire de permettre vraiment un débat libre, qui tente d'être éclairé, mais qui admet l'erreur. L'objectif de la proposition de loi est uniquement de protéger l'élection : dans votre logique, les fausses informations ne seraient néfastes que pendant la période électorale, sur internet ou ailleurs. Les citoyens si malléables juste avant le vote, au point qu'un juge doive faire le départ entre le vrai et le faux, seraient le reste du temps des expertes et des experts en vérification ? Cette logique est absurde : soit il y a un problème général pour la démocratie, et alors il faut une loi générale ; soit le problème n'est pas d'une ampleur telle que les dispositifs existants ne suffisent pas à le traiter.

La démocratie est une bataille d'idées, un rapport de forces, un pari sur la conscience et la raison individuelles et collectives. En tant que parlementaires, nous menons cette bataille démocratique pacifiquement ; nous construisons des rapports de force et nous parions sur l'intelligence collective, celle des parlementaires mais aussi celle de nos concitoyens et de nos concitoyennes qui nous regardent, qui nous entendent, qui souvent aussi nous interpellent.

Nous estimons que telle ou telle loi aura tels ou tels effets en nous fondant sur notre expérience parfois, sur la probabilité souvent, sur les acquis de la science et de la sociologie, sur l'histoire, et aussi sur des préjugés idéologiques – surtout sur des préjugés idéologiques, terme que j'emploie sans considérer que l'idéologie constitue un problème.

Après avoir fait référence à notre propre histoire, je voudrais terminer ici en empruntant quelques éléments de réflexion à une autre tradition : celle des États-Unis d'Amérique. Après tout, ce pays n'a pas produit que des Donald Trump, et les débats constitutionnels y sont souvent passionnants, notamment ceux qui portent sur le premier amendement à la Constitution, relatif à la liberté d'expression, à la liberté de la presse, et au « droit des citoyens de se réunir pacifiquement ou d'adresser au gouvernement des pétitions pour obtenir réparation des torts subis ».

En 1918, le gouvernement américain adopte un amendement à la loi sur l'espionnage afin de punir de dix à vingt ans d'emprisonnement toute déclaration ou action appelant à l'arrêt de la production du matériel militaire nécessaire à la guerre engagée contre l'Allemagne. Le contexte n'est donc à l'évidence pas des plus sereins ; l'ordre public est en cause.

Des militants syndicalistes anarchistes décident malgré tout de distribuer des tracts appelant à l'arrêt de l'envoi des troupes. Ils sont condamnés, et la Cour suprême confirme plus tard cette condamnation ; mais un juge, minoritaire, Oliver Wendell Holmes, écrit une position dissidente. Celle-ci a exercé par la suite une grande influence sur la doctrine de la liberté d'expression aux États-Unis.

Oliver Wendell Holmes écrit ainsi que « la meilleure épreuve de vérité est le pouvoir d'une pensée de se faire accepter dans la compétition du marché » – competition of the market.

« C'est une expérimentation, de même que la vie tout entière est une expérimentation : toute l'année, si ce n'est tous les jours, nous devons parier notre salut sur quelque prophétie fondée sur un savoir imparfait. »

« Alors que cette expérimentation fait partie de notre système, je pense que nous devrions être constamment vigilants vis-à-vis des tentatives de limiter l'expression des opinions que nous abhorrons et que nous croyons fausses et teintées de mort, à moins qu'elles ne constituent une menace si imminente et si directe pour les buts légaux et urgents de la loi qu'une suspension immédiate ne soit nécessaire pour sauver le pays. »

Sur ces paroles dont vous conviendrez certainement qu'elles sont pleines de sagesse, je vous appelle à voter en faveur de cette motion de renvoi en commission. Nous aurons ainsi le temps et les moyens, en convoquant toutes celles et tous ceux qu'il faudra convoquer, de travailler à une proposition de loi qui permettra de garantir à la fois la liberté d'expression et le droit fondamental des citoyens et des citoyennes à une information libre et éclairée.

Nous ne sommes pas opposés à certains amendements qui ont été déposés, notamment sur les questions d'éducation : seul un peuple éclairé, éduqué, peut faire des choix en conscience et en toute connaissance de cause.

Nous défendons en particulier une meilleure prise en considération de la question des réseaux sociaux dans l'éducation ; pour cela, il faut renforcer les formations, et plus généralement les moyens. Nous ne sous-estimons nullement le danger des manipulations ou des informations destinées à instrumentaliser leurs destinataires. Mais c'est justement parce que nous prenons toute la mesure de ce phénomène que nous vous appelons à renvoyer cette proposition de loi organique en commission, et que nous vous proposons de nous atteler ensemble à la tâche d'élaborer une loi qui soit véritablement à la hauteur des enjeux.

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