Intervention de Général Jean-Pierre Bosser

Réunion du mercredi 19 juillet 2017 à 9h15
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Jean-Pierre Bosser, chef d'état-major de l'armée de terre :

Je savais bien que j'aurais un écho dans la salle… Vous avez apporté, Monsieur le président Chassaigne, la meilleure démonstration du fort attachement qui existe entre l'armée de terre, ses régiments et son territoire.

Mesdames et Messieurs, vous êtes les bienvenus dans ces régiments qui sont vos régiments, qu'ils se trouvent ou non dans votre circonscription. Si vous avez par exemple des interrogations sur le maintien en condition opérationnelle aéroterrestre et que vous voulez visiter un régiment d'hélicoptères, vous serez toujours bien accueillis.

Ces régiments ont été considérablement densifiés et rajeunis du fait de l'augmentation des effectifs. Prenez le 3e régiment de hussards, le régiment de cavalerie blindée de la brigade franco-allemande (BFA), qui était autrefois stationné en Allemagne, et qui a déménagé à Metz en 2011. J'y étais il y a trois mois. Il ne reste que 40 engagés volontaires qui étaient présents en Allemagne en 2011. Cela veut dire qu'aujourd'hui, le souvenir concret du stationnement en Allemagne a presque totalement disparu chez les personnels qui servent au régiment, même si cela reste un élément important de sa mémoire collective. De fait, la quasi-totalité des personnels a changé.

Je terminerai par les chefs que l'on oublie souvent. Dans l'armée de terre, les chefs sont présents à tous les échelons : le caporal-chef d'équipe, le caporal-chef ou le sergent-chef de groupe, l'officier ou le sous-officier chef de section, le capitaine commandant d'unité, le colonel chef de corps… jusqu'au général commandant une brigade, une division ou au-delà.

Nous sommes très soucieux de la relation de commandement. D'ailleurs, j'ai offert à votre président la réédition de l'ouvrage L'Exercice de l'autorité dans l'armée de terre, parue sous le titre Commandement et fraternité. C'est une réédition aménagée d'un document sur l'exercice du commandement qui avait été écrit au lendemain de la profonde révolution entraînée par la fin du service militaire. Ce document qui forme la base de la formation à l'exercice de l'autorité pour nos jeunes cadres suscite également beaucoup d'intérêt dans les écoles spécialisées en stratégie, management, etc.

Nous avons des chefs motivés, des chefs de qualité, qui font l'admiration, notamment des Américains, qui n'ont pas les mêmes types de recrutement ou de formation. Il faut également souligner que plus de 50 % des sous-officiers sont d'anciens EVAT, et qu'environ 50 % des officiers proviennent du corps des sous-officiers. L'armée de terre est donc un creuset, un escalier social absolument extraordinaire, qui n'existe dans aucune autre administration, et nulle part ailleurs, à mon avis, en termes de quantité.

Je vous invite aussi à rendre visite à nos écoles de formation initiale – Saint-Maixent pour les sous-officiers, et les écoles de Saint-Cyr Coëtquidan pour les officiers. Ce modèle de formation, auquel nous sommes très attachés, qui est assez long et qui a été discuté par le passé, nous permet aujourd'hui de disposer d'une armée qui tient vraiment la route.

J'en viens maintenant à ma deuxième partie. L'armée de terre est une armée nouvelle qui, depuis 2014, a connu plusieurs ruptures majeures.

La première rupture réside dans les menaces et la façon dont nous y faisons face.

Le retour des menaces sur le territoire national a entraîné un retour des armées sur le territoire national.

Nous avons vécu pendant vingt ans avec une armée plutôt tournée vers la projection, plutôt en posture offensive, et l'on se retrouve aujourd'hui avec quasiment la moitié des forces déployées – sur les 20 000, environ 10 000 sont consacrées au territoire national – dans une posture que l'on peut qualifier arithmétiquement de défensive, face à un ennemi utilisant des tactiques asymétriques.

Aujourd'hui, trois hommes avec des armes blanches terrorisent le centre d'une capitale. Autrefois, quand les armées intervenaient dans certains pays, avec deux compagnies, un état-major tactique, on arrivait à maîtriser la situation. Donc d'une certaine manière le rapport de forces s'est inversé. Nous devons rééquilibrer notre posture stratégique, en gérant une posture défensive tout en conservant une capacité d'urgence, d'intervention et donc, une posture plutôt offensive.

Nous connaissons par ailleurs une reprise d'activité opérationnelle en Europe de l'Est. Dans le cadre des mesures de réassurance de l'OTAN, nous intervenons actuellement sous commandement britannique en Estonie, où nous avons déployé un détachement. Nous redécouvrons ainsi le théâtre Centre Europe : l'hiver avec 50 centimètres de neige, des journées relativement courtes, beaucoup d'entraînement au combat de nuit, des menaces indirectes, le cyber, les réseaux sociaux, la désinformation, l'influence…

Enfin, sur le flanc Sud, nous oscillons entre la moyenne à la haute intensité, avec des menaces qui restent encore assez symétriques et qui nécessitent des savoir-faire « classiques ».

La deuxième rupture est dans l'organisation de l'armée de terre.

Quand j'ai pris le commandement de l'armée de terre, j'ai voulu changer son modèle, qui n'avait pas vraiment évolué depuis 1972, à la suite du Livre blanc. L'objectif était de mieux l'adapter au continuum paix-crise-guerre, et de résoudre le problème qui était que l'armée de terre manquait de cohérence : elle avait perdu beaucoup de régiments ; il n'y avait plus de divisions, et la lisibilité de ses fonctions opérationnelles était assez faible.

J'ai souhaité construire un nouveau modèle pour l'armée de terre, autour d'un certain nombre de piliers correspondant à de grandes fonctions stratégiques – par exemple un pilier dédié aux hélicoptères ; un pilier dédié aux forces spéciales ; un pilier dédié au territoire national ; un pilier dédié au système d'information et de commandement ; un pilier dédié au renseignement ou encore un pilier dédié à la logistique. Une construction plus verticale donc, avec, bien sûr, un besoin d'horizontalité important, qui est l'enjeu majeur de ce modèle.

Je pense qu'aujourd'hui, ce modèle est en partie « digéré » : 2015 a été l'année de la conception, et 2016 celle de la construction. Il s'agit maintenant « d'écouter le modèle tourner » et de faire les réglages. C'est quasiment terminé. Quelques sujets demeurent, qui sont la troisième dimension, la cynotechnie, l'aguerrissement et la rénovation de l'École de guerre.

La troisième rupture est celle de la remontée en puissance des effectifs.

Depuis les années soixante, les armées vivaient une décroissance permanente de leurs effectifs. Les 11 000 hommes supplémentaires octroyés par le président de la République en 2015, recrutés en deux ans, ont créé un choc qui a redonné à l'armée de terre une forme de dynamique, et qui, en même temps, nous a fait prendre conscience de certains seuils critiques en matière de recrutement, d'infrastructures, de formation, de préparation opérationnelle et d'équipements.

Comme je l'avais dit précédemment à la commission, les déflations que nous avons connues et les choix que nous avons faits dans le passé ont rendu certaines situations irréversibles, et cette remontée en puissance difficile.

Pour augmenter les effectifs de l'armée de terre de 11 000 hommes, j'ai recruté en trois ans plus de 45 000 soldats. Honnêtement, je n'aurais pas été capable d'augmenter les effectifs davantage, 15 000 au lieu de 11 000 par exemple, car je n'aurais pas pu les héberger. En effet, un certain nombre d'infrastructures ont été vendues, et nous ne disposons plus de casernes. Donc, aujourd'hui, s'il fallait recréer un régiment, beaucoup de villes en France seraient probablement volontaires pour l'héberger, mais il faudrait alors reconstruire des casernes.

Finalement, dans les années de déflation, nous n'avions pas prévu que nous pourrions un jour remonter en puissance. De ce fait, notre capacité de le faire dans des délais assez contraints est faible.

La dernière rupture concerne l'emploi et l'engagement massif sur le territoire national.

Nos jeunes s'engagent pour l'action et pour voir du pays. Quand on leur dit que leur première mission sera « Sentinelle » à la gare du Nord, cela ne les fait pas rêver. Je ne vais pas raconter des histoires : ils se sont engagés d'abord pour partir au Mali ou sur d'autres théâtres d'opérations extérieures.

Cela dit, l'engagement sur le territoire national n'est pas non plus une nouveauté. Dans le milieu terrestre, l'armée de terre a depuis longtemps mission de renforcer les moyens de l'État en cas de crise, comme c'est le cas avec la contribution des armées au plan Vigipirate depuis 1995, la mission Harpie de lutte contre l'orpaillage illégal en Guyane depuis 2008, ou encore la mission Héphaïstos, mission ancienne déployée d'ailleurs en ce moment pour lutter contre les feux de forêt. La grande différence de Sentinelle, c'est que cette opération déploie d'énormes masses – jusqu'à 10 000 hommes – sur le territoire national. Aujourd'hui, il y en a 7 000 – et 3 000 en réserve.

La question s'est posée de savoir quels seraient désormais le rôle et la place des forces armées sur le territoire national. Cela a fait l'objet de nombreux débats, qui portent sur le bien-fondé, ou non, de déployer des forces armées. Est-ce vraiment leur rôle, par rapport aux forces de sécurité intérieure ? Si oui, pour quoi faire ? Et surtout, comment le faire ? Depuis 2015, nous sommes passés d'un dispositif statique où nos soldats étaient vraiment employés comme des sentinelles, vers des dispositifs beaucoup plus dynamiques. Pour ma part, j'espère que dans le cadre de la rénovation ou de la suite de l'état d'urgence, nous serons encore amenés à faire évoluer le rôle et la place des forces armées. Mais nous pourrons en reparler.

Face à ces évolutions, je suis vigilant s'agissant de la disponibilité et de la réactivité de nos forces. Je suis également attentif au retour à la préparation opérationnelle. Globalement, les 11 000 hommes supplémentaires permettront de refaire une opération extérieure de grande envergure, s'il le fallait, à l'été 2018, pas avant.

Enfin, je ne l'ai pas encore évoqué, mais je suis bien sûr très vigilant s'agissant du moral de nos soldats. Sur l'année 2016, il était qualifié de « plutôt bon ».

J'en viens maintenant à ma troisième et dernière partie : quelles ambitions et quels défis pour l'avenir ?

Quand je vais dans les régiments, j'organise des tables rondes avec les différentes catégories de personnel. Or la question qui m'est le plus souvent posée, notamment chez les militaires du rang, est la suivante : Mon général, pensez-vous que nous allons conserver les 11 000 hommes supplémentaires, ou les effectifs vont-ils de nouveau décroître ?

Le débat peut paraître dépassé. Mais la réalité est qu'il y a encore une recherche de confiance. Cette confiance n'est pas entièrement rétablie chez nos soldats, au minimum en matière de stabilisation, et au mieux en matière de remontée en puissance supplémentaire. Il subsiste encore un doute sur ce qu'il adviendra demain de l'armée de terre.

Les signaux qui ont été donnés le 13 juillet au soir par le président de la République, en particulier à propos du projet de loi de finances pour 2018, sont plutôt positifs. Ils vont en effet dans le sens d'une remontée en puissance. Je pense que cela répondra en partie aux attentes de nos soldats.

Il restera la revue stratégique et la loi de programmation militaire, pour tracer la route d'ici à 2025. Mais je pense – et je vous le dirai la prochaine fois que nous nous rencontrerons – que globalement ce message a été perçu comme permettant un retour de la confiance.

L'autre défi est celui de la méthode employée pour assurer cette remontée en puissance.

Vous le savez, l'armée de terre dispose d'un certain nombre de matériels très modernes, des hélicoptères de nouvelle génération, des matériels de transmissions satellitaires exceptionnels, qui permettent de commander en direct sur un théâtre d'opérations très vaste. Mais nous avons aussi des matériels âgés de plus de quarante ans. Aujourd'hui, je suppose que vous n'avez pas vous-même de véhicules d'un tel âge, sauf si vous êtes collectionneur de vieilles voitures. Il faut que nous conduisions encore nos opérations avec ces matériels, et nous en avons énormément – je pense en particulier à nos véhicules de l'avant blindés (VAB).

La question qui se pose est donc désormais de savoir à quel rythme il sera possible de renouveler ces véhicules. Autrement dit, va-t-on continuer à dépenser des sommes conséquentes pour reconstruire et réparer de vieux équipements, ou va-t-on investir cet argent dans l'acquisition d'équipements de nouvelle génération ? Je pense notamment au programme Scorpion. Mais quelle sera la capacité des industriels à accélérer la cadence de livraison ? S'ils savent le faire, à périmètre financier identique, on pourra s'interroger : faut-il reconstruire et régénérer un VAB, alors que pour un coût équivalent ou à peine supérieur, nous pourrons acquérir des VBMR légers ou des Griffon neufs et bien plus performants ?

C'est une question d'agilité – un point d'attention de la ministre –, c'est-à-dire de capacité du ministère à donner de la dynamique à l'ensemble du processus d'acquisition des équipements. C'est un véritable défi pour le ministère d'améliorer notre réactivité, d'éviter le chevauchement sur une très longue durée du maintien en service d'équipements d'ancienne génération et de la mise en service progressive d'équipements de nouvelle génération.

Ce raisonnement vaut pour beaucoup d'équipements, notamment pour le remplacement du FAMAS. J'avais dit ici qu'avec le prix de quelques chargeurs de FAMAS, le chargeur étant une pièce fragile de l'arme, on peut s'acheter un nouveau fusil HK-416. Dans ces conditions, va-t-on continuer à sous-traiter avec un sous-traitant du sous-traitant la construction et le maintien en condition opérationnelle de percuteurs de FAMAS, ou va-t-on acheter un fusil neuf ? Et il en est de même pour le coût des chargeurs du FAMAS. Il faut que l'on se pose ces questions, surtout lorsque cela permet d'acquérir des matériels plus modernes et puissants, mieux adaptés au niveau d'exigence des combats actuels et qui protègent mieux nos soldats.

Cette nouvelle approche économique, que j'appelle de mes voeux, n'est pas valable pour tous les équipements. Pour les camions, aujourd'hui, son intérêt n'est pas avéré. En revanche, pour le FAMAS et pour le VAB, elle l'est.

Nous avons également un pistolet qui date des années 1950 ! Très franchement, aujourd'hui, ni les forces de sécurité intérieures, ni les soldats étrangers que j'ai rencontrés cette année ne sont dotés d'une arme de poing des années cinquante ! Nous devons donc étudier ces questions avec beaucoup d'intérêt.

Enfin, concernant le défi de l'emploi des forces, je pense que l'on peut encore améliorer la combinaison de nos forces et de nos moyens.

Dans la bande sahélo-saharienne, il faut que nous travaillions davantage encore avec les autres armées africaines, car notre stratégie est fondée sur une coopération renforcée avec les armées de la région. Il nous faut également mettre plus en avant nos capacités technologiques les plus avancées, celles qui nous confèrent une réelle supériorité opérationnelle. C'est en cours. Je suis plutôt optimiste sur ces choix d'engagement opérationnel.

Sur le territoire national, je tiens à vous dire que la coopération entre les différents acteurs existe. Vous avez sans doute entendu parler il y a un an de « frottements » avec le ministère de l'Intérieur sur des sujets comme le renseignement ou autre. D'abord, cela n'a jamais été le cas sur le terrain. Ensuite, cette situation, aujourd'hui, est entièrement dépassée. Mais il faut reconnaître que le retour de l'armée de terre sur le territoire national pouvait s'apparenter à une « intrusion ».

Il faut dire que depuis la fin des années 1990, avec une menace potentielle sur le territoire national moins présente, nous avions fait passer au second plan la doctrine et le dialogue décentralisé avec les autorités civiles présentes sur le territoire national. Il y avait des capitaines ou des colonels qui connaissaient mieux la vie africaine, le chef de village, l'attaché de défense et l'ambassadeur que la vie de leur propre pays, avec le maire, le commissaire de police, le préfet et le procureur de la République.

Ce temps est maintenant révolu, et nous sommes entrés dans une construction intelligente. Je pense qu'aujourd'hui, nous contribuons encore à rassurer la population, à la protéger en cas de besoin, et à intervenir s'il le faut en tant que primo-arrivants. L'étape d'après sera peut-être, demain, l'anticipation et l'approfondissement des scénarii de crise.

Même si je ne suis pas tout à fait objectif, je conclurai en disant que nous avons une belle armée de terre. J'ajouterai que depuis que je suis chef d'état-major, donc en deux ans et demi, j'ai visité 173 blessés physiques en opération, et que chaque visite à l'hôpital Percy est difficile. J'ai également reçu quatorze familles de soldats décédés en opération, dont une tout dernièrement. Ce sont des moments qui pèsent. Tout cela pour vous dire que nous ne faisons pas un métier exactement comme les autres, et que la sanction peut être parfois sévère. (Applaudissements.)

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.