Intervention de Gérard Lucas

Réunion du jeudi 15 mars 2018 à 14h30
Commission d'enquête sur les maladies et pathologies professionnelles dans l'industrie risques chimiques, psychosociaux ou physiques et les moyens à déployer pour leur élimination

Gérard Lucas, médecin du travail senior et président de la Fédération des spécialités médicales – Conseil national professionnel de médecine du travail :

Médecin du travail à la retraite, je représente aujourd'hui le Conseil national professionnel de médecine du travail (CNPMT). Créé en 2010, cet organisme n'est actif que depuis quelque temps, lorsque ses missions ont été renforcées dans le cadre du développement professionnel continu. Un projet de décret lui accorderait même bientôt une fonction de représentativité plus importante.

Le CNPMT regroupe normalement l'ensemble des composantes de la médecine du travail, tels que le collège des enseignants ou la société française de médecine du travail, ou encore les sociétés régionales de médecine du travail, les syndicats, toutes les branches et les associations de branche… Permettez-moi, vu la brièveté des délais impartis, de vous restituer aujourd'hui le simple fruit de nos travaux antérieurs.

Je vous présenterai d'abord le contexte général, avant de vous proposer quelques suggestions.

En commençant par le contexte général, je m'attarderai sur six points.

Premièrement, la prévention des maladies professionnelles est une préoccupation majeure de la spécialité médecine du travail. C'est bien sûr par l'amélioration des conditions de travail que les maladies professionnelles diminueront. Pour autant, le rôle de la médecine du travail n'est pas de se substituer aux manageurs ni aux partenaires sociaux, mais d'apporter de l'eau au moulin pour qu'il tourne dans le bon sens et que les choses changent dans la bonne direction.

La médecine du travail a pour mission d'identifier les conditions de la santé au travail et de porter des références médicales notamment en matière de pathologies dues au travail et plus généralement de liens entre santé et travail. Les médecins doivent aussi accompagner les travailleurs en tant que sujets et, bien sûr, leurs collectifs, les entreprises et les institutions, à partir de ces connaissances du lien entre santé et travail.

Dans cette mission, la connaissance des maladies professionnelles est indispensable pour savoir ce qui doit être prévenu. Évitons en effet d'élaborer des programmes de prévention qui seraient en décalage complet avec ce qui porte atteinte à la santé. Les médecins du travail émettront des idées, sur lesquels les acteurs des conditions de travail, entreprises, partenaires sociaux et acteurs régaliens, pourront s'appuyer. Encore faut-il que nous puissions leur fournir des données claires.

La reconnaissance des maladies professionnelles est elle aussi essentielle pour l'acculturation des acteurs et de l'ensemble des travailleurs, et pour que leur prise en compte soit un facteur de modification ou de maintien des conditions de travail. Il serait en effet regrettable de refuser de reconnaître les maladies professionnelles au motif qu'il ne s'agirait pas de prévention primaire.

Il y a une sous-reconnaissance massive des maladies professionnelles. Je rappelle que les méta-analyses des statisticiens épidémiologistes estiment que le travail, à savoir les conditions de travail et l'itinéraire professionnel, est le premier facteur discriminant en matière d'espérance de vie, et surtout d'espérance de vie en bonne santé, bien avant l'alcool, le tabac ou les prédispositions génétiques, sur le plan du coût global et populationnel pour la société. Quelques facteurs parmi d'autres sont les usures locomotrices, pulmonaires et cardiovasculaires, les cancers et les maladies dégénératives.

J'en viens à trois exemples de sous-reconnaissance importante. Dans la catégorie des TMS, les tableaux 57, 69, 97 et 98 du régime général ne révèlent que 10 % des atteintes des maladies de l'appareil locomoteur liées au travail, selon le laboratoire d'épidémiologie en santé au travail et ergonomie (ESTER), à l'expertise internationalement reconnue sur ce sujet.

S'agissant des cancers, l'administration Reagan s'était rendue coupable d'une véritable escroquerie en invalidant des études de chercheurs américains tendant à prouver que près de 20 % des cancers étaient d'origine professionnelle, pour prétendre que ce taux oscillait seulement entre 2 % et 4 %. La médecine du travail est un domaine sujet à des manipulations de ce type, comme vous le voyez !

Les atteintes psychiques et mentales, dépourvues de tableau, sont très peu reconnues en maladies professionnelles, même si on ruse parfois en invoquant un accident du travail, ce qui n'est pas souhaitable. Les CRRMP sont contraints par des critères très restrictifs, notamment des conditions d'entrée excessives, tel le taux de 25 % d'invalidité permanente présumée, ainsi que par des moyens largement insuffisants pour respecter des délais décents et assurer un traitement équitable entre les régions.

Cette sous-reconnaissance est déjà reconnue partiellement dans le régime général, au travers des compensations financières périodiquement attribuées au régime maladie par la branche ATMP conformément aux propositions d'une-commission ad hoc. Cela représente un milliard d'euros par an, mais beaucoup de chercheurs disent que ce montant reste très partiel. De quelques centaines de millions de francs au départ, il a crû graduellement jusqu'à ce niveau, qui reste insuffisant cependant.

Il faut relever les insuffisances et les ambivalences de l'apport médical. La situation historique de la médecine du travail lui est en effet est défavorable, malgré un nombre non négligeable en France de médecins du travail. Car l'avis d'aptitude, pendant plus d'un demi-siècle, a été surtout un alibi médical d'accompagnement de la sélection pour l'entreprise. Ce pouvoir médico-légal n'a pas favorisé les mesures de prévention primaire pour l'amélioration des conditions de travail, a reporté à un niveau secondaire l'investigation des liens entre santé et travail et a minimisé l'identification des pathologies professionnelles par la majorité des médecins du travail eux-mêmes.

Depuis les années 2000, la pénurie de médecins du travail implique des changements de pratique et la recherche d'adaptations permanentes qui mettent au second rang les investigations sur le lien entre santé et travail. Beaucoup de médecins du travail sont « le nez dans le guidon »…

L'arrivée, enfin effective, des infirmières en santé au travail, donne l'espoir d'un renforcement quantitatif et qualitatif de l'approche « santé et travail » par les professionnels du code de la santé publique. Toutefois, elles ne sont que 1 500 dans les services inter-entreprises, au moment où plus de 1 500 médecins se sont retirés.

En outre, leur formation en santé au travail est très souvent insuffisante, et la façon de déployer leurs missions et de leurs tâches dans les services de santé au travail est imparfaitement cadrée ou favorisée par la gouvernance actuelle. La création d'une vraie spécialité d'infirmiers cliniciens en santé au travail, avec un master 2 par exemple, est donc souhaitable – et attendue par la médecine du travail.

En dernier lieu, l'attractivité reste limitée pour les internes et les collaborateurs médecins, tandis que les capacités de formation sont assez souvent saturées dans les unités de santé du travail des universités.

J'en arrive à l'infléchissement des missions des services de santé au travail. Partant de l'alibi que constituait l'avis d'aptitude du demi-siècle passé, la mission privilégie aujourd'hui les actions de « prestations » pour l'entreprise qui, sous couvert de fiches d'entreprise, se substituent à la responsabilité de l'entreprise ou l'avalisent. C'est le plus souvent au détriment de la connaissance et de l'accompagnement de la santé au travail réelle des sujets travailleurs.

Malgré les tentatives ayant tendu à rendre paritaires les services de santé au travail, la gouvernance reste celle des employeurs, comme elle l'est toujours dans les services autonomes ou dans les services de fonction publique ou dans ceux de la Mutualité sociale agricole (MSA)… C'est un conflit d'intérêt majeur qui ne permet pas de déployer la mission de connaissance, d'investigation et de restitution des données sur la santé au travail.

Les commissions médico-techniques des services de santé au travail sont tellement démédicalisées qu'elles tendent à promouvoir les activités des professionnels des prestations des « conditions de travail », devenus majoritaires, au détriment des professionnels du code de la santé publique qui seuls peuvent privilégier la prise en compte de la santé au travail. Les services de santé des entreprises évoluent pour devenir un service fournissant aux entreprises une prestation… Il y a une vraie confusion des genres.

Cinquièmement, il faut déplorer une difficile et faible prise en compte de la santé au travail par le système de soins et de santé. Les acteurs médicaux du système de soins sont évidemment concernés par la santé au travail, ne serait-ce que pour les arrêts de travail ou la dispensation de soins consécutifs à un accident du travail ou relevant d'une maladie professionnelle.

Mais la santé au travail est très peu abordée dans les deux premiers cycles des études médicales : de zéro à quinze heures selon la mission conduite en 2017 par l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) sur l'attractivité de la médecine du travail.

Sur le plan de la relation complémentaire entre les médecins de soins, généralistes ou spécialistes, et les médecins du travail, un problème de fond se pose. En bonne logique, ces derniers devraient être les consultants des premiers sur la question de la santé au travail. Mais les médecins du travail apparaissent difficilement accessibles, affectés à des services de santé au travail dont il existe 900 types différents… Sans que cela relève d'une mauvaise volonté, les médecins généralistes renoncent souvent à joindre un médecin du travail. C'est une question de gouvernance du système.

La médecine du travail est soumise à la tutelle du ministère du travail, et non à celle du ministère de la santé, comme c'est généralement le cas pour la médecine, si on met à part des cas comme celui de la médecine militaire. Le ministère de la santé se retrouve ainsi dépourvu de connaissances en matière de santé au travail. Aujourd'hui, les services de santé au travail voient leur cadre réglementaire inféodé aux conditions des négociations entre partenaires sociaux ou aux politiques de l'emploi. Pourtant, la santé au travail ne se négocie pas ! En tout état de cause, les services de santé au travail sont relativement bâillonnés.

Il est essentiel que le ministère de la santé réaffirme sa tutelle sur le « dire de la santé au travail » par les médecins du travail. Je me félicite que la dernière stratégie nationale de santé y ait consacré une page, sur les cinquante qu'elle compte au total. Mais la ministre de la santé n'a pas encore rencontré la ministre du travail sur ce sujet.

Sixièmement, il faut préserver dans les entreprises la prise en compte de la santé au travail. Beaucoup de CHSCT sont devenus progressivement des partenaires très pertinents pour la prise en compte de la santé au travail. Aussi leur transformation nous cause-t-elle des inquiétudes. Dans les nouvelles conditions de déploiement des commissions « santé au travail » des comités sociaux et économiques (CSE), la qualité de partenariat avec les services de santé au travail est au moins à maintenir, sinon à développer. Le risque est que les CSE se concentrent sur d'autres sujets.

Permettez-moi maintenant quelques suggestions. Il faut adapter les tableaux des maladies professionnelles à la réalité des connaissances. Chaque fois que des données scientifiques médicales le permettent, il faut les prendre en compte dans les tableaux et élargir la prise en compte à toutes les activités concernées – et non la limiter à quelques métiers ou quelques entreprises : aujourd'hui, les conditions de prise en charge peuvent être différentes pour l'exposition à un même risque professionnel, selon que l'on travaille dans une branche ou dans une autre…

Une deuxième suggestion serait de renforcer et améliorer le dispositif des CRRMP, qui manque de moyens et doit faire face aux problèmes avec les moyens de bord, pour un résultat souvent inégalitaire d'une région à l'autre. Quelques régions sont bien outillées, mais pas toutes.

Par ailleurs, les médecins inspecteurs du travail ne sont plus en nombre suffisant pour assurer leurs fonctions, puisqu'ils sont trente pour un effectif théorique de soixante-quinze. Ils se sont du reste récemment mis en grève. L'expertise en médecine du travail apportée par les médecins inspecteurs du travail doit donc être élargie à un nombre suffisant de médecins du travail, reconnus par leurs pairs pour leur pratique et par les enseignants pour leurs connaissances en pathologie professionnelles.

Dans ce contexte, il faut aussi élargir les conditions de saisine des CRRMP en revoyant la condition de prévision d'IPP au taux de 25 %.

Ma troisième suggestion serait de favoriser l'investigation relative à la santé au travail. Assurer la traçabilité individuelle et collective est de ce point de vue indispensable à l'établissement de statistiques et à l'élaboration d'analyses. Or, depuis 2012, la notion de traçabilité est liée à celle de pénibilité, c'est-à-dire à l'obtention de points de retraite supplémentaires. À cela s'ajoute le fait que quatre facteurs importants de pénibilité ont été supprimés l'an dernier : la question des postures et des charges est la première cause des maladies professionnelles déclarées, les agents chimiques dangereux sont la première cause des cancers professionnels… La pénibilité des risques psychosociaux n'est pas non plus mentionnée, alors que la sécurité sociale elle-même en évalue le coût entre 30 et 40 milliards d'euros.

Il faut donc assurer une gouvernance légitime des services de santé au travail, capable de lever les conflits d'intérêt majeurs. Certes, l'entreprise doit être partie prenante de la régulation ou de la surveillance de ces services, mais elle ne peut en être le gestionnaire majoritaire, seule ou sous une forme mutualisée. Il y a là un conflit d'intérêt qui constitue une anomalie.

Il convient d'assurer une tutorisation significative par le ministère de la santé. Il convient aussi d'assurer un maillage de proximité des services de santé au travail pour tous les bassins d'emploi, en profitant de la connaissance de chaque branche particulière, mais en mutualisant les effectifs.

Il faut aussi assurer le suivi de la santé au travail de tous les travailleurs, ce que la pénurie de médecins du travail ne permet pas aujourd'hui. Les nouveaux infirmiers de spécialité devraient, au demeurant, être investis du pouvoir d'assurer ce suivi régulier.

Les travailleurs doivent connaître leur service de santé au travail, ce qui n'est pas le cas actuellement. Il faut aussi maintenir l'observation et l'interpellation de tous les milieux de travail par les professionnels du code de la santé des services de santé au travail.

En conclusion, les services de santé au travail doivent avoir la mission de mieux dire la santé au travail. Grâce à cela, les maladies professionnelles seront mieux reconnues et feront l'objet d'une meilleure prévention. Il faut mettre fin à la confusion entre la fonction de dire ce qu'est la santé au travail et la responsabilité d'accompagner les patients ou de fournir des prestations d'accompagnement des entreprises pour l'amélioration des conditions de travail.

Les interactions entre ces différentes fonctions sont cependant primordiales. Ne prenons qu'un exemple. Les cancers les mieux pris en charge comme maladies professionnelles aujourd'hui sont le mésothéliome et le cancer du poumon. Il a fallu que les pneumologues et les médecins du travail travaillent pendant des décennies pour arriver à ce résultat, grâce à une concertation active au sein du système de santé.

Ce sera pareil pour les maladies psychiques. En 2010, des chercheurs de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) ont fait un excellent travail de classification des risques psychosociaux. Sur ce terrain, la France a de l'avance, dans l'Europe et dans le monde. La perspective, pour l'employeur, de devoir verser des compensations doit cependant d'abord servir à améliorer la prévention, notamment celle des maladies psychiques.

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