Intervention de Jean-Vincent Koster

Réunion du jeudi 19 avril 2018 à 13h00
Commission d'enquête sur les maladies et pathologies professionnelles dans l'industrie risques chimiques, psychosociaux ou physiques et les moyens à déployer pour leur élimination

Jean-Vincent Koster, responsable du pôle CHSCT du cabinet Progexa :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, je souhaite vous remercier pour votre invitation. Elle nous donne l'occasion de vous exposer des situations que nous rencontrons quotidiennement au cours de nos missions. Je souhaite revenir, en complément des propos de M. Szlifke, sur les trois axes de la commission d'enquête. Concernant l'état des lieux de la situation et le type de risques rencontrés, Mme Le Calvez a brillamment mis en lumière les limites des outils de mesure et d'évaluation. Néanmoins, j'insiste sur le fait que de meilleurs outils sont aujourd'hui déployés, pour les risques chimiques et psychosociaux.

Vous avez auditionné l'Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des maladies professionnelles et des accidents du travail (INRS) et le réseau des associations régionales pour l'amélioration des conditions de travail (ARACT). Ces organismes mettent à disposition des petites et moyennes entreprises (PME) de nouveaux outils, pour que la prévention ne soit pas l'affaire des seuls grands groupes. Ces outils autorisent d'abord une meilleure prise de conscience puis une meilleure prévention des risques, si ce n'est dans l'ordre inverse, tout comme Pasteur, en découvrant le vaccin contre la rage, a permis de mettre en lumière la maladie, et inversement. Mais la transformation du travail constitue un obstacle important, car les risques se complexifient. Un opérateur de machine est aujourd'hui le pilote d'une ligne de plus en plus automatisée : il effectue simultanément des tâches de manutention, de surveillance, de contrôle et de qualité, et devient garant d'une certaine fiabilité industrielle. Il est ainsi davantage confronté à des risques nouveaux : s'il doit effectuer des tâches de cariste, il sera exposé à de nouveaux produits et à de nouveaux risques par rapport à ses missions initiales. Aujourd'hui, un cariste est aussi gestionnaire de stocks. L'industrie voit un cumul des charges physiques et mentales. Ces dernières sont d'autant plus importantes que la numérisation et l'automatisation se développent, et que les opérateurs exécutent de plus en plus de tâches de planification. Une fatigue nouvelle s'installe, et très peu de salariés savent y répondre.

Concernant les pénibilités physiques, la prise de conscience est réelle. Le débat concernant les mesures ergonomiques, telles que l'aide à la manutention ou l'utilisation de chariots élévateurs, n'a plus lieu d'être. Il porte désormais sur la reconnaissance de la transformation du travail. Les cadences ont augmenté, si bien que, malgré l'aide à la manutention, le travail reste aussi pénible. Une logique de flux tendus tend à multiplier les petites séries et les changements de format, et ce dans des temps contraints. Voilà des sources de stress. Quant à la polyvalence, il ne s'agit pas seulement de répondre à une flexibilité fonctionnelle, mais bien d'occuper plusieurs postes. Il ne s'agit pas d'être souffleur le lundi et étiqueteur le mardi, mais bien d'être souffleur et étiqueteur le lundi et le mardi. Les deux postes sont occupés simultanément, et les contraintes cumulées. Certains salariés en viennent à ne pas pouvoir respecter les règles de sécurité que par ailleurs ils connaissent.

Je souligne deux points. Premièrement, les salariés sont davantage exposés aux risques. Que le souffleur soit exposé à l'inhalation de vapeurs plastiques n'est pas une nouveauté. En revanche, que l'étiqueteur le soit également en est une. Deuxièmement, la charge de travail s'intensifie. Nous parlons beaucoup de la délocalisation des emplois, mais toute délocalisation des emplois n'entraîne pas forcément une délocalisation du travail. Certes des laboratoires extérieurs peuvent traiter des échantillons, certes un contrôleur à Sofia ou à Cracovie peut produire des reportings ; encore faut-il que les opérateurs aient saisi les données, simultanément à leur travail de conduite de ligne. De plus, puisqu'ils sont conducteurs de ligne, nous tendons à sous-estimer le contact possible de ces salariés avec des produits toxiques lors de prélèvements, ou leur exposition à des risques psychosociaux dus aux activités de reporting. Pour conclure sur ce point, nous observons dans les entreprises un cumul des pénibilités, qui rend obsolète l'opposition entre troubles musculosquelettiques (TMS) et troubles psychosociaux (TPS) ; en fait, ils se renforcent et se cumulent.

Notre deuxième point porte sur l'évaluation des normes en vigueur et l'effectivité des dispositifs de prévention. Sur le terrain, nous sommes témoins d'une logique d'invisibilisation des risques. Les acteurs de la prévention travaillent en silo. En France, le réseau des acteurs territoriaux et professionnels est une richesse – parlons aussi des trains qui arrivent à l'heure ! Le problème porte surtout sur l'échange de données autour des bassins d'emploi. Concernant les récents événements autour de l'étang de Berre, on constate que les acteurs locaux de la prévention ont disposent d'informations, mais que des doutes naissent de l'information avec les entreprises. Il n'existe ni instance ni arène où les professionnels et les acteurs de la santé pourraient dialoguer. Nous constatons un mouvement d'invisibilisation des risques.

Nous constatons un second mouvement, celui de la précarisation, qui tend à conduire à une sous-déclaration des risques. Une usine d'embouteillage, appartenant à un groupe international, présente un taux d'intérim de 40 % en production et de 70 % en logistique. Dans une usine, la découpe de poulets est réalisée exclusivement par des tâcherons. Dans une entreprise maraîchère, nous comptons 68 contrats à durée indéterminée (CDI), 180 saisonniers en contrats à durée déterminée (CDD) et plus de 400 saisonniers travailleurs détachés, pour la plupart des Équatoriens.

Le troisième mouvement constaté est celui de la sous-traitance, qui rend très complexe l'application des dispositifs de sécurité : le problème porte non sur l'existence des dispositifs de sécurité, mais sur leur effectivité et sur le contrôle.

Enfin, une certaine logique bureaucratique vient évacuer le débat sur la santé – je dis cela sans volonté polémique. Trop souvent, la culture du seuil est un obstacle au débat. À ce titre, la façon dont la question de la pénibilité a été abordée n'est pas satisfaisante : tant que tel seuil n'est pas dépassé, il n'y a pas matière à discussion. Cela va à rebours de toute logique de prévention, et surtout d'une prise en compte de la dynamique des risques, notamment pour les risques à effet différé.

Un dernier point est particulièrement préoccupant : c'est le mouvement qui tend à transférer les questions de sécurité non seulement aux encadrants de proximité, mais aussi aux opérateurs. Très souvent, il est dit que les opérateurs doivent être responsables de leur propre sécurité, sans que nous leur en donnions les moyens, et sans que l'écart par rapport à la règle de sécurité soit mis en rapport avec les conditions réelles de travail. Lors de nos entretiens, nous nous rendons compte que les écarts aux règles de sécurité sont conscients. Il ne s'agit pas d'un problème de sensibilisation ou de méconnaissance des règles. Certains salariés contreviennent aux règles de manière tout à fait consciente. Le salarié ne peut être le seul responsable de sa propre sécurité, même s'il en est un acteur important.

Que faire, une fois ce constat dressé ? Il convient de rappeler que nous intervenons dans des contextes d'urgence et de forte attente. Lors de nos études, nous constatons que des études ont déjà été réalisées. Ce ne sont pas le diagnostic ou la prise de mesures qui pêchent, mais la traduction des conclusions en un plan d'action concret. Nous insistons sur le sentiment d'impuissance chez certains acteurs de la prévention. C'est l'effectivité même de l'obligation de prévention qui est mise en cause : n'est-ce pas une obligation de second rang ? Si le document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP) n'est pas rempli, si les FDS ne sont pas à jour, si aucun accord « stress au travail » ou « qualité de vie au travail » n'existe, que se passe-t-il ? Si une réorganisation est pathogène et que des décisions de justice disent que la réorganisation peut être suspendue, que se passe-t-il ? Nous ne sommes plus au stade du diagnostic, mais de la concrétisation d'obligations, clarifiées à plusieurs reprises. Pour reprendre un terme récent, les acteurs de la prévention sont « impuissantés », d'où le développement de stratégies individuelles et non coopératives de préservation de la santé, à un moment où le travail doit être de plus en plus collaboratif. L'industrie connaît donc un mécanisme de prévention de la sécurité qui devient un frein à ce que doit être le travail de demain, pour répondre à de nouveaux défis.

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