Intervention de Anne Marchand

Réunion du jeudi 24 mai 2018 à 13h00
Commission d'enquête sur les maladies et pathologies professionnelles dans l'industrie risques chimiques, psychosociaux ou physiques et les moyens à déployer pour leur élimination

Anne Marchand, sociologue et historienne, post-doctorante au GISCOP :

Le cancer, comme l'épuisement professionnel et beaucoup de maladies, est effectivement multifactoriel et il est impossible d'isoler une cause par rapport aux autres. Il y a une concurrence pour la représentation dominante d'une maladie. Pour le cancer, comme beaucoup d'autres maladies, la représentation qui s'est imposée – mais cela n'a pas toujours été le cas – est qu'il s'agit du résultat de comportements individuels.

Cette représentation dominante influe sur les médecins, qui sont en première ligne pour ouvrir leurs patients à la possibilité de déclarer et les éveiller à l'hypothèse d'une origine professionnelle de leur cancer. Le fait de privilégier une origine individuelle plutôt que collective, notamment professionnelle, correspond à une culture ancienne chez les médecins. Même si cela peut sembler trivial, le médecin veut avoir une possibilité d'agir sur quelque chose, et il est plus facile de le faire sur le comportement individuel du patient que sur des expositions cancérogènes au travail, en s'insérant dans un rapport de forces où l'on va être accusé d'être du côté des travailleurs ou des employeurs. Il est plus facile de se tourner vers les comportements individuels que sont le tabagisme ou l'hygiène de vie.

On revient donc au sujet de la fracture entre la santé environnementale et la santé au travail. Nous disons tous que c'est lié, mais il y a quand même des cadres juridiques distincts, qui influent fortement sur la possibilité de penser les liens et d'agir : en tant que salarié d'une entreprise, on peut se saisir du droit du travail, mais la réparation relèvera du droit de la sécurité sociale, et l'environnement correspond à d'autres droits encore, avec des corps constitués qui sont différents à chaque fois. Cette fragmentation juridique a une influence sur ce que les gens peuvent faire.

J'ai rappelé l'histoire de la multifactorialité pour souligner que cette question n'est pas nouvelle : je voulais nuancer de nombreux travaux selon lesquels elle est surtout liée à l'augmentation du nombre de cancers, des troubles musculo-squelettiques (TMS) et des risques psychosociaux, et que c'est dans un contexte d'apparition de maladies multifactorielles que le système de réparation est déstabilisé. En réalité, il a été conçu d'emblée dans un contexte de maladies multifactorielles. L'un des points de compromis a été d'instaurer une réparation forfaitaire. Elle ne suffit plus aujourd'hui parce que, comme l'a rappelé M. Bergeret, elle entre en tension avec d'autres formes de réparation qui, elles, sont intégrales. Avec la réparation forfaitaire, on voit que la valeur d'un corps abîmé au travail est finalement moindre que dans d'autres cadres, ce qui pose un vrai problème éthique.

Pourquoi les gens ne cherchent-ils pas à accéder à leurs droits ? Il y a la représentation dominante que j'ai évoquée, mais aussi le fait que l'on propose une indemnisation, et non une réparation du préjudice subi. C'est paradoxal : au lieu de soutenir les victimes, on fait reposer sur elles tout le fonctionnement du système de réparation et son imbrication avec la prévention. Si l'on ne déclare pas, cela pèse sur notre représentation des maladies et sur la prévention. On devrait donc aider les gens à déclarer. Aujourd'hui, ils ont le sentiment d'être considérés par certains acteurs comme mus par l'appât du gain s'ils veulent le faire : comme ils sont déjà pris en charge par la sécurité sociale au titre des affections de longue durée et que beaucoup de choses sont mises en place pour eux, pourquoi devraient-ils essayer, en outre, d'accéder à un droit qui permettrait d'obtenir de l'argent ? Les gens intègrent ça. La majorité d'entre eux nous disent : pourquoi demanderais-je de l'argent, puisque cela ne réparerait rien et que je suis déjà pris en charge par la sécurité sociale ?

Pour les convaincre de déclarer, il faut redonner du sens à la démarche. Quand on relie la réparation à la prévention, c'est-à-dire quand les gens peuvent s'approprier l'idée que cela sert aussi à la prévention et donc aux autres, et quand on montre que le financement ne pèse pas sur l'assurance maladie, mais sur le budget de la branche AT-MP, alors il devient possible de s'engager dans un processus de déclaration. Mais on ne présente les choses que sous l'angle de l'indemnisation. Au sein du secteur AT-MP, il y a par ailleurs des agents qui ne sont pas très au clair sur les différences de financement : même au sein de la sécurité sociale, cela ne se diffuse pas.

Les tableaux de maladies professionnelles sont de type « mono-exposition », mais il y a un tableau dit « d'ambiance », qui est le 44e, me semble-t-il – il concerne les mineurs de fond – où l'on n'a pas essayé de distinguer entre différentes expositions. C'est déjà une ouverture intéressante.

Le système complémentaire des CRRMP peut jouer un rôle important, à côté des tableaux, qui sont compliqués, y compris quand il s'agit de les construire, mais il faudrait que la composition des comités évolue fortement. La création de ce système complémentaire a fait l'objet de beaucoup de débats et de rapports. La demande était notamment qu'il n'y ait pas qu'une vision exclusivement médicale au sein des CRRMP. Annie Thébaud-Mony a par exemple évoqué l'utilité d'un apport en ergotoxicologie. Les comités sont aujourd'hui composés d'un médecin-conseil de l'assurance maladie, qui n'est pas du tout spécialisé dans les conditions de travail ni dans les expositions professionnelles, d'un médecin hospitalier qui peut être rhumatologue mais doit traiter des dossiers de cancers, et d'un médecin inspecteur régional du travail, qui a bien du mal à assurer la représentation qui lui revient, car ces médecins sont de moins en moins nombreux.

Avec une composition des CRRMP exclusivement médicale, on est dans une culture de la causalité médicale qui n'est pas du tout le propre de la reconnaissance des maladies professionnelles. Quand on va au contentieux, on voit bien qu'il y a une tension entre les causalités du point de vue juridique et du point de vue médical : elles ne sont pas du tout identiques. La causalité médicale porte sur quelque chose d'exclusif, ce que l'on ne retrouve pas dans le cadre de la poly-exposition. La causalité juridique repose sur des faisceaux d'indices concordants, ce qui peut amener à une reconnaissance par la justice quand elle n'a pas eu lieu dans le cadre du CRRMP.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.