Intervention de Jean-Charles Doublet

Réunion du jeudi 7 juin 2018 à 13h00
Commission d'enquête sur les maladies et pathologies professionnelles dans l'industrie risques chimiques, psychosociaux ou physiques et les moyens à déployer pour leur élimination

Jean-Charles Doublet, directeur général d'Ingenitec :

Je vous remercie de me recevoir. J'ai créé la société Ingenitec à Montbrison en 2003, il y a quinze ans. À l'époque, les entreprises étaient équipées pour lever des charges très lourdes – de plusieurs tonnes – mais rien n'existait pour les petites charges – de zéro à 500 kilos. Nous avons investi ce créneau, plus particulièrement les charges de 10 à 200 kilos. En effet, dans beaucoup d'entreprises, elles sont manipulées à la main par une à quatre personnes.

En conséquence, nous nous sommes rapidement focalisés sur les questions d'ergonomie, de sécurité, de maladies professionnelles et d'accidents du travail. Nous imaginons des solutions sur mesure, adaptées à l'activité de l'entreprise et aux produits qu'elle manipule. Nous travaillons dans la chimie, l'industrie manufacturière, la métallurgie, l'agroalimentaire, le transport, la logistique, la cosmétique. Toutes les catégories d'activités sont concernées par les problématiques de manutention de charges.

Notre approche est technique avant d'être commerciale : nous posons le diagnostic après avoir écouté notre client et discuté avec tous les acteurs concernés – opérateurs qui nous expliquent ce qu'ils font au quotidien, services méthode, services production, chefs d'entreprise, représentants du personnel. Lorsque nous avons analysé l'activité, nous proposons plusieurs solutions.

Nous travaillons par exemple avec l'une des entreprises qui fabriquent des millions de petits pains pour les restaurants McDonald's. Dans ces restaurants, vous pouvez apercevoir les caisses violettes contenant ces petits pains. Empilées par onze, elles pèsent 110 kilos. Soit l'opérateur ou l'opératrice les manipule une par une, soit l'entreprise trouve une solution pour qu'il ou elle puisse en manipuler onze à la fois et en placer quatre piles de onze sur une palette, qui est ensuite filmée et part dans les restaurants. Nous avons trouvé une solution technique : les caisses sont pincées, la personne les lève puis les pose sans effort et sans risque pour elle. Auparavant, elle tirait ces caisses à la main, les déplaçait également à la main, avec un risque non négligeable de chute des caisses si elles étaient mal positionnées sur une palette.

Nous travaillons également avec ColiPoste, une filiale de La Poste. Vous le savez, le développement des ventes par internet est important, ce qui a fait exploser le volume d'activité de cette entreprise, qui gère les colis jusqu'à 35 kilos. Même si le travail est très mécanisé et automatisé, les opérateurs des plateformes de tri sont amenés à manipuler manuellement des cartons. Nous avons donc imaginé et installé un bras dans les zones de travail dédiées aux opérateurs : une ventouse se colle sur le carton, permet de le lever sans effort et de le positionner sur une palette ou sur un autre convoyeur. Cette solution technique a été largement déployée dans les services et les centres de tri de La Poste.

En effet, même si le métier a beaucoup évolué, même si les systèmes sont très automatisés – et non robotisés – l'homme est toujours présent sur son poste de travail. Les cadences de manipulation sont importantes et répétitives et les poids peuvent être importants.

Nous intervenons également dans des établissements et services d'aide par le travail (ESAT). L'approche y est complètement différente : il ne s'agit plus de gérer des centaines de milliers de colis par jour ou par semaine, mais la levée de charges par des personnes atteintes d'un handicap, physique ou mental.

Ainsi, nous sommes intervenus dans un ESAT du Nord-Pas-de-Calais qui fabrique des calendriers. Les piles de calendriers pèsent de 10 à 15 kilos. Elles sont filmées et une personne en situation de handicap physique et mental les manipule ensuite pour les mettre en carton. Là encore, nous avons installé un bras muni d'un système simple de ventouse. Le système a été adapté pour que la personne puisse facilement l'appréhender, prendre les charges et les déplacer.

Un dernier exemple : nous travaillons avec des sociétés comme Badoit. Ces entreprises manipulent de lourdes bobines de films, collés ensuite autour de chaque bouteille pour identifier les différentes eaux. Ces bobines pèsent près de 100 kilos. Vous pouvez donc difficilement les manipuler à la main – c'est dangereux et compliqué. Les bobines sont livrées par le fournisseur posées à la verticale sur une palette. Nous avons imaginé un système qui entre à l'intérieur de la bobine, gonfle, la lève, la bascule et vient la mettre directement dans la rotative.

Je viens d'illustrer mon propos par quelques solutions déployées auprès de nos clients, mais en amont, un déclencheur conduit souvent l'entreprise à s'interroger sur ses procédures : accident du travail, maladie professionnelle, voire injonction de l'inspection du travail. Il s'agit donc encore très souvent, en France, de solutions curatives, l'entreprise devant rapidement prendre des mesures.

Pour autant, depuis quelques années, les entreprises évoluent vers le préventif, dans une optique d'amélioration de leur productivité. Elles ont des commandes, une activité soutenue et s'interrogent sur les moyens de garantir les délais de livraison et les quantités livrées à leurs clients finaux. Dans cet objectif, elles prennent mieux en compte la santé au travail : elles savent qu'elles doivent produire autant ou plus qu'avant, que leurs salariés portent des charges – par exemple de 25 ou 30 kilos toutes les deux minutes –, et souhaitent donc les préserver pour garantir leur productivité.

La productivité d'une entreprise inclut désormais la performance humaine des salariés. Qu'est-ce que la performance humaine ? Ce sont des gens qui travaillent bien car ils sont en bonne santé et bien équipés. Ce matin, un journal faisait état de la situation du site alsacien de la société Bic, où le taux d'absentéisme était de 3,5 % par an, alors que la moyenne du groupe est à 2,4 %. Une étude a été diligentée pour analyser l'organisation, les méthodes de travail et les équipements de manutention de l'entreprise. Les modifications ensuite apportées ont permis de tomber faire tomber le taux d'absentéisme à 1 %.

L'absentéisme pour cause de maladie professionnelle, de mal de dos ou d'accident du travail génère des difficultés organisationnelles importantes. Les équipes peuvent compenser ponctuellement une absence, mais il faut ensuite trouver une personne compétente pour remplacer le salarié absent. Lorsque vous éprouvez des difficultés à fidéliser vos équipes, la situation devient rapidement complexe et génère des coûts très importants, d'autant plus que, depuis quelque temps, les plus petites entreprises exerçant des métiers techniques éprouvent d'énormes difficultés à recruter – elles ne trouvent pas les compétences sur le marché. Une grande entreprise pourra plus facilement gérer ces absences grâce à ses ressources.

Il est donc important de préserver ses salariés compétents, d'autant que l'âge de la retraite sera de plus en plus tardif et que les salariés vont donc être amenés à travailler de plus en plus longtemps. Je le remarque dans mon entreprise : à partir du moment où vous créez de bonnes conditions de travail, avec des équipements de travail adéquats, vos équipes sont motivées.

Quelque 87 % des maladies professionnelles sont liées à des TMS, c'est effarant ! Nous avons eu l'occasion d'en discuter avec la caisse d'assurance retraite et de santé au travail (CARSAT) à l'occasion d'un salon professionnel à Lyon la semaine dernière : cela représente 57 millions de jours non travaillés.

Comme dans les pays nordiques, notre approche doit désormais être globale pour traiter ce problème massif. Nous faisons ce constat car nos fournisseurs sont originaires de ces pays, notamment de Suède : là-bas, toutes les entreprises sont équipées et plus aucun salarié ne manipule de charges à la main. Il ne s'agit pas de remplacer les hommes par des robots, mais de les doter d'équipements performants leur permettant de mieux travailler.

La France est à des années-lumière de ces pratiques, alors même que notre modèle social se rapproche de celui des pays nordiques. Si ces problématiques sont intégrées dès le départ dans une perspective préventive de productivité et de santé au travail, tout le monde y gagne : l'entreprise montre qu'elle aime ses salariés, elle achète des équipements destinés à faciliter leur travail car elle veut les garder le plus longtemps possible, jusqu'au terme de leur carrière.

Je prendrai l'exemple de mon entreprise : j'ai besoin de salariés compétents en bureau d'études, de techniciens d'ateliers – chargés des assemblages, des câblages et des réglages – également compétents et expérimentés. Si, dans dix à quinze ans, je les perds parce qu'ils ont mal au dos ou ont développé des maladies professionnelles, cela nuira à ma compétitivité et à la qualité du travail au sein de mon entreprise.

Lors de mes visites de terrain, je constate que tous mes clients n'ont pas intégré cet impératif de la même façon… J'entends trop souvent des directions d'entreprise dire : « c'est pour faire plaisir aux salariés ». Or, quand les entreprises nous appellent, c'est souvent parce qu'elles ont eu trop d'arrêts de travail sur un poste ou que leurs salariés développent des TMS… Elles ne cherchent pas à savoir combien cela leur a coûté, alors même qu'elles employaient un salarié dont elles étaient satisfaites et qu'elles sont ensuite obligées de le positionner sur un autre poste de travail…

Notre objectif est de mettre en place des systèmes qui maintiennent le niveau de productivité de l'entreprise tout en soulageant le salarié – qui travaillera juste différemment. Pour convaincre les entreprises, des arguments chiffrés sont beaucoup plus parlants pour les chefs d'entreprise ou les directeurs de production : peu connaissent les conséquences financières d'une hausse du taux d'accident du travail ou de maladie professionnelle. Avec un million d'euros de masse salariale mensuelle, si le taux d'accident du travail baisse de 5 % à 4 %, l'économie est importante… Mais il faut investir dans des équipements au préalable !

Un autre facteur de blocage doit être levé : les opérateurs sont habitués à travailler d'une certaine façon. Même s'ils se cassent le dos depuis quinze ans, la conduite du changement est toujours complexe à l'arrivée des nouveaux équipements. Nous devons expliquer l'intérêt du nouveau système pour préserver leur bien-être et leur santé aujourd'hui, mais également leur productivité sur le long terme. Une personne de 40 ans doit être préservée pour travailler avec le même niveau de productivité à 60 ans !

La communication doit donc être bidirectionnelle : vers les entreprises – l'achat de tels équipements n'est pas qu'une dépense – et vers les opérateurs ou opératrices – ces systèmes sont là pour améliorer leur travail, pas pour les remplacer.

Leur crainte est en effet liée à l'arrivée massive de robots dans l'industrie. J'ai pu le constater au Salon de l'industrie de Paris en avril : de nombreux robots sont développés pour remplacer les hommes dans l'industrie. Ce n'est pas notre créneau. Nous souhaitons aider les entreprises à se moderniser et à rester compétitives sur leur marché, tout en maintenant leurs salariés sur les postes de travail. Ainsi, nous avons développé un équilibreur électrique à poignée sensitive qui permet de lever une charge de 200 à 300 kilos. L'opérateur appuie sur un bouton et il a alors l'impression que la charge n'est pas plus lourde qu'une bouteille. C'est ce qu'on appelle de la « cobotique » – l'homme « augmenté » collabore avec le robot. Ce système fonctionne très bien sur des postes de travail à forte productivité ou à charges lourdes, car il permet d'envisager une autre façon de travailler.

Du fait de la meilleure prise en compte de la sécurité au travail, notre marché est en forte croissance. Nous, industriels du secteur, devons développer des solutions en adéquation avec les évolutions technologiques, mais notre responsabilité est grande : en effet, un chef d'entreprise qui doit gérer des maladies professionnelles ou des accidents du travail – coûteux – et ne trouve par ailleurs pas de personnels compétents ou formés sur le marché du travail peut être tenté de basculer dans des systèmes intégralement robotisés. Les risques en termes d'emplois ne sont pas négligeables – même si la maintenance de ces robots demande également des compétences !

Les entreprises doivent s'équiper correctement pour donner envie aux jeunes et aux demandeurs d'emploi de postuler lorsque des offres de travail se présentent. Nous devons sortir des stéréotypes : le métier de soudeur, par exemple, n'est pas un métier sale si l'entreprise a investi dans des équipements qui permettent de l'exercer dans de bonnes conditions. En améliorant les conditions de travail, les entreprises amélioreront leur productivité ; elles pourront également recruter et auront à gérer moins de maladies professionnelles et d'accidents du travail, qui coûtent très cher – aux entreprises comme à l'assurance maladie. Les enjeux financiers sont importants, probablement de l'ordre du milliard d'euros.

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