Intervention de Florence Parly

Réunion du mercredi 4 juillet 2018 à 16h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Florence Parly, ministre des Armées :

Nous ne nous quittons plus, ce qui est toujours un plaisir pour moi : vous avez adopté définitivement la LPM la semaine dernière, et nous allons traiter aujourd'hui de sujets que nous avons déjà eu l'occasion d'aborder dans ce cadre. Je vous remercie pour la qualité du débat que nous avons eu, en souhaitant que nous puissions continuer dans la même voie.

Nous nous étions engagés, comme la loi nous l'impose d'ailleurs, à vous transmettre un rapport faisant le bilan des exportations d'armement au cours de l'année 2017. Nous sommes un peu en retard : je préfère l'assumer tout de suite, pour m'en excuser auprès de vous. Cette année est un peu particulière car nous avons beaucoup travaillé sur la LPM. La publication du rapport a pris quelques jours de retard, mais j'espère que nous serons tout à fait dans les temps l'année prochaine.

Je vous remercie, Monsieur le président, d'avoir bien voulu organiser cette audition : les exportations d'armement sont, en effet, au coeur de notre politique de défense, de notre action diplomatique et de nos intérêts économiques. C'est un sujet stratégique, sensible et qui mérite d'être évoqué avec précision, car vous devez être parfaitement informés. Ce rapport est un gage de transparence et de responsabilité.

Un tel sujet est bien trop important pour que l'État puisse envisager de s'en éloigner : quand on parle d'exportations d'armement, c'est ainsi de l'État, de son implication et de sa vigilance qu'il est question. La représentation nationale fait partie intégrante du dispositif, et c'est d'ailleurs tout l'objet de cette réunion.

Vous avez vu qu'il s'agit d'un rapport très complet, d'un peu plus de 100 pages, qui commence par expliciter notre politique d'armement et ses axes stratégiques avant de détailler clairement, dans une seconde partie, la politique de contrôle des exportations. À cela s'ajoute, ensuite, une série d'annexes très développées, qui font état de toutes nos ventes par pays et par équipement, depuis plusieurs années. C'est un rapport très précis, qu'il faut lire et non pas seulement parcourir si l'on veut en parler en connaissance de cause…

Avant d'entrer davantage dans le détail, je ne voudrais pas faire semblant d'ignorer les questions qui entourent les exportations d'armement. C'est une évidence : il ne s'agit pas d'un secteur comme les autres, car il est compliqué, sensible et important, je l'ai dit.

C'est un sujet compliqué parce qu'il est très technique et parce que tout ce que l'on vend peut, en théorie, se retourner un jour contre soi. On doit donc toujours s'assurer que l'on ne met pas en danger ses propres forces, c'est-à-dire celles de la nation. L'Iran, par exemple, était le plus grand importateur d'armes américaines en 1976. Trois ans plus tard, 52 Américains étaient retenus en otage par ce même pays, pendant plus d'une année. Les situations sont donc réversibles.

Deuxième caractéristique, c'est un sujet sensible. Les armes n'ont pas, a priori, une fonction décorative : ce que l'on vend est une capacité d'action. Nous le faisons dans le cadre de partenariats mais les pays peuvent changer, sous l'effet de leurs politiques internes ou bien des circonstances. Or on ne peut pas tout prévoir, et une fois que l'on a vendu et livré des équipements, on ne peut pas « dévendre », si vous me permettez ce terme horrible, ni reprendre. Les Argentins ont ainsi utilisé nos Exocet contre notre allié britannique en 1982, après le coup d'État de Galtieri.

Enfin, c'est un sujet important. Compte tenu de l'étroitesse de notre marché national, même après la LPM, et de la préférence, malheureusement trop fréquente encore, des Européens pour les équipements américains, nos industries nationales d'armement ne seraient pas viables sans exportations. La France ne pourrait donc plus être indépendante, ce qui aurait des conséquences très graves.

C'est également important parce que l'on doit éviter les trafics d'armes, la prolifération des armes de destruction massive et la dissémination erratique d'armements conventionnels, sujets sur lesquels vous savez que la France est en permanence à l'initiative dans les instances et les négociations internationales, face à tous les acteurs qui rechignent à des contrôles plus stricts – et ils sont plus nombreux, en dehors de l'Europe, qu'on l'imagine souvent.

C'est un sujet important, enfin, parce que la relation d'armement peut être l'épine dorsale de notre partenariat avec certains pays : c'est alors le noeud autour duquel se tisse notre influence. Nous avons besoin de certains pays pour lutter contre le terrorisme ou pour assurer la stabilité régionale face à un certain nombre d'États perturbateurs.

Il faut aussi bien comprendre que créer un partenariat d'armement avec un État c'est bien plus que créer une relation commerciale : cela revient à établir un partenariat de long terme, autour d'objectifs stratégiques communs et de la défense d'intérêts semblables. Je songe, par exemple, à notre partenariat stratégique avec les Émirats arabes unis, qui a une traduction très concrète.

Le Gouvernement doit prendre des décisions nous permettant de rester fidèles à l'ADN de notre pays : nous sommes une puissance de paix, un État de droit et la patrie des droits de l'homme. Nous devons maximiser notre indépendance et notre influence dans ce cadre.

Les décisions relatives aux exportations d'armement ne sont pas prises par les industriels, ni par moi-même, en tant que ministre des armées, ni par le ministère des Affaires étrangères, mais par le Gouvernement tout entier, à l'issue d'un examen extrêmement minutieux qui est réalisé au plan interministériel, sous l'autorité directe du Premier ministre.

La règle de base, qui nous distingue de beaucoup de nos partenaires, est que tout est interdit sauf exception, c'est-à-dire sauf ce qui est autorisé. Toute exportation est soumise à une licence, et chaque licence fait l'objet d'un débat contradictoire qui est extrêmement approfondi. Le respect des engagements internationaux de la France est un élément clé, mais j'y reviendrai tout à l'heure.

Autre caractéristique de ce travail interministériel, l'analyse va dans le détail : le fait qu'un pays est impliqué dans un conflit ne suffit évidemment pas à justifier une décision. Il faut regarder comment les armes sont utilisées précisément. Sont-elles offensives ou défensives ? Peuvent-elles contribuer à des violations potentielles des droits de l'homme ? Peuvent-elles être utilisées dans le cadre d'une éventuelle répression intérieure ? S'il y a des victimes civiles à la suite de bombardements aériens, cela ne justifie pas d'interrompre la vente de sous-marins – cet exemple est peut-être un peu caricatural, mais je l'utilise à titre pédagogique. Dans cette hypothèse, aucune règle internationale ne demande d'interrompre les exportations, que ce soit les positions communes de l'Union européenne ou le Traité sur le commerce des armes.

Je voudrais profiter de l'occasion qui m'est donnée aujourd'hui pour mettre un terme à la fiction selon laquelle on vendrait des armes comme des baguettes de pain. Le processus que j'ai commencé à vous décrire montre bien que ce n'est pas le cas.

Il y a d'abord, en amont, une première phase de discussions entre les industriels et l'État. C'est un dialogue direct qui est nécessaire et exigeant. Il n'est pas rare que l'État stoppe des projets, dès cette phase, parce qu'ils ne lui semblent pas pertinents. Il faut ensuite qu'une licence soit accordée sur avis de la Commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG). Cette commission, qui réunit des représentants des ministères des Affaires étrangères, de l'Économie et des Armées, a une parfaite connaissance de la situation géopolitique, des enjeux stratégiques et des questions humanitaires. Les décisions doivent tenir compte du respect du droit à trois niveaux : le droit international, le droit européen et notre droit national. La CIEEMG peut imposer des engagements aux pays qui achètent les armes, et elle se prononce notamment en fonction de critères humanitaires, du respect des traités internationaux et du respect des droits de l'homme.

Il existe aussi un contrôle en aval, chez les industriels. Ils doivent transmettre des rapports détaillés et complets de toutes leurs commandes, de toutes les importations et de toutes les exportations, tous les six mois. Un contrôle sur pièces et sur place peut également avoir lieu. Vous en avez la trace dans le rapport au Parlement. S'il apparaît qu'une entreprise a violé ses engagements, elle fera l'objet de sanctions qui seront détaillées dans ce document.

Par ailleurs, la France peut interrompre à tout moment une vente si la situation l'impose. Notre pays n'a jamais hésité à le faire lorsque c'était nécessaire, par exemple lorsque la question de la livraison de deux navires Mistral à la Russie s'est posée après l'invasion de la Crimée. Le processus de prise de décision est très scrupuleux, et il nous permet de réagir à chaque étape, et à chaque instant, en fonction de la situation internationale.

Pour résumer, les industriels doivent faire des déclarations, obtenir des autorisations préalables et remettre régulièrement des rapports, de sorte qu'un contrôle est exercé non seulement en amont, mais aussi en aval. C'est donc un marché très contraignant, et c'est heureux : nous ne sommes pas près de le déréguler.

J'en viens à l'analyse de l'activité en 2017. Nous avons exporté environ sept milliards d'euros d'armement, soit beaucoup moins qu'en 2016 et 2015. Faut-il s'en alarmer ou y voir un signe ? Je réponds par la négative à ces deux questions.

Il faut d'abord rappeler le contexte particulier de 2017, qui était une année électorale. Cela peut paraître curieux, mais il existe un lien, comme le montre un graphique figurant dans le rapport. Les années électorales sont incertaines, par définition, et elles n'incitent pas à conclure des contrats. Trois ministres se sont succédé en 2017, et il n'y a pas eu de contrats majeurs, ou exceptionnels, contrairement aux deux années précédentes. Outre cette situation nationale peu propice, les principaux acheteurs ont été affectés par le ralentissement économique, parfois parce que le prix du pétrole était plutôt bas, ce qui a eu un impact sur la demande.

Compte tenu de ce contexte, nous nous en sommes finalement bien sortis : un niveau très significatif d'exportations a été réalisé l'année dernière, si l'on compare ce qui est comparable. Le niveau atteint est supérieur à celui des précédentes années électorales, c'est-à-dire 2012 et 2007. Enfin, les chiffres pour 2017 n'incluent pas de contrats majeurs, comme je l'ai indiqué. Celui qui prévoit la livraison de 12 Rafale supplémentaires au Qatar a ainsi été conclu en 2018. De tels matériels se négocient dans la durée, de sorte que les années se suivent mais ne se ressemblent pas nécessairement – on doit donc avoir une appréciation pluriannuelle.

Nous devons ces exportations au succès et à la cohérence de « l'équipe France », qui est constituée de tous les acteurs de l'État, de l'industrie et des armées. Ils sont mobilisés et agissent dans le même sens pour réussir à gagner des prospects et remporter des marchés. Cette équipe va très au-delà de la direction générale de l'armement (DGA) et du ministère des Armées. Elle est pleinement attentive aux besoins de nos partenaires et aux évolutions de notre environnement stratégique. C'est une équipe soudée et très vigilante, qui travaille au quotidien avec les industriels pour définir les besoins et les orientations. Je crois que certains d'entre vous ont déjà eu l'occasion d'apprécier la qualité de cette équipe.

Nous avons réussi à développer, dans la durée, des outils pour favoriser nos exportations. Il y a bien sûr la qualité technologique, exceptionnelle, de ce que nous vendons, et l'action diplomatique qui est menée par nos ambassades et, en leur sein, par nos attachés d'armement, mais nous avons aussi des outils juridiques très efficaces.

À cet égard, je voudrais évoquer la question des contrats d'État à État. Le constat est simple : de plus en plus d'États clients souhaitent ne plus traiter directement avec les industriels qui les fournissent. C'est pour cette raison que le président de la République a demandé que nous nous dotions d'une capacité à conclure des contrats d'État à État en s'inspirant, dans les grandes lignes, de ce qui existe aux États-Unis dans le cadre du dispositif Foreign Military Sales (FMS). C'est un exemple concret du travail mené par « l'équipe France » : le ministère des Armées a pu établir, avec les ministères économiques, un cadre pour un contrat type, qui doit bien sûr être en conformité avec le droit national et le droit européen.

Il s'agira très probablement – car tout n'est pas complètement finalisé – d'un accord-cadre intergouvernemental, adossé à un marché public. Le recours à ce nouveau schéma ne pourrait être envisagé qu'en réponse à la demande explicite d'un État client désireux de nouer un partenariat stratégique, exclusif et de grande ampleur qui porterait sur des matériels technologiquement et industriellement matures que les forces françaises utilisent. Ce schéma conduirait à un accompagnement étatique sur le plan de la mise en oeuvre.

Quand on gagne un prospect, ce n'est pas la victoire d'un acteur par rapport à un autre, mais un succès collectif, qui consacre un travail intense au service de notre défense, de notre diplomatie et de notre économie.

Les résultats obtenus par l'« équipe France » ont, en effet, des conséquences très concrètes pour notre économie. La question des exportations d'armement dépasse très largement les enjeux économiques et industriels, et ce n'est certainement pas par ce biais-là qu'il faut commencer quand on traite un tel sujet, mais ces aspects entrent aussi en ligne de compte – il faut le dire clairement. Notre base industrielle et technologique de défense (BITD) est constituée de 200 000 personnes qui travaillent au quotidien dans des grands groupes mais aussi dans des entreprises de taille intermédiaire (ETI) et des petites et moyennes entreprises (PME) – on en compte 4 000.

Des exportations signifient des carnets de commandes bien remplis, ce qui implique de l'activité économique et de l'emploi. La France passe elle-même des commandes, et la LPM va offrir de nombreuses opportunités à notre industrie. Néanmoins, malgré ces commandes supplémentaires, notre marché reste trop étroit pour permettre d'assurer la pérennité de nos entreprises et de nos emplois. Il faut donc trouver des marchés ailleurs, c'est-à-dire exporter.

Par ailleurs, les exportations d'armement permettent à notre industrie de s'améliorer, en cherchant à relever des défis technologiques toujours plus difficiles. Plutôt que de nous refermer sur notre marché national, au risque de créer une forme de routine et de nous reposer sur nos lauriers, nous cherchons sans cesse à rivaliser avec les technologies les plus perfectionnées afin d'être attractifs pour nous-mêmes et à l'exportation. C'est donc un des moteurs de l'innovation.

S'il fallait résumer en une formule, je dirais que les exportations d'armement sont le modèle économique de notre souveraineté. Ce sont, en effet, autant d'emplois industriels qui sont conservés ou créés, et autant de technologies que nous maîtrisons. Je suis tout à fait convaincue que l'avenir industriel français passe notamment par notre industrie de défense et par un horizon européen.

Cette dernière dimension est particulièrement développée dans le rapport. Si l'on regarde le paysage industriel, on s'aperçoit que les marchés américains et asiatiques sont bien plus vastes que les nôtres. Nous sommes face à des acteurs de plus en plus développés, qui s'appuient sur des marchés nationaux beaucoup plus larges. De ce point de vue, l'industrie de défense européenne n'est pas de l'idéologie, mais du pur pragmatisme.

Le choix est assez simple, au fond : soit nous tentons d'exister tout seuls, face à des acteurs qui, de toute façon, gagneront la partie, soit nous décidons de nous unir et de former une BITD européenne. Grâce à cela, nous pourrons consacrer davantage de moyens à la recherche et aux technologies, et nous pourrons produire davantage et plus vite. Nous serons donc en mesure de nous appuyer sur un marché de taille suffisante pour offrir, au meilleur prix, des technologies plus attractives.

L'Europe de la défense avance, vous le savez. On peut même dire qu'elle le fait à grands pas, grâce à l'Initiative européenne d'intervention que nous avons lancée avec huit partenaires européens la semaine dernière, grâce à la coopération structurée permanente (CSP) et grâce aux moyens consentis pour le Fonds européen de défense, que le Parlement européen a adopté définitivement hier. Nous avons devant nous des opportunités exceptionnelles tant sur le plan capacitaire que sur celui des projets industriels européens.

Ces projets sont nécessaires pour les raisons économiques que je viens d'évoquer mais aussi, et peut-être surtout, parce qu'ils permettent une autonomie stratégique européenne. J'ai parlé de « grammaire des équipements européens » à Eurosatory : si nous voulons être capables de répondre aux défis de demain, d'être plus efficaces et d'intervenir ensemble, nous ne pouvons pas nous permettre d'avoir des équipements incompatibles ou qui ne peuvent pas communiquer entre eux. Il faut donc exporter davantage vers l'Europe, ce qui ne dépend pas que de nous, mais aussi des clients.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.