Intervention de Natacha Sautereau

Réunion du jeudi 28 juin 2018 à 9h15
Commission d'enquête sur l'alimentation industrielle : qualité nutritionnelle, rôle dans l'émergence de pathologies chroniques, impact social et environnemental de sa provenance

Natacha Sautereau, chercheuse en agroéconomie à l'Institut technique d'agriculture biologique :

Je me propose de vous présenter un panorama des différentes externalités. Notre rapport, plus exhaustif et détaillé, est en ligne sur les sites de l'INRA et de l'ITAB.

S'agissant des externalités dans le domaine de l'environnement, nous nous sommes intéressés à la ressource sols. Il faut rappeler qu'au niveau mondial, un quart des sols sont estimés dégradés, dont près de la moitié sont des sols agricoles. On estime à 3 millions les hectares de terres arables perdus chaque année sous l'action de l'érosion, hydrique ou éolienne. La FAO estime le coût annuel de cette dégradation à 1 milliard d'euros, hors surcoûts corrélés, comme la perte en biodiversité.

La littérature scientifique indique une moindre dégradation chimique, physique ou biologique des sols utilisés en agriculture biologique. Cela signifie une moindre toxification des sols, une moindre érosion et une activité biologique renforcée. Pour autant, il est difficile de proposer une quote-part de ces moindres dégradations et de les évaluer de manière systématique, tant elles dépendent des pratiques mises en oeuvre.

Nous avons estimé les externalités positives, comme la séquestration de carbone dans les sols. Les pratiques en agriculture biologique favorisent davantage les légumineuses dans les successions culturales, réservent une part plus importante aux prairies, avec moins de maïs ensilage. Cela a pour conséquence de générer des stocks de carbone plus importants. On peut le chiffrer économiquement en utilisant la valeur tutélaire du carbone, plus élevée que la valeur marchande du carbone proposée dans le rapport Quinet.

La qualité de l'eau est l'une des valeurs les plus étudiées à ce jour. Il existe un consensus sur la présence de pesticides dans de nombreux cours d'eau et nappes phréatiques. En ce qui concerne les nitrates, des travaux sur de grandes cultures dans le bassin parisien indiquent que la lixiviation par les nitrates est réduite de 30 à 40 % en agriculture biologique. Par ailleurs, un rapport de 2016 du Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAER) a conclu que « la gestion curative ne saurait constituer une solution durable ». Cela signifie que, d'un point de vue économique, il est plus onéreux de passer par du curatif que par du préventif.

Si l'on ajoute aux coûts de traitement les coûts d'évitement et que l'on rapporte la somme à l'ensemble de la surface de grande culture française, on obtient un coût de 20 à 46 euros de l'hectare en agriculture conventionnelle. Mais si l'on considère les aires d'alimentation de captage, à enjeux hauts, le coût de la dépollution atteint, selon les situations, entre 49 et 309 euros de l'hectare.

Pour autant, il faut signaler que ces coûts d'installation et de traitement ne seront que partiellement évités, voire pas évités, si les conversions à l'agriculture biologique sont diffuses sur le territoire. Pour obtenir un impact positif sur la qualité de l'eau, un effet masse est nécessaire sur les aires d'alimentation de captage.

Dans le domaine de la biodiversité, on sait que des populations emblématiques, comme les oiseaux et les abeilles sauvages, sont très touchées, certaines ayant subi une diminution de moitié en l'espace de trente ans. Les chercheurs ont étudié les effets directs létaux et non létaux des pesticides sur la faune – ils peuvent affecter les comportements, la reproduction, perturber les populations et à long terme les fragiliser – et leurs effets indirects.

Pour autant, il est difficile d'isoler des facteurs qui se combinent et entrent même en synergie, des populations affaiblies devenant d'autant plus sensibles aux pesticides. On observe des interactions entre stress alimentaires et stress pathologiques, liés à la présence de ravageurs et à la disparition des habitats. Ce déclin est multifactoriel : des thèses en cours à l'INRA cherchent à préciser l'impact de chacun des facteurs.

Pour ce qui est des services rendus, nous avons plus particulièrement regardé la régulation biologique apportée par la faune auxiliaire et la pollinisation. Ces deux services sont supérieurs en agriculture biologique, notamment en grande culture. Un travail de thèse a montré que le rôle de la mosaïque paysagère est prépondérant dans la régulation biologique, avant même celui du mode de production, d'où l'intérêt de la trame verte.

La pollinisation est également favorisée par l'agriculture biologique. Des économistes de l'INRA ont estimé ce service rendu, à l'échelle de l'Union européenne, à 22 milliards d'euros. Cette part est calculée avec des ratios de dépendance à la pollinisation. Les grandes cultures, en l'occurrence, sont peu dépendantes.

Un travail dirigé par Bernard Chevassus-au-Louis en 2009 fait référence. Il a consisté à estimer les consentements à payer, soit le coût consenti pour préserver la vie d'un oiseau ou d'un poisson. La fiabilité d'une telle démarche doit néanmoins être interrogée, dans la mesure où les résultats sont très dépendants des échantillons interrogés, peuvent être biaisés et fort subjectifs. Nous ne sommes donc pas allés plus avant sur l'affectation d'une valeur à la vie de ces différentes espèces.

Concernant les émissions de gaz à effet de serre et la consommation de ressources peu ou non renouvelables, la littérature donne des résultats très variables selon les situations nationales, mais aussi selon les systèmes de production. Ce qu'il faut retenir, c'est le poids très important dans les résultats de l'unité fonctionnelle à laquelle on rapporte ces émissions de gaz à effet de serre. Lorsque les émissions sont rapportées à l'hectare, l'agriculture biologique est mieux placée, avec de moindres émissions. Mais lorsque l'on passe à un indicateur par kilo de produits, le bio devient comparable, voire supérieure, du fait d'un facteur majeur, le niveau de productivité.

L'analyse est la même pour l'énergie, l'unité fonctionnelle joue. Des effets de compensation vont aussi se mettre en place : l'agriculture biologique recourt moins aux fertilisants azotés, dont la production est très gourmande en énergie, mais ses rendements sont plus faibles. L'agriculture biologique consomme moins de phosphore, une ressource qui se raréfie, mais elle reste dépendante des stocks historiques.

La ressource foncière est liée à la question de rendement puisque, pour produire la même quantité, l'agriculture biologique a besoin de plus de surface. À notre sens, et pour de nombreux chercheurs, cette question ne peut se traiter qu'en élargissant le périmètre d'analyse, avec une vision plus systémique des modes de consommation, de la question du gaspillage et des autres usages de sols, notamment d'énergie. Un travail, en cours de publication, indique, à partir de la cohorte BioNutriNet, qu'à régime alimentaire égal, une consommation bio générerait un surcroît de consommation de terre estimé, avec les chiffres de rendement proposés par Solagro, à 18 %. Pour les régimes alimentaires bio, qui intègrent une moindre part carnée, l'occupation des terres est potentiellement diminuée, malgré les rendements plus faibles de l'agriculture biologique.

Le volet santé comporte trois sous-volets : intrants pesticides, intrants additifs et intrants antibiotiques. Sur les pesticides, nos difficultés méthodologiques tiennent à la diversité des expositions, qui peuvent être orales, percutanées, respiratoires, et se combiner. Les effets sont liés à la toxicité aiguë ou à l'exposition chronique. Si, pour la toxicité aiguë, les choses sont plus aisées à quantifier, les effets liés à l'exposition chronique sont bien plus difficiles à évaluer. Il est difficile d'établir des causalités, du fait du caractère multifactoriel des maladies et des effets retard par rapport à la symptologie.

Pour autant, nous avons accompli des avancées considérables ces dernières années. Un rapport de l'Inserm, en 2013, a établi des liens entre une exposition à certaines familles de pesticides et certaines maladies professionnelles. Par ailleurs, en 2014, l'ANSES a mis en évidence, pour la population générale, des risques chroniques pour sept résidus de pesticides et des risques aigus pour dix-sept substances. Depuis, certains de ces pesticides ont été interdits. Des études récentes ont étudié les effets cocktails des molécules qui, mises en synergie, augmentent leur dangerosité respective et les effets, à faible dose, des perturbateurs endocriniens.

Qu'en est-il d'une éventuelle contamination biologique, du fait du moindre recours aux pesticides ? Cela n'entraîne-t-il pas une plus forte présence de mycotoxines, de contaminations microbiologiques ? Le rapport de l'INRA de 2013, qui faisait suite à une demande du CGAER, a conclu qu'il n'y avait pas de différence systématique. Les situations sont variables et on ne peut mettre en évidence un bénéfice de l'agriculure biologique ou de l'agriculture conventionnelle sur ce point.

Pour chiffrer les coûts directs, liés, par exemple, aux maladies des professionnels, nous pouvons utiliser ce que certains économistes appellent la valeur de la vie statistique (VVS), soit ce qu'une société consent à affecter pour éviter un décès. Cette valeur est plus ou moins élevée, mais pèse très fortement dans les calculs, puisqu'elle peut varier, selon les études, entre 3 et 8 millions euros par décès évité.

S'agissant des additifs, rappelons que seuls 50 % des 320 additifs utilisés en agriculture conventionnelle sont autorisés en agriculture bio. Les colorants sont interdits en bio, sauf pour quelques fromages traditionnels. Pour certains de ces colorants, des liens ont été identifiés avec des problèmes sur des enfants souffrant de troubles de l'attention etou hyperactifs. On a aussi observé des réactions allergiques au « beleu patenté » E131. S'agissant des conservateurs, la littérature a montré que le benzoate de sodium E211 avait un effet in vitro sur les adipocytes de souris, avec un impact sur la sécrétion de leptine qui joue dans le phénomène de satiété : la substance serait donc obésogène. Ce mécanisme est également décrit à l'échelle humaine.

Au moins 50 % des antibiotiques sont destinés à l'élevage. La réglementation en bio limite le recours aux antibiotiques. Des études permettent d'identifier que le recours aux traitements allopathiques – antibiotiques – en élevage bovin conventionnel est 3,5 fois plus élevé qu'en élevage biologique.

Au niveau de l'Union européenne, on estime à 25 000 le nombre de morts prématurées liées à l'antibiorésistance, qui est croissante. Si on calcule les coûts directs médicaux, les coûts indirects comme la perte de productivité et que l'on applique la fameuse VVS, alors le chiffrage de cette mortalité augmente. Rapporté à la population française, on parlerait de 10 milliards d'euros par an. Il y a bien un bénéfice de l'agriculture biologique, mais pouvoir le chiffrer en euros est plus difficile, d'autant que le transfert des résistances entre les bactéries humaines et animales existe. Les chercheurs indiquent qu'ils ont du mal à estimer de manière fine l'importance de ce processus de transfert.

Sur la santé, quelles sont les externalités positives, les services rendus par l'agriculture biologique ? Ses produits possèdent des qualités nutritionnelles, grâce aux antioxydants ou aux nutriments, plus nombreux. Dans la cohorte BioNutriNet, unique dans le monde, on observe moins d'obésité et moins de pathologies associées à l'obésité, telles les maladies cardiovasculaires, chez les consommateurs bio. Mais ceux-ci observent des régimes alimentaires plus sains, plus proches des recommandations, ainsi que des modes de vie plus sains. Les chercheurs ont approfondi les résultats de 2013 en publiant l'année dernière un nouvel article : à régime équivalent, l'agriculture biologique a malgré tout un effet positif. L'hypothèse que formulent les auteurs est que cela serait lié aux résidus et aux effets perturbateurs des pesticides de synthèse sur le métabolisme humain.

Un tableau de synthèse permet de rassembler les différentes catégories que nous avons instruites, les externalités environnementales, les externalités liées à la santé humaine et au bien-être animal. Globalement, les bénéfices de l'agriculture biologique sont nombreux, hormis sur l'utilisation des terres, une question qui devrait faire l'objet d'une analyse plus globale, selon un périmètre plus large. La colonne dédiée aux chiffrages économiques laisse apparaître beaucoup de points d'interrogation, et les fourchettes indiquées sont relativement larges.

À l'étude de l'ensemble de la littérature, il nous semble que le soutien à l'agriculture biologique est largement justifié. Pour autant, il est impossible de fonder scientifiquement avec précision cette rémunération sur le calcul de chacune de ces externalités. Il conviendrait peut-être que le soutien public prenne en compte les différentiels de marge.

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