Intervention de Yves Struillou

Réunion du mercredi 20 juin 2018 à 18h05
Commission d'enquête sur les maladies et pathologies professionnelles dans l'industrie risques chimiques, psychosociaux ou physiques et les moyens à déployer pour leur élimination

Yves Struillou, directeur général du travail :

La direction générale du travail est une administration centrale classique, qui élabore les dispositions régissant les relations de travail, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif : c'est l'objet de la sous-direction des relations individuelles et collectives de travail qui regroupe environ 65 personnes. Le deuxième pilier de la DGT – qui compte 223 agents équivalents temps plein (ETP) – est constitué par la sous-direction aux conditions de travail, dont M. Frédéric Tézé assurera dans quelques semaines la direction. Divisée en trois bureaux, elle compte 55 agents.

La DGT a pour particularité d'être aussi l'autorité centrale du système d'inspection du travail, au sens de la convention n° 81 de l'Organisation internationale du travail (OIT). Elle pilote et évalue l'action de l'inspection du travail. J'exerce cette fonction, assisté par le service d'animation territoriale.

Outre la qualité de ses agents, ce qui fait la force de la DGT depuis sa création est sa connaissance du terrain, puisée dans les « notes de quinzaine » que produisent les unités départementales des directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE). Ces notes balaient l'ensemble du champ de compétence de la direction générale et concernent donc aussi bien les relations individuelles, les relations collectives que l'hygiène, la sécurité ou les conditions de travail. Elles nous permettent de saisir la réalité du terrain, dans ses aspects tant positifs que négatifs. Je m'attache à lire toutes les déclarations d'accidents du travail mortels ou graves qui remontent des services déconcentrés. Le dernier accident en date est la chute mortelle de 18 mètres d'un entrepreneur du bâtiment.

Cette connaissance des réalités nous conduit à intégrer leurs évolutions dans la législation. Ainsi, nous avons proposé d'instaurer des sanctions administratives : jusqu'à présent, en matière de santé et de conditions de travail, le contrôle pouvait déboucher sur une modification de la situation, mais en cas de résistance à la mise en conformité légale, nous n'avions d'alternative que de dresser un procès-verbal. Or vous savez combien les procédures pénales peuvent être longues. Cela introduit un décalage entre la nécessité d'intervenir immédiatement et la sanction, qui peut être effective plusieurs années après les faits. L'articulation entre la connaissance du terrain et la conception de la réglementation a permis de mettre en place des sanctions administratives. Outre qu'elles peuvent être dosées par l'administration, celles-ci sont immédiates – c'est le privilège de l'exécution du préalable – et permettent d'intervenir dans des situations imposant une modification rapide de l'existant.

Mais élaborer la réglementation ne suffit pas : encore faut-il s'assurer de son application. Le code du travail doit être un droit vivant, qui s'applique et évolue. Dans le dossier de l'amiante, le Conseil d'État, par une décision de principe de l'assemblée du contentieux sur la responsabilité de l'État, a défini il y a une dizaine d'années les responsabilités de l'administration, plus particulièrement celles de la DGT et de son directeur, censés suivre les évolutions techniques et les évolutions du travail. On ne peut plus accepter de l'administration qu'elle puisse dire au juge qu'elle ne savait pas.

Il faut se mettre en mesure de savoir. Mais comme nous touchons aux évolutions du travail, à la technique, à la science, il se peut que nous ne sachions pas encore. Nous devons donc nous donner les moyens de faire évoluer nos connaissances.

Le drame de l'amiante a constitué un séisme qui a remis en cause, dans le sens positif du terme, l'action de l'administration, notamment celle de la DGT. Il a posé la question de l'efficience d'un système de prévention global, dans lequel s'insère la DGT. La DGT assure en effet la coordination des différents acteurs publics et privés, comme les organismes à gestion paritaire, les caisses régionales d'assurance-maladie (CRAM) et les caisses d'assurance retraite et de santé au travail (CARSAT), afin que leurs actions convergent au profit d'objectifs communs. L'amiante a posé le problème de l'évolution de la réglementation, de son contrôle et de son adaptation permanente. C'est au travers de ce prisme que je présenterai, plus particulièrement dans le domaine de la prévention des maladies professionnelles, l'action de la direction que j'ai l'honneur de diriger.

Les déclarations de maladies professionnelles nous poussent à un constat qui ne peut être que négatif : bien qu'il existe un biais, dû à une meilleure connaissance et à une meilleure prise en charge, le nombre de maladies professionnelles progresse et ne peut que nous interroger sur l'efficacité de notre action.

Pour autant, il ne faut pas occulter l'action quotidienne très difficile de nos services. Il s'agit d'abord de batailler pour certains dossiers avec d'autres administrations et souvent plusieurs interlocuteurs. Je pense notamment au dossier des valeurs limites d'exposition, qui ont forcément des effets sur l'emploi. Il faut en discuter et trouver les voies et moyens qui permettent, sur la base de connaissances scientifiques solides, d'améliorer nos dispositifs de prévention.

Il serait faux de dire que tout est noir dans les actions que mènent quotidiennement les agents de contrôle de l'inspection du travail. Mais les conditions sont parfois très difficiles : ils ne sont pas forcément accueillis avec le sourire, y compris par les salariés, puisqu'ils sont censés créer des problèmes, interrompre les travaux, poser des questions, embêter le monde. C'est toutefois leur fonction, exercée dans le seul souci de prévenir la pathologie ou l'accident.

La culture de prévention, inégalement répartie, est l'un des problèmes auxquels nous nous confrontons – je vous ai cité l'exemple dramatique du chef d'entreprise, qui lui-même n'a pas assuré sa propre sécurité. C'est la raison pour laquelle l'un des axes du troisième plan « Santé au travail » (PST 3) est la prévention primaire. Il s'agit, à l'école, d'apprendre le geste sûr, qui concilie la qualité du travail, dont on doit être fier, la sécurité et la sûreté. Dans ce domaine, nous avons beaucoup à faire.

Je pense que nous ne valorisons pas suffisamment notre action dans le domaine des accidents du travail et des maladies professionnelles. Il n'est pourtant pas évident de repérer, lors d'une visite d'atelier ou de chaîne de montage, des postes spécifiques qui soumettent les salariés à des contraintes susceptibles de déboucher sur des altérations de la santé. Constater un trou sur un chantier est assez facile, mais déceler l'existence d'une sollicitation musculaire ou cardiaque forte peut difficilement se faire sans l'intervention d'autres acteurs. Nos services doivent donc travailler, à l'intérieur de l'entreprise, avec les représentants du personnel, le médecin du travail, l'équipe d'ergonomie. Nos directions régionales comptent par ailleurs des ingénieurs de prévention, qui viennent en appui.

Il nous arrive aussi d'intervenir seuls, notamment sur les chantiers de décontamination de l'amiante. Entrer en zone de décontamination suppose d'avoir suivi une formation et de respecter une procédure contraignante, dont on sait qu'elle s'impose aux salariés quatre à cinq fois par jour. J'estime qu'intervenir en zone de décontamination relève bien de notre mission – je l'ai fait moi-même. C'est un débat que j'ai avec mes organisations syndicales, mais sur ce point, je n'ai pas d'état d'âme : la DGT doit être là où sont les travailleurs. Cela ne signifie pas que nous devions intervenir dans n'importe quelles conditions et ne pas assurer la sécurité de nos propres agents. Quant à l'intérêt d'intervenir pour les salariés, je vous ferai passer une photo qui montre l'un d'entre eux portant des claquettes de plage en zone de décontamination…

La feuille de route que j'ai adressée aux directions régionales définit les actions prioritaires pour l'année 2018, au titre de la prévention des risques professionnels et de l'amélioration des conditions de travail. Deux axes s'en dégagent : la prévention des chutes de hauteur et une action spécifique sur l'amiante, avec des contrôles ciblés.

Nous rencontrons un problème de pilotage du système, en premier lieu parce que le fonctionnement en système n'est pas dans nos habitudes. Nous devons nous efforcer d'agir de manière plus efficace, notamment sur les pathologies et les maladies professionnelles, car ce sont elles qui sont le moins détectables à l'oeil nu. Nous devons donc nous appuyer sur des experts et être capables de mobiliser tout un réseau.

Au niveau national, le PST 3 n'a pas été élaboré dans un bureau de la DGT, mais avec les partenaires sociaux, au sein du groupe permanent d'orientation, lui-même émanation du conseil d'orientation des conditions de travail (COCT). Il a recueilli l'assentiment de toutes les parties : les organisations professionnelles, dont celles des PME, et l'ensemble des organisations syndicales.

Nous étions d'accord sur un constat : nos difficultés tiennent en partie à la culture de prévention, absente ou limitée dans l'organisation du travail, la formation initiale et la formation continue. Nous manquons d'outils pour fédérer les initiatives qui existent en France. Ce pourrait être, par exemple, une école de la santé au travail.

Alerter les employeurs et les salariés sur la prévention est la mère des batailles, une bataille que l'inspection doit mener avec les partenaires sociaux. Il est important que nous portions ensemble le message. Nous avons conscience que nous pouvons nettement mieux faire au niveau national. La réglementation est largement suffisante sur les principes de prévention qui s'appliquent aux maladies professionnelles – pour l'exposition aux risques chimiques, évaluer, expertiser, réduire et supprimer ; il nous reste à progresser dans l'action commune, avec l'ensemble des acteurs. Nous pouvons commencer par supprimer les doublons : l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT) et les CARSAT traitent des risques psychosiaux par exemple, et nous avons nous-mêmes publié, avec l'ANACT et l'INRS, un guide : Le syndrome d'épuisement professionnel ou burnout. Mieux comprendre pour mieux agir.

Avec 55 agents, nous n'avons pas la prétention de tout savoir sur tous les risques. Le rôle principal de la DGT est de servir d'aiguillon. C'est le cas du PST 3, que nous instruisons à la mesure de nos moyens. Contrairement à d'autres plans, le PST 3 ne dispose pas de crédits dédiés. En matière d'amiante, le plan d'actions interministériel visant à améliorer la prévention des risques liés à l'amiante (PAIA) bénéficie de crédits pour la connaissance du risque. J'aimerais que nous puissions disposer un jour d'un détecteur de fibres d'amiante, tant la question du repérage est essentielle. Le rôle de la DGT consiste donc à fédérer ces énergies, à faire travailler ensemble les acteurs, à jouer ce rôle d'aiguillon, d'interface.

Je donnerai un exemple, dans un domaine qui n'est pas celui de votre commission d'enquête. M. Frédéric Tézé a fait venir devant le groupe permanent d'orientation du COCT le délégué interministériel à la sécurité routière pour que les partenaires sociaux l'interrogent sur ce que la délégation faisait en matière de prévention – l'accueil a été, disons, modeste. De la même manière, nous avons invité le président de mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, de façon à réfléchir ensemble sur la culture de la prévention. Les enjeux sont importants : l'accident mortel qui a eu lieu il y a 5 ou 6 ans sur le réacteur EPR a été causé par un grutier qui, sous l'emprise du cannabis, n'a pas entendu les consignes.

Nous disposons d'un cadre stratégique et des outils nécessaires. Nous travaillons sur des sujets opérationnels cruciaux, comme l'exposition aux risques chimiques et la traçabilité de cette exposition. Ce dernier enjeu pose la question de la séparation – une muraille de Chine ? – entre santé au travail et santé publique. Bien que nous entretenions de bonnes relations avec le directeur général de la santé, la question se pose nécessairement. Le professeur Paul Frimat s'est vu confier une mission sur l'exposition aux agents chimiques dangereux et fera des propositions en ce sens. Mais j'avoue avoir du mal à comprendre que l'on puisse avoir des préventions à l'idée de partager avec le médecin du travail, sous réserve de l'accord du salarié, des informations sur l'état de santé présent et passé. Cela ne peut qu'améliorer la prévention globale. De la même manière, nous faisons face, sur le cancer du sein, maladie dont on sait qu'elle entraîne des ruptures du contrat de travail, à un trou noir en matière d'articulation. Comment se fait-il que l'on ne puisse pas orienter les services de santé au travail sur une action prioritaire de prévention ? Certes, il s'agit de santé publique, mais bien souvent, les salariés ne connaissent qu'un médecin préventeur : le médecin du travail.

Ce qui nous manque – et c'est l'objet de la mission confiée à votre collègue Charlotte Lecocq sur la santé au travail –, c'est de revoir un dispositif institutionnel qui comporte des doublons, mais souffre aussi de lacunes. Il nous faut reconsidérer les choses. Sans vouloir négliger la force de frappe que représente le corps de l'inspection, je dirai que les bataillons de la santé au travail se trouvent dans les services de santé au travail. D'autant qu'ils se sont étoffés : la baisse des médecins du travail a été compensée par la progression du nombre d'infirmières et d'ingénieurs de prévention.

Les premières pathologies professionnelles sont les troubles musculo-squelettiques : comment intervenir sur les troubles musculo-squelettiques (TMS), si ce n'est par une action conjointe des services de l'inspection et des services de santé au travail ? Si la prévention est l'une des priorités du PST 3, c'est que la marche, sur le plan culturel, est très haute – sur le plan législatif, le dispositf est à peu près complet. Dans les TPE et les PME, il faut une prise de conscience des salariés et des représentants du personnel pour que la culture de prévention devienne un réflexe dans l'acte quotidien du travail.

Les interlocuteurs doivent aussi se mettre à la disposition, en quelque sorte, des petites entreprises. Sur l'exposition au styrène, par exemple, il n'y a pas de commune mesure entre Bénéteau, qui fabrique d'immenses bateaux, et le petit artisan qui emploie neuf salariés. C'est à lui que l'administration doit accorder la priorité, en lui fournissant les capacités et l'expertise nécessaire pour réduire au maximum les risques.

Voilà, en quelques mots, le paysage. Nous avons beaucoup de travail. Les principes qui avaient été énoncés par Pierre Caloni, le fondateur de l'Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics (OPPBTP), restent valables. C'est avant le drame qu'il faut agir, mais l'action est parfois compliquée.

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