Intervention de Jean-Paul Lecoq

Réunion du mercredi 11 juillet 2018 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Paul Lecoq, rapporteur :

En effet, toutes les puissances nucléaires sont très attachées à leur arme atomique, facteur de puissance et élément présenté comme indispensable à leur sécurité. Toutes se livrent à un effort considérable de modernisation de leur arsenal, même si c'est dans des proportions et selon des modalités variables selon les pays. Pour nous en rendre compte, faisons un rapide tour d'horizon des puissances nucléaires.

La Russie possède environ 7000 têtes nucléaires, dont environ 4000 sont fonctionnelles, et la moitié sont des armes tactiques, c'est-à-dire de courte portée, théoriquement employables sur un champ de bataille. La Russie conduit depuis 2010 un effort considérablement de réinvestissement dans ses capacités nucléaires ; il s'agit, d'une part, de renouveler des capacités vieillissantes héritées de l'époque soviétique, d'autre part, de développer des capacités de pointe pour maintenir la « stabilité stratégique avec les Etats-Unis ». Par ailleurs, la Russie a tendance à mettre en avant ses capacités nucléaires dans son face à face avec l'OTAN.

Les Etats-Unis ont à peu près 7000 têtes nucléaires comme la Russie, mais beaucoup moins d'armes tactiques. Moins de 2000 ogives au total sont opérationnelles. Les Américains conduisent un effort extrêmement important de modernisation de leur arsenal nucléaire qui devrait les conduire à dépenser 400 milliards de dollars en 10 ans. Dans la Revue de posture nucléaire publiée par l'Administration Trump en février, l'objectif d'un monde sans armes nucléaires semble abandonné, et les Américains annoncent le développement d'une nouvelle capacité nucléaire tactique en réponse à la stratégie nucléaire russe.

Le Royaume-Uni et la France sont tous deux engagés dans un mouvement de renouvellement et de modernisation de leurs composantes nucléaires. Il ne s'agit pas de développer de nouvelles capacités, mais d'améliorer les capacités existantes, officiellement pour « maintenir la dissuasion face à des capacités adverses accrues ». Cela s'apparente tout de même à une logique de course aux armements.

La Chine a un arsenal nucléaire sans commune mesure avec celui des Etats-Unis, avec moins de 300 têtes nucléaires ; mais elle le modernise considérablement dans une optique de rattrapage technologique avec les Etats-Unis. Elle est critiquée pour l'opacité qu'elle entretient sur son arsenal et sur la production de matières fissiles pour les armes.

Opacité, c'est sans aucun doute le terme qui convient au sujet de l'arsenal nucléaire israélien. Israël a choisi une posture d'ambiguïté nucléaire, consistant à ne pas nier ni affirmer qu'il possède la bombe. Il y a pourtant une unanimité pour considérer qu'Israël est une puissance nucléaire, sur laquelle nous n'avons donc que très peu d'informations, puisqu'il est impossible d'évoquer ce sujet avec des responsables israéliens.

Et enfin, s'il est bien une région du monde où la course aux armements est une réalité, c'est l'Asie du Sud. L'Inde et le Pakistan développent des nouveaux systèmes d'armes en s'observant mutuellement, tandis que l'Inde a également une stratégie vis-à-vis de la Chine. Les experts parlent d'un équilibre instable dans cette région : les doctrines nucléaires des deux pays semblent laisser une place à des stratégies d'emploi de l'arme nucléaire, en particulier au Pakistan, qui a développé un missile nucléaire de très courte portée. L'arsenal pakistanais est celui qui croît le plus vite au monde. Les deux pays ont actuellement environ 130 ogives, mais le Pakistan pourrait en avoir 250 d'ici 10 ans.

Et enfin, la Corée du Nord, qui est donc bien aujourd'hui une puissance nucléaire. Elle possède sans doute moins de 10 ogives, mais ses usines continuent à tourner. Et pour le moment, il n'existe pas encore de plan concret de dénucléarisation de la péninsule, malgré les annonces faites lors du sommet entre les Présidents Trump et Kim Jong-un en juin dernier.

Voilà pour le tour d'horizon des puissances nucléaires. Après, il y a les risques de prolifération nucléaire : à court terme, la crise iranienne, que nous avons déjà évoquée à plusieurs reprises dans notre commission. Mais en réalité, le risque de prolifération nucléaire n'est pas circonscrit à l'Iran, ni même au Moyen-Orient ; il est général et permanent, car il découle naturellement du maintien de la centralité des armes nucléaires chez les puissances dotées, en l'absence de désarmement.

Notre rapport montre que les puissances nucléaires doivent absolument travailler ensemble pour avancer concrètement sur des mesures de désarmement nucléaire progressives et vérifiables.

En effet, pendant 50 ans, elles ont mis l'accent sur l'impératif de non-prolifération nucléaire, qui a été au coeur des négociations multilatérales. Mais aujourd'hui, cette logique s'épuise. Les Etats non dotés de l'arme nucléaire commencent à se lasser de l'injustice du TNP, qui renvoie aux déséquilibres de la gouvernance mondiale, avec les blocages à répétition du Conseil de sécurité de l'ONU.

L'adoption par 122 Etats de l'ONU d'un traité d'interdiction des armes nucléaires (TIAN), en juillet dernier, a illustré ce mouvement de protestation de la communauté internationale face à l'inertie du TNP, et sa volonté de changer de paradigme en se centrant sur l'objectif du désarmement nucléaire.

En pratique, le TIAN exprime un idéal mais ne donne pas vraiment les moyens d'y parvenir. Il ne répond pas aux préoccupations de sécurité des Etats, qu'on doit pourtant impérativement prendre en compte pour progresser sur le désarmement.

Pourtant, le TIAN est le fruit d'un mouvement de fond de la société civile qui aspire à la paix et à plus de justice dans les rapports internationaux. En tant que tel, il doit être pris au sérieux par les puissances nucléaires, et notamment par la France, qui doit s'efforcer d'apporter des réponses à ces attentes.

A cette fin, notre rapport comporte 11 recommandations qui vous ont été distribuées. En substance, la France doit en permanence, avec volontarisme, s'efforcer de faciliter le dialogue : dialogue entre les puissances nucléaires sur la question du désarmement, dialogue pour apaiser les tensions entre l'Inde et du Pakistan, dialogue sur les problématiques de sécurité sur la péninsule coréenne également. A ce sujet, il n'est pas de discussion possible sans relations, et notre rapport pose la question du rétablissement de relations diplomatiques avec la Cotée du Nord. Je rappelle que notre pays est à cet égard, dans une situation singulière en Europe.

Par ailleurs, notre rapport estime que la France pourrait être plus volontariste sur certains pas concrets susceptibles d'initier une dynamique de désarmement. En particulier, nous pourrions faire davantage pour promouvoir l'entrée en vigueur du traité d'interdiction complète des essais nucléaires (TICE), que nous avons ratifié, à la différence de 6 autres puissances nucléaires.

Nous pensons également que la France doit s'engager pleinement en faveur d'une interdiction de la production de matières fissiles pour les armes, qui pourrait aller jusqu'à la destruction progressive des stocks existants : ce serait, pour le coup, une vraie mesure de désarmement.

Enfin, nous pensons que la France pourrait faire preuve de davantage de pédagogie et de transparence au sujet de sa propre arme nucléaire, dans une optique d'exemplarité, alors que nous disons être une « puissance nucléaire responsable ». Nous avons tous constaté combien nos informations étaient réduites sur le budget de la dissuasion nucléaire lors de l'examen de la loi de programmation militaire. Nous comprenons la nécessaire confidentialité qui entoure ces sujets, mais nous pensons qu'il serait possible de mieux informer le Parlement, le cas échéant en créant une structure parlementaire ad hoc sur le modèle de la Délégation parlementaire au renseignement.

La France doit également mieux travailler sur les perceptions, en réinvestissant l'espace francophone qui est très majoritairement hostile à la dissuasion nucléaire, mais aussi en atténuant ses critiques à l'encontre du traité d'interdiction de l'arme nucléaire et des pays qui l'ont ratifié.

Voici, en quelques mots, la substance de notre travail, qui comporte peut-être plus d'interrogations que de réponses. Nous pensons en tout cas que notre commission doit tenir son rôle pour suivre et appuyer les négociations relatives au traité de non-prolifération nucléaire dans la perspective de la prochaine Conférence d'examen qui se tiendra en 2020.

Pour finir, je voulais remercier tous les personnels qui travaillent à la dissuasion nucléaire de la France : ingénieurs, militaires, dirigeants politiques, diplomates – nous avons eu le plaisir d'entendre beaucoup vanter notre diplomatie par nos partenaires étrangers lors de nos déplacements ; nous avons indéniablement des diplomates responsables, conscients de ce qu'ils ont entre les mains, et nous pouvons en être fiers.

Je termine par une remarque personnelle. En tant que Français, il est indéniable que l'arme nucléaire nous donne un statut et une puissance extraordinaire ; mais quelle injustice ! Au nom de quoi pouvons-nous prétendre à un tel statut et l'interdire aux autres ? En tant que citoyen du monde, cette situation me choque. Cela conduit à un monde déséquilibré et instable. En cela, je pense qu'il est juste de souligner l'exigence d'un désarmement nucléaire global, même si le TIAN n'est peut-être pas le moyen le plus efficace d'y parvenir.

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