Intervention de Jean Paillusseau

Réunion du mercredi 18 juillet 2018 à 9h00
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises

Jean Paillusseau, professeur émérite à l'université Rennes :

Lorsque j'ai confirmé ma venue à cette audition, j'ai demandé que l'on mette à votre disposition deux articles que j'ai rédigés récemment. Le premier, « Entreprise, société, actionnaires, salariés, quels rapports ? », vient de sortir au Dalloz et dans lequel j'expose de façon synthétise toutes mes idées. On peut aisément s'y reporter. J'ai écrit le second, « Comment les activités économiques révolutionnent le droit et les théories juridiques », l'année dernière. Ils sont intimement liés.

Je ne reprendrai pas les idées que vient d'exposer Mme Notat, d'autant que je suis entièrement d'accord avec les analyses et les conclusions du rapport Notat-Senard. Je vous expliquerai pourquoi je considère que la formulation actuelle de l'article 61 du projet de loi est excellente. Ensuite, je proposerai peut-être une petite modification à l'article 1833 du code civil. Là encore, je vous expliquerai pourquoi.

Je suis juriste. J'ai créé la Fondation nationale pour l'enseignement du droit de l'entreprise (FNDE), avec des collègues et des associations professionnelles. J'ai également créé le diplôme de juriste conseil d'entreprise (DJCE), formation que j'ai dirigée pendant vingt-six ans, ainsi que le Centre de droit des affaires (CDA) que j'ai également dirigé pendant vingt-six ans. Mais j'ai toujours eu un pied dans la réalité de l'entreprise. En 1961 – cela ne date pas d'aujourd'hui ! – j'ai créé un cabinet de conseil juridique. Quelques années après, nous étions dix, et mes neuf partenaires étaient d'anciens étudiants. Nous nous sommes développés et nous avons traité de nombreux dossiers, dans divers secteurs. Quinze ans après, nous avons fusionné avec une firme d'audit et je me suis retiré. J'en ai tiré plusieurs enseignements du point de vue juridique. Au début des années 1960, de très belles PME étaient exploitées sous forme d'entreprises individuelles. Les chefs d'entreprise avaient l'envie de se mettre en société, de transformer leur entreprise en société. C'est là que se situe le rapport entre l'entreprise et le droit. Notre façon de procéder était alors la suivante. Nous nous rendions dans l'entreprise, nous analysions ses activités, ses actifs, sa stratégie, ses résultats financiers, son résultat brut d'exploitation ou encore son chiffre d'affaires, avant de décider de la forme à lui donner. Cela m'a conduit à constater un déphasage total avec le droit des sociétés. J'ai fait une thèse, à l'époque, que j'ai soutenue en juin 1965 – c'est très récent ! – sur « la société anonyme, technique d'organisation de l'entreprise ». J'y aboutissais aux conclusions suivantes. La société, anonyme ou autre, n'est pas la personnalisation juridique d'un groupement d'associés, mais une technique d'organisation et de personnalisation juridique. L'objet social est un élément essentiel de la société : c'est l'activité économique qu'elle exerce. La société doit être gérée dans l'intérêt social, qui est celui de l'entreprise. J'ai soutenu cette thèse voilà plus d'un demi-siècle et jamais je n'aurais imaginé que l'on puisse ce matin, si longtemps après, encore discuter de ces questions. La seule différence, peut-être, est qu'à l'époque, la responsabilité sociale des entreprises (RSE) n'existait pas.

En 1984, j'ai publié un article, « Les fondements du droit moderne des sociétés », qui a fortement inspiré la réforme du droit des sociétés dans la loi de 1985, en particulier la rédaction de l'article 1832. Je le sais car les auteurs de la loi me l'ont dit. Vous retrouverez d'ailleurs des références à mes idées dans les travaux parlementaires, notamment celle visant à consacrer la théorie moderne des sociétés. Je considère qu'à l'époque, le législateur a fait une très bonne analyse et pris de bonnes décisions : mettre l'activité économique au centre de la définition de l'article 1832 et créer la société unipersonnelle. C'était tout à fait remarquable. C'est la raison pour laquelle je serais, pour ma part, relativement opposé à toute modification de cet article du code civil.

Par ailleurs, dans le cadre d'une mission de la Banque mondiale, on m'a demandé de concevoir et rédiger en partie un code de droit commercial pour la Guinée-Conakry. J'ai souhaité que l'on retire la mention de « droit commercial » pour retenir l'intitulé de « code des activités économiques ». C'est ce qui a été fait. Dans ce code, qui a été promulgué par une loi de 1992, j'ai notamment institué la société anonyme unipersonnelle. J'ai ensuite travaillé sur le droit de l'Organisation pour l'harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA), sur l'acte uniforme sur les sociétés – et là encore, j'ai institué la société unipersonnelle.

C'est ensuite que s'est développée en France la vague de submersion de la corporate governance et de la shareholder value. Les idées de Friedman et de l'École de Chicago ont envahi notre pays. C'est la raison pour laquelle je parle de vague de submersion. Pendant longtemps, l'on n'a plus parlé que de la théorie contractuelle des sociétés.

Puis, en juin 2007, la crise des subprimes commence aux États-Unis. À l'automne 2008, Lehman Brothers se déclare en faillite. La financiarisation de l'économie, promue par Ronald Reagan et Margaret Thatcher, va s'écrouler, mais elle aura affecté l'économie réelle de façon extrêmement importante. Aujourd'hui, l'on revient sur les effets de cette financiarisation et sur ses conséquences sur l'évolution du droit. Et je suis très heureux que nous puissions nous retrouver ici pour affirmer qu'il faut autre chose.

Je reviens au rapport Notat-Senard et à sa transposition dans l'article 61, pour exprimer trois observations. La première est que l'on doit tenir compte de la grande diversité des sociétés. À mon sens, l'article 1832 pèche par excès dans la mesure où il s'applique aussi bien à une société patrimoniale – des personnes qui veulent mettre en société civile immobilière un immeuble dans une perspective d'héritage, par exemple – qu'à une entreprise comme Total ou Carrefour. Ma deuxième observation est qu'il faut distinguer la personnalité morale de la société, que j'appelle la société personne morale, de la société elle-même. Enfin, j'approuve entièrement la formulation de l'article 1833. Je suggérerais simplement d'ajouter peut-être que la société « personne morale » est gérée dans l'intérêt social, parce que tout repose sur cette idée de personnalité morale. C'est elle qui exerce l'activité. C'est elle qui est responsable. C'est en fonction de la société personne morale que sont organisés les droits des salariés dans l'entreprise. C'est une idée que je suggère. Encore une fois, l'on y pensait déjà il y a plus d'un demi-siècle !

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