Intervention de Jean-Luc Gaffard

Réunion du mercredi 18 juillet 2018 à 9h00
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises

Jean-Luc Gaffard, chercheur à l'OFCE :

Je m'exprimerai en tant qu'économiste, pour partager avec vous deux convictions, en tout cas deux messages – qui peuvent sembler en opposition avec ce qui vient d'être dit, mais qui ne le sont pas vraiment. Ma première conviction est que l'objectif de l'entreprise est de faire des profits. La seconde est que la création de richesse est une affaire collective. Ainsi, affirmer que seules les entreprises créent de la richesse est une parfaite stupidité. Cela nous conduit à nous demander pourquoi la question de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, dont nous avons vu qu'elle est ancienne, ressurgit aujourd'hui. Elle le fait tout simplement parce que nous sommes dans un contexte de recul des États et de leur pouvoir. Du fait de ce recul, les entreprises se sentent investies de davantage de responsabilités. Toute la question est alors de savoir si l'entreprise peut se substituer à l'État. La réponse est évidemment négative. Cela a des conséquences extrêmement importantes au regard de ce que l'on doit proposer face à la mondialisation – puisque évidemment, vous le savez bien, ce recul des États est lié au phénomène de mondialisation.

La première idée que je voudrais souligner est donc que l'entreprise ne peut pas se substituer à l'État, ou pas complètement du moins. En la matière, je citerai Milton Friedman. Je sais bien qu'il est celui qui est à l'origine de la shareholder value, et ceux qui me connaissent un peu savent que je suis plutôt keynésien que friedmanien – j'appartiens à l'ancien monde ! Mais il se trouve que dans son article de 1970 publié dans The New York Times, Friedman est certes opposé à la responsabilité sociale de l'entreprise, mais il précise que si l'entreprise prend des responsabilités autres que celle de faire du profit, elle taxera et choisira l'orientation de ses dépenses. Ce faisant, elle se substituera à l'État. Il ajoute que la taxation et le choix des dépenses publiques dépendent d'un pouvoir démocratique, législatif, exécutif et judiciaire, et qu'en aucun cas l'entreprise ne peut s'y substituer, ne serait-ce que parce qu'elle n'a pas l'information sur ce que peut être le bien public. Je n'irai pas au-delà s'agissant de Friedman, mais j'observerai simplement que les personnes sensées se rappellent que l'État est important, même si, chez Friedman, il est minimal.

Je voudrais néanmoins corriger cette vision des choses, en expliquant que l'entreprise n'est pas ce que les économistes traitent habituellement, cette sorte de robot qui répond à des signaux du marché. Faire des profits, c'est bien plus compliqué que cela. Je tiens en particulier à souligner, sous le contrôle de mon collègue juriste, que l'entreprise est pourvoyeuse de règles et de droit. Et cela ne date pas d'aujourd'hui. Le contrat de travail, par exemple, qui s'est substitué au contrat de louage – que l'on voit ressurgir dans certains secteurs, ce qui n'est pas sans gravité – a été initié par l'entreprise. Vous trouverez dans les ouvrages, ceux de Mme Blanche Segrestin en particulier, des informations très utiles sur l'histoire de l'entreprise à cet égard. Ce sont aussi les entreprises, d'abord aux États-Unis, qui ont mené une politique dite de hauts salaires, pour avoir compris que les salaires n'étaient pas nécessairement l'ennemi du profit. Il faut bien comprendre que cette création de règles par les entreprises ne peut survivre que si elle est généralisée, ce qui suppose le plus souvent une validation par l'État. Il existe donc un dualisme, avec un ordre juridique que j'appellerai public par commodité, et un ordre juridique issu des pouvoirs privés. Il ne faut absolument pas l'oublier, ni oublier non plus qu'il existe une hiérarchie dans les ordres juridiques. Il convient même de prendre conscience de cette situation pour faire évoluer notre perception à la fois de l'entreprise et de l'action publique.

La difficulté vient du fait qu'aujourd'hui, en raison de la concurrence entre les normes et les systèmes juridiques, nombre d'entreprises se soustraient à certaines contraintes sociales et environnementales. Elles en jouent, tout à fait logiquement. C'est un vrai problème. Bien sûr, j'entends ce que disait Mme Notat, certaines entreprises prennent des initiatives extrêmement utiles en matière sociale et environnementale avant même que l'État ne le fasse et parfois avant même qu'il n'imagine le faire. Mais cela ne peut se produire qu'à la condition que la concurrence et le fonctionnement du marché le leur permettent. En l'occurrence, il faut parfois que l'État intervienne pour rendre la concurrence équitable. Il importe de porter la plus grande attention à cette situation.

Ainsi, en réalité, derrière la question de la création de règles par l'entreprise, qui est essentielle, il faut comprendre que ces règles procèdent de la gouvernance. J'insiste donc sur le fait qu'il faut que vous vous préoccupiez de la question de la gouvernance des entreprises. Nous venons d'en parler. Nous savons très bien que ce qui a dominé le nouveau monde, dans les vingt ou trente dernières années, c'est la shareholder value, c'est-à-dire le fait que la gouvernance est déterminée par le pouvoir des actionnaires. La question n'est pas celle du profit, mais celle du terme auquel on recherche ce profit, court ou long. Une innovation coûte toujours avant de rapporter. N'importe quel chef d'entreprise le sait. Plus l'innovation est forte, y compris si elle est dite mineure mais engage des fonds très importants, plus le délai sera long avant d'en percevoir les bénéfices. Tout l'enjeu de la gouvernance consiste à faire de sorte que l'entreprise soit à même de franchir « les mauvais états de la nature », si je puis dire, et de jouer sur le profit à long terme. Cela met en cause le rapport que l'entreprise entretient avec les détenteurs de capitaux, qui sont l'une de ses parties prenantes. Le véritable enjeu consiste à leur permettre d'avoir une vision à long terme. Ce n'est pas le cas aujourd'hui, du fait même de la structure de l'actionnariat, lequel est dominé par des fonds de placement, notamment des fonds de pension, qui ont des visées à très court terme. Dès lors, comment modifier la structure de l'actionnariat ? Cela impose notamment d'interroger le lien qui existe entre la détention de l'action et les droits de vote, voire la distribution des dividendes. Il ne s'agit évidemment pas de contester le rôle majeur qu'a pu jouer la société par actions pour drainer des fonds vers l'investissement, mais de considérer dans quelle mesure les actionnaires sont de l'intérieur et non de l'extérieur, avec une vision de l'entreprise à long terme.

Par ailleurs, les actionnaires ne sont pas les seuls détenteurs de capitaux. Il faut aussi parler des banques, qui se sont progressivement retirées de leur activité standard, traditionnelle, pour devenir des banques de marché. C'est un véritable enjeu, et un enjeu européen. Derrière l'union bancaire, et même s'il existe une forte réticence sur le sujet en France, contrairement à l'Allemagne, il serait temps de revenir à des banques de proximité, avec des relations à moyen et long terme avec les entreprises. À cet égard, je voudrais souligner ici, devant les représentants éminents de la Nation, que le succès de l'Allemagne est davantage lié à son organisation industrielle qu'aux réformes Hartz. Il faut bien comprendre que les relations entre entreprises et banques, entre entreprises et sous-traitants ou encore entre entreprises et salariés, avec des administrateurs salariés qui représentent 50 % des conseils de surveillance, sont un élément très important de la compétitivité de l'industrie allemande. Il ne faut pas l'oublier.

Un engagement financier long, qui dépend de la structure bancaire et de la structure de l'actionnariat, est déterminant de l'engagement des autres parties prenantes. S'ils ont la garantie de durer dans l'entreprise, les salariés s'engageront eux aussi à long terme, pas seulement en bénéficiant d'un contrat à durée indéterminée, mais en investissant dans le capital humain. Cette opportunité leur est fournie par les financiers.

Vous aurez donc compris qu'au terme de ce bilan, l'on peut continuer d'être inquiet. Avec la mondialisation, nous ne disposons plus d'instances publiques qui permettent de garantir des engagements à long terme. Cela porte un enjeu considérable sur ce que doit être la politique européenne en matière de gouvernance d'entreprise, de réforme bancaire et de réforme des marchés de capitaux. Je suis d'ailleurs extrêmement inquiet quand on nous explique que le véritable enjeu vise à approfondir les marchés de capitaux et de faire reculer le poids des banques dans le financement de l'activité économique, publique comme privée. Nous savons pourtant ce qu'a pu vouloir dire l'approfondissement des marchés d'actions – nous avons parlé tout à l'heure de la crise de 2007-2008.

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