Intervention de François Ruffin

Séance en hémicycle du mercredi 12 septembre 2018 à 21h30
Équilibre dans le secteur agricole et alimentaire — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois Ruffin :

Monsieur le ministre, un spectre hante cette assemblée – du moins, je l'espère – , celui de l'effondrement écologique, celui d'un désastre non réversible. Mon premier engagement est plutôt tourné vers l'exigence d'égalité. Comme je l'explique toujours, en matière sociale, il y a des cycles : nous sommes dans un mauvais cycle depuis trente ans mais nous pouvons espérer que cela repartira. En matière écologique, ce qui est détruit ne sera pas reconstruit, il n'y a pas d'inversion possible : les glaciers fondus ne seront plus gelés, les forêts d'Amazonie ne seront plus remplacées. Il n'y a pas de marche arrière.

Pendant les vacances, j'avais emprunté des livres audio pour occuper mes mômes, assis à l'arrière, sur les routes de l'Ardèche. J'avais, entre autres, emprunté un conte du romancier israélien Amos Oz. Le résumé en est simple : les animaux ont déserté un village. Il n'y a plus un animal dans le village. On n'y voyait plus le moindre petit chardonneret, il n'y avait aucun poisson dans le torrent. Voilà des lustres qu'on n'y avait vu des insectes ou des reptiles, pas même des abeilles, des moustiques ou des mites. Un étrange silence y régnait en permanence. Les oies sauvages ne sillonnaient pas le ciel vide. Avec mes enfants assis à l'arrière, écoutant ce récit, je songeais : verront-ils encore des abeilles, des chardonnerets, des oies sauvages ? Et les enfants de mes enfants ?

En partant en vacances, j'avais deux chiffres en tête, qui avaient résonné très fort au printemps. Le premier, c'est que nous avons perdu un tiers d'oiseaux dans nos campagnes en trente ans. Ce chiffre vaut réquisitoire. Quant au deuxième chiffre, il vaut condamnation : 80 % d'insectes volants en moins, toujours en trente ans. Trente ans, ce n'est rien, à l'échelle de l'humanité : c'est à peine une génération – la mienne, la vôtre – , qui a détruit cela par sa consommation, par sa production.

Dans ce texte d'Amos Oz, il y a des marginaux. Ainsi, Emanuela, l'institutrice, tente de maintenir le souvenir des animaux. Elle fait faire des dessins aux enfants, qu'elle accroche sur les murs de l'école pour qu'ils se souviennent à quoi ressemblaient les animaux. Elle fait imiter les cris des animaux. Il y a aussi Almon, le pêcheur, qui offre des statuettes d'écureuil, de grues, pour que les enfants sachent encore à quoi ressemblent un papillon, un poisson, un poussin.

Mais les autres adultes préfèrent se taire. Ils préfèrent effacer leur crime, l'oublier. Un soir, l'un des enfants, Matti, prend son courage à deux mains et demande à son père pourquoi les animaux ont disparu du village. Celui-ci prend son temps avant de répondre, il se lève de son tabouret et se met à faire les cent pas dans la pièce, il hésite, puis il lui dit : « Alors voilà, Matti. Il s'est passé certaines choses ici, des choses dont il n'y a pas de quoi être fier. Mais nous ne sommes pas tous responsables, pas au même degré, en tout cas. Et puis, qui es-tu pour nous juger ? Tu es trop jeune. De quel droit nous blâmerais-tu ? Tu ne peux pas condamner des adultes. D'ailleurs, qui t'a parlé des animaux ? On a oublié, un point c'est tout ! N'y pense plus, personne n'a envie de se rappeler. Maintenant, descends me chercher des pommes de terre à la cave et arrête de parler pour ne rien dire. Écoute, Matti, on va faire comme si nous n'avions jamais eu cette conversation, comme si on n'en avait jamais parlé. »

Mes enfants toujours assis sur la banquette arrière et écoutant ce récit, je me suis demandé si, à notre tour, bientôt, nous devrions fuir cette question. Serons-nous, nous aussi, submergés par la honte, par la culpabilité de n'avoir rien fait ? Vous pourriez, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés de la majorité, être submergés par la honte, car vous savez. Vous avez les chiffres, toutes les statistiques, toutes les données de la catastrophe en cours ! Moins 30 % d'oiseaux en trente ans ? Vous le savez ! Moins 80 % d'insectes volants ? Vous le savez ! Sous terre, le nombre de lombrics divisé par dix ? Vous le savez ! La terre tout court : l'équivalent d'un département artificialisé tous les dix ans ? Vous le savez ! Ceux qui cultivent cette terre : la moitié des agriculteurs disparus en vingt ans ? Vous le savez ! Cette destruction sournoise, invisible et pourtant si rapide, de tout ce qui vit dans les airs, sur terre, sous terre ou de la terre, vous en êtes les complices ! Vous en êtes les complices par votre passivité, par la médiocrité de votre projet en ce moment clef dans l'histoire de l'humanité.

Bruno Dufayet, de la Fédération nationale bovine, est venu ici pour réclamer, je vous le rappelle, un nouveau contrat social entre les agriculteurs et la société. « Qu'attendons-nous ? », nous a-t-il demandé. « Vous voulez la compétition, le modèle néo-zélandais ? On le fera ! Une agriculture familiale, de proximité, qui intègre le bien-être animal ? On le fera ! Vous voulez tout à la fois ? C'est aux Français et à vous, les politiques, de fixer un cap. »

Mais le cap, on le cherche toujours, sans le trouver. Quelle agriculture voulez-vous ? Je pense que vous êtes infoutus de nous le dire ! Depuis un an que je vous écoute, je n'ai toujours pas compris quel était le cap fixé à nos agriculteurs.

Dans ce projet de loi, il n'y a rien ou presque : ce sont des mesures médiocres, rabougries, des trucs technicistes, pas à la hauteur de la catastrophe en cours, pas à la hauteur du désastre social, pas à la hauteur de la grand-messe des états généraux de l'alimentation, des quatorze ateliers, des milliers d'heures de réunion. Il n'y a pas d'ambition, pas d'horizon, pas de direction. On y trouve au mieux de bonnes intentions : la montée en gamme de l'agriculture française est aussitôt minée par un « en même temps », par des accords avec le Canada, le MERCOSUR, le Mexique, la Chine, le JEFTA, comme s'il fallait que l'agriculture française soit en permanence ouverte aux grands vents de la mondialisation, que l'on prenne des vaches à un endroit pour les faire passer dans un autre coin du globe – ce que Dominique Potier appelle à juste titre une « mondialisation shadok », qui paraît complètement absurde et que vous poursuivez néanmoins.

Dans mes propos, vous ne découvrez rien. Je ne cesse de vous le dire et de vous le répéter ; c'est peut-être la septième, huitième, neuvième, dixième fois que nous jouons le même scénario. Je radote et vous m'écoutez plus ou moins poliment mais, aujourd'hui, nous ne sommes plus seuls, car un autre spectre hante cette assemblée : celui de Nicolas Hulot. Il n'est pas parmi nous, il ne l'a jamais été dans ces débats et je l'ai toujours regretté. Son successeur n'est pas davantage présent et son absence est tout un symbole. Et pourtant, son fantôme rôde, il est derrière vous, il nous observe, il nous écoute, il nous juge.

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