Intervention de François Ruffin

Séance en hémicycle du jeudi 13 septembre 2018 à 9h30
Équilibre dans le secteur agricole et alimentaire — Article 1er

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois Ruffin :

Il y a quelques années, j'ai rencontré Régis Aubenas, qui est arboriculteur à Chateauneuf-sur-Isère. Cette année-là, il avait fait 75 000 euros de déficit. Je lui ai demandé si c'était parce que les Français n'aimaient plus les pêches et les abricots. Il m'a répondu non. Il m'a dit que c'était parce que l'Espagne, où les contraintes sociales et environnementales sont moindres, impose ses prix. « Je produis à 1,10 euro le kilo, m'a-t-il expliqué, et la grande distribution me les achète à 89 centimes. C'est le prix du marché. Le marché, le tout-marché. Aujourd'hui, le prix se fait sur l'autoroute. Oui, les prix peuvent changer jusqu'au dernier moment. Ça, c'est Sarko, la loi de modernisation économique », la LME, qu'il surnommait la loi « Leclerc Michel Édouard ». Il ajoutait : « Le prix est négociable tout le temps, mais toujours dans le même sens. »

C'est bien de cette situation qu'il s'agit de sortir. Elle concerne évidemment les fruits et les légumes au premier chef, puisqu'ils sont vendus directement à la grande distribution. On se rappelle cet arboriculteur qui expliquait en pleurant, au micro de France Inter, qu'il allait couper tous ses pêchers et ses abricotiers. Puisque nous parlions de l'Ardèche tout à l'heure, je me rappelle qu'un ami m'a montré une colline, autrefois cultivée et plantée d'arbres, qui est aujourd'hui bouffée par les ronces et les sangliers.

Cet abandon, qui touche les cultures, vaut aussi pour l'élevage laitier. Un éleveur m'expliquait par exemple qu'avec Lactalis, le prix n'est pas négocié, mais imposé à l'arrivée. C'est comme si, me disait-il, on ne connaissait le prix de la baguette de pain qu'après l'avoir achetée. C'est évidemment la fin des quotas qui a fait plonger les prix et qui a transformé une partie de nos agriculteurs en boursicoteurs. Cette logique de la fin des quotas laitiers se prolonge aujourd'hui, avec la fin des quotas betteraviers. On verra si la même cause produit les mêmes effets.

Il y a une cause unique à tout cela, la chute des cours, qui conduit à la misère, puisque le rapport de force est complètement déséquilibré entre la grande distribution et les industriels, d'un côté, et les paysans, de l'autre. Mais il existe parfois aussi un autre déséquilibre, entre les petits industriels et la grande distribution. Un producteur de tourteau fromager m'expliquait par exemple, à propos de la grande distribution : « Les négociations de prix de vente avec eux, c'est infernal. Mon dernier rendez-vous, dans le box, je suis sorti en pleurant. Au cours de ma carrière, je me suis bastonné avec des marins, pourtant, des dockers, mais c'est une gamine de trente ans qui m'a fait pleurer. Leur truc, c'est de vous imputer des retards de livraison. Ou ils vous obligent à faire une promotion, vous n'avez pas le choix. Il y a un tarif général, puis vous devez faire une réduction pour commande informatique. Ensuite, parce que vous livrez aux entrepôts et non en magasin, deuxième réduction. Et ensuite, tellement vous êtes content de travailler avec eux, troisième réduction. C'est le triple net, on appelle ça. Et ensuite, les sanctions. Pour retard de livraison. Ou, comme on n'a pas la fibre chez nous, au bourg, ça ne passe pas toujours bien par internet : sanction. Il nous faudrait une augmentation de 10 % et on aurait un prix honnête. Quand on voit qu'Auchan se rassemble avec Casino, c'est un cartel. »

Toute la question, c'est de savoir si, avec cette loi, nous allons parvenir à faire sauter ce cartel. Que faudrait-il faire ? Régis Aubenas, que je citais tout à l'heure, a lui-même apporté une réponse. En effet, les gens de terrain réfléchissent : même s'ils ont les pieds collés dans la boue, leur tête va au-delà de leur ordinaire. Il me disait: « On a besoin de prix minimums, de prix encadrés. Il faut des barrières pour les produits qui ne sont pas aux normes environnementales. Je ne suis pas le seul, plein de gens disent ça. On a une protection sociale. Pourquoi on n'aurait pas une protection économique ? Pourquoi on va laisser détruite des emplois qu'on ne retrouvera jamais ? Pourquoi on laisserait s'aggraver le chômage de masse ? » Et il concluait : « Ce dont je suis persuadé, c'est qu'il n'y a pas de compatibilité entre la poursuite d'une activité agricole en France et la libéralisation totale des marchés agricoles. »

Ce raisonnement est celui d'un homme de terrain, d'un paysan. Mais le grand professeur Marcel Mazoyer faisait exactement le même raisonnement, lorsqu'il est venu nous dire, ici même, qu'il fallait des réformes agraires, des accords internationaux pour réguler, et non pour libéraliser et un tarif extérieur commun pour empêcher les prix mondiaux de miner les prix intérieurs. Or ce qui se fait, pour l'instant, c'est tout l'inverse.

Plus surprenant: Olivier Allain, qui était le coordinateur des états généraux de l'alimentation, est lui aussi d'accord avec nous sur ce point. Nous avons échangé avec lui lors d'une « classe verte » qui s'est déroulée à Rungis. Il a déclaré : « Pour moi, en 1992, avec la réforme de la politique agricole commune, l'Europe a raté un tournant. Et la suite, en 1994, avec les accords de Marrakech. Se lancer dans la compétition à tout-va, dans le libre-échange sans frein, là, ça s'est mis à déconner. » Je l'ai interrogé, j'ai prononcé le mot interdit, je lui ai demandé s'il était « protectionniste ». Et il m'a répondu : « Protectionniste, oui, interventionniste, régulationniste. » Il a poursuivi : « Forcément, les crises, ça interroge. »

Il y a plus surprenant encore ! Je voudrais vous citer des propos de Michel-Édouard Leclerc. C'est une espèce de Janus à double face : on ne sait jamais de quel côté il va pencher. Lors d'une conférence, certes peu médiatisée, au Cercle interallié, il a déclaré, le 5 février 2018, au sujet des états généraux de l'alimentation : « Je déplore que nos ministres et décideurs prennent les problèmes du secteur sous l'angle de la morale, et non de la politique. Je déplore le manque d'ambition et de courage, comme si l'enjeu était seulement d'aller au salon de l'agriculture sans recevoir d'oeufs. [... ] Si la pauvreté de nos agriculteurs, c'est une cause nationale, très bien, mettons alors un prix minimum, un prix plancher. On a bien un salaire minimum, pourquoi pas un prix minimum du lait et de la viande ? Cette solution, ce n'est pas nous, du privé, qui pouvons la porter, c'est la politique. Si c'est une cause nationale, allons-y. » C'est Michel-Édouard Leclerc, le 5 février 2018, devant le Cercle interallié, qui vous dit, monsieur le ministre, qui nous dit à nous, parlementaires, qu'il faut un prix minimum, au moins sur le lait et sur la viande.

Vous êtes pris dans une contradiction. Vous savez qu'il est nécessaire de réguler ce marché et, en même temps, cette nécessité se heurte à votre doxa. Vous n'avez pas toujours fait preuve du même dogmatisme, monsieur Travert, puisque vous veniez d'un banc modéré du parti socialiste ! Cette nécessité de réguler se heurte en premier lieu à l'Europe, et Michel-Édouard Leclerc lui-même soulignait cette difficulté, quand il disait : « On a toujours un risque, cela peut vite s'appeler " entente " ». Et il rappelait ce qui s'est passé pour le porc : quand on avait demandé à la grande distribution de relever le prix du porc, paf ! , Bruxelles était venue taper du poing sur la table.

De la même façon, quand je vous ai suggéré d'instaurer des prix planchers, quand je vous ai suggéré de réguler ce marché, votre première réponse à consisté à parler de Bruxelles, de l'Europe. Vous m'avez signifié qu'il y avait là un interdit, et qu'il fallait favoriser la concurrence, par dessus tout. Je pense que ça vaut le coup de désobéir à Bruxelles, que ça vaut le coup d'aller contre Bruxelles, quand c'est l'avenir de l'agriculture française qui est en jeu, et la transformation de notre modèle agricole.

Mais il ne faut pas tout imputer à Bruxelles. L'autre problème, c'est que La République en marche, à laquelle vous appartenez désormais, monsieur le ministre, est habitée par ce dogme, par cette doxa de l'économie de marché : tout le marché, rien que le marché. Vous vous êtes exprimé en ce sens hier, comme François de Rugy. Lorsqu'on vous propose de réguler, vous nous dites que vous ne voulez pas aller vers une économie administrée. Je répète qu'on peut avoir un marché qui soit tempéré, encadré, amorti.

Enfin, il y a cette énorme contradiction qui éclate lorsqu'on demande aux agriculteurs de monter en gamme et que, dans le même temps, on signe des accords de libre-échange à tout va, sans réciprocité. On ne demande pas aux agriculteurs du Mexique, pays avec lequel on a signé un accord, on ne demande pas aux agriculteurs brésiliens, ni aux agriculteurs canadiens de se conformer à toutes les normes sanitaires et environnementales qui sont en vigueur chez nous. Il est nécessaire de mettre la compétitivité entre parenthèses, ou au moins de l'amortir.

En réalité, vous avez le choix entre deux logiques, monsieur Travert. Il y a d'abord la logique prônée par M. Le Fur, de l'autre côté de cet hémicycle – une logique qui a sa cohérence. Il explique que pour être plus compétitif au niveau mondial, il faut du dumping social, du dumping fiscal, du dumping environnemental : selon lui, c'est la seule solution pour que notre agriculture survive. L'autre logique, celle que nous défendons de ce côté-ci de l'hémicycle, est la suivante : il faut réguler. La seule solution pour que l'agriculture française sorte la tête haute de la situation dans laquelle elle se trouve – des cours tellement bas que les agriculteurs sont réduits à la misère – , c'est de réguler. Vous nous répondez que vous êtes pour l'équilibre, que vous êtes au milieu. Mais il arrive un moment où cela ne tient pas, où il faut faire un choix. Vous ne pouvez pas être à la fois d'un côté et de l'autre : à la fin, on ne sait plus où vous êtes.

Vous devez faire un choix entre la logique de M. Le Fur, la logique de la compétitivité, qui est défendue de l'autre côté de cet hémicycle, et la logique de la régulation, que nous prônons, de ce côté-ci de l'hémicycle. Le problème, avec ce projet de loi, c'est que vous ne choisissez pas. Vous n'indiquez pas de cap, il n'y a pas de mesure forte, parce que vous naviguez à vue, sans conviction forte et sans ambition. C'est pour cette raison qu'on se retrouve avec une usine à gaz, surtout au sujet des accords-cadres.

Il faut prendre son souffle pour lire ce que vous prévoyez à ce sujet, à l'article 1er ! Au lieu d'instaurer clairement un marché encadré, vous proposez des accords-cadres, où la détermination du prix doit prendre en compte « un ou plusieurs indicateurs relatifs aux coûts pertinents de production en agriculture et à l'évolution de ces coûts, un ou plusieurs indicateurs relatifs aux prix des produits agricoles et alimentaires ». Il revient ensuite à un médiateur de modifier ou de supprimer des accords-cadres qu'il estime abusifs ou déséquilibrés. Et si sa mission de médiation n'aboutit pas dans un délai d'un mois, vous prévoyez la saisine d'un juge, en vue d'un arbitrage...

Comme tout cela est flou ! Il n'y a pas un indicateur unique, il y en a plusieurs. On ne sait pas qui va les fixer, et ils n'auront même pas de valeur contraignante, puisqu'on n'aura pas la possibilité de sanctionner les industriels ou les grands distributeurs qui ne respecteront pas, vis-à-vis des paysans, ces tarifs minimaux – qui n'en sont même pas, en réalité. On en arrive à un dispositif hyper-gazeux, illisible, inopérant.

Et votre texte comporte d'autres ambiguïtés ! Vous dites vouloir faire confiance à l'interprofession. Pour ma part, je n'ai pas confiance dans une interprofession qui est elle aussi traversée par des rapports de force. Compte tenu des forces contradictoires qui la traversent, je ne vois pas comment cette interprofession va pouvoir s'accorder sur un juste prix, d'une part, et, d'autre part, se mettre d'accord pour sortir du phytosanitaire. L'État doit jouer son rôle. La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes – DGCCRF – doit intervenir pour valider ces prix.

Le dernier point qui fait de votre texte une usine à gaz, c'est l'amendement « Nutella », qui interdit les promotions sur le Nutella dans les supermarchés. Vous pensez vraiment que la grande distribution, dans sa grande générosité, va utiliser ces marges supplémentaires, non pas pour gaver de dividendes ses actionnaires, mais pour reverser gentiment de l'argent à la paysannerie ? C'est une formidable illusion et je doute que vous puissiez faire preuve d'autant de naïveté, monsieur le ministre.

Notre projet, c'est de réguler et de fixer des prix planchers, par exemple 40 centimes pour un litre de lait, 1,5 euro pour un kilogramme de porc ou encore 150 euros pour une tonne de blé. Pour quoi faire? Il s'agit évidemment d'une mesure sociale en faveur des centaines de milliers d'agriculteurs qui sont aujourd'hui étranglés. Les chiffres sont connus: un agriculteur sur trois vit aujourd'hui avec moins de 350 euros par mois et, en vingt ans, le nombre d'exploitations a été divisé par deux. Les paysans, les agriculteurs se sentent par ailleurs humiliés de vivre davantage d'aides que d'une juste rémunération de leur travail. La régulation des prix, la fixation de prix planchers garantissant un revenu aux agriculteurs est donc avant tout une mesure sociale.

Mais nous voyons au-delà : il ne s'agit pas de fixer un prix plancher pour s'asseoir dessus et ne plus bouger. Notre souhait, c'est de définir un socle stable, un avenir assuré, une garantie de revenus, grâce auxquels les agriculteurs vont pouvoir se projeter dans l'avenir. Un avenir où le bien-être animal et la sortie des produits phytosanitaires ne leur apparaîtront plus seulement comme des contraintes et des entraves à la compétitivité.

Je défendrai avec force et conviction nos amendements sur l'article 1er, parce que sans prix juste, sans prix fort pour les agriculteurs et les paysans, il n'y aura pas de transformation possible de l'agriculture française. Nous continuerons à aller vers le dumping social, fiscal et environnemental et la planète sera toujours davantage endommagée.

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