Intervention de Daniel Fasquelle

Séance en hémicycle du jeudi 4 octobre 2018 à 21h30
Croissance et transformation des entreprises — Article 61

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDaniel Fasquelle :

Vous le savez tous, l'enfer est pavé de bonnes intentions. Or l'article 61 est dégoulinant de bonnes intentions. En réalité, il aura l'effet inverse de celui que vous recherchez. C'est pour nous un point dur et un vrai sujet de divergence. Alors que vous voulez simplifier la vie des entreprises, vous allez la complexifier.

Vous allez demander aux entreprises de prendre en compte les enjeux sociaux et environnementaux. Or notre rôle de législateur consiste précisément à fixer un certain nombre de limites, de bornes aux actions des entreprises. Lorsqu'une entreprise respecte le droit de l'environnement et le droit du travail, elle prend en considération les enjeux sociaux et environnementaux. C'est pour cela que nous légiférons !

Visiblement, respecter l'arsenal législatif, en particulier le droit du travail et le droit de l'environnement, ne suffit pas : vous demandez aux entreprises d'aller plus loin – s'il ne s'agissait pas d'aller plus loin, ce que vous proposez ne servirait à rien. Vous leur demandez de prendre en compte les enjeux sociaux et environnementaux. De là découlent un grand nombre de questions auxquelles vous n'avez pas de réponse.

À partir de quand une entreprise aura-t-elle pris en considération les enjeux sociaux et environnementaux ? Vous créez là une obligation de résultat à la charge des entreprises qui est très difficile à définir. Où placer le curseur ?

Ensuite, qui sera responsable ? Vous créez une obligation nouvelle : cela implique nécessairement qu'une personne sera responsable de sa mise en oeuvre et aura à rendre compte de ce qui a été fait ou non. À l'intérieur de l'entreprise, c'est le dirigeant. Et à l'extérieur, c'est aussi lui qui engage l'entreprise vis-à-vis des tiers, comme l'énonce très clairement la jurisprudence de la chambre commerciale de la Cour de cassation et une directive européenne de 2007. Le dirigeant devra donc justifier, non seulement en interne mais également vis-à-vis des tiers, qu'il a bien pris en considération les enjeux sociaux et environnementaux.

Qui jugera si le dirigeant, l'entreprise a bien pris en compte ces enjeux ? À un moment donné, on se tournera évidemment vers le juge. Vous êtes donc en train de donner au juge un pouvoir qui devrait revenir au législateur.

Qui pourra agir ? Des personnes à l'intérieur de l'entreprise, mais aussi, forcément, des personnes extérieures à l'entreprise.

Enfin, comment la non-prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux sera-t-elle sanctionnée ? Cela se fera-t-il au plan civil ou au plan pénal ?

Vous êtes vraiment en train de créer un objet juridique non identifié. Ce dispositif est non seulement nouveau, mais surtout lourd de risques, demain, pour les entreprises. Peut-être les grandes entreprises s'en sortiront-elles grâce à l'armée de juristes dont elles disposent autour d'elles, mais les entreprises plus modestes auront, elles, bien du mal à se dépêtrer de ce que vous êtes en train de mettre en place.

Cela me fait penser au débat que nous avions eu à propos du principe de précaution. Pétris de bonnes intentions, nous avions ajouté ce principe dans la Constitution. Or nous avons vu l'usage que les juges en ont fait ensuite, et nous savons que cela freine aujourd'hui l'innovation dans notre pays. Dans le cas présent, en modifiant le code civil, vous êtes de la même façon en train de créer une obligation nouvelle qui déstabilisera et gênera considérablement la vie de nos entreprises. Ce sera source de litiges, de contentieux. Je ne parviens pas à vous en convaincre ; j'ai beaucoup insisté en commission spéciale, je le fais encore ce soir et je continuerai à le faire, parce que je pense que vous avez tort et que vous faites vraiment fausse route.

Qui plus est, votre texte est plein de confusions. Vous confondez la société et l'entreprise – or certaines sociétés ne sont pas des entreprises et certaines entreprises ne sont pas des sociétés, je suis désolé d'avoir à rappeler ce soir des choses de ce genre. Vous confondez l'objet social et l'intérêt social. Vous ajoutez des concepts nouveaux, en particulier la raison d'être, qui est un concept non pas juridique, mais managérial : très franchement, on ne sait absolument pas ce que cela veut dire. À moins qu'après les lois bavardes, il y ait désormais des statuts bavards ? Mais, là encore, il faut faire très attention : dès lors que l'on introduit des mots nouveaux, des formules nouvelles, des objectifs nouveaux dans les statuts, on court le risque que des parties prenantes à l'intérieur ou à l'extérieur de l'entreprise finissent par s'en emparer.

En réalité, je regrette que vous ayez organisé des débats pendant des mois et agité le sujet dans tous les sens pour finir par reprendre les propositions de la CFDT. J'ai en main le document rédigé par ses soins, que je peux remettre à chacun d'entre vous. Le Gouvernement s'est contenté d'en faire un navrant copier-coller.

La CFDT fait fausse route, sauf sur un point. Et quand j'ai rappelé que l'enfer était pavé de bonnes intentions, cela voulait dire que je partage les vôtres, mais que je n'approuve pas les moyens que vous utilisez pour les mettre en oeuvre.

Une seule disposition donc vous permettrait d'atteindre votre objectif : rendre la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux facultative, car l'imposer à toutes les entreprises n'a aucun sens. Au reste, le texte est si confus qu'à chaque fois que j'en ai discuté avec des chefs d'entreprise ou leurs représentants, ils m'ont assuré que la mesure serait facultative et qu'il n'y avait pas lieu d'être inquiet. Mais elle sera bien obligatoire !

Vous pourriez aussi créer une société à objet social étendu, au lieu d'imposer à toutes les entreprises que leurs statuts précisent une raison d'être ou un intérêt social, et de créer un objet juridique compliqué que les juges et les juristes mettront des années à maîtriser. Cela suffirait – et il n'est peut-être pas trop tard. Cela permettrait aux sociétés qui le souhaitent de se doter d'un objet social, statutaire, qui leur fixerait des missions nouvelles.

Dans certains secteurs, les entreprises qui le souhaitent pourraient se doter d'objectifs particuliers, ce qui leur donnerait un objet social étendu, notion autour de laquelle nous pourrions nous retrouver. Cette solution serait propre, carrée, rigoureuse sur le plan du droit, et elle n'ouvrirait pas la porte à des incertitudes et à des contentieux. Je vous appelle à la raison.

Nous avons donc un désaccord profond sur ce point, qui ne porte cependant pas sur les objectifs. Inutile donc, monsieur le ministre, de vous lancer dans un grand numéro en nous reprochant de ne pas aimer l'entreprise, le social ou l'environnement.

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