Intervention de Manuéla Kéclard-Mondésir

Séance en hémicycle du mardi 9 octobre 2018 à 15h00
Lutte contre la manipulation de l'information — Motion de renvoi en commission (proposition de loi organique)

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaManuéla Kéclard-Mondésir :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, notre groupe considère cette réforme comme étant à la fois inutile, inefficace et dangereuse. Nous sommes loin d'être les seuls, car elle suscite une large et diverse opposition. Les critiques et inquiétudes émanent de juristes, de journalistes et de chercheurs et spécialistes des médias et de l'information, ainsi que de la plupart des partis politiques. Au Sénat, la commission des lois et la commission des affaires culturelles ont considéré ces propositions de loi comme si problématiques qu'elles ont jugé nécessaire de s'abstenir de légiférer et ont préféré rejeter l'ensemble de la réforme en adoptant la question préalable, plutôt que de risquer de nuire à la diffusion de contenus légitimes. Les sénateurs ont fait preuve de sagesse. Il serait bon que nous en fassions autant.

Sur une question aussi complexe et épineuse, qui n'intéresse rien de moins que la liberté d'expression et la liberté de la presse, il n'est pas bon de légiférer dans la précipitation, sans étude ni analyse approfondie et dans le cadre de la procédure d'urgence. L'imprécision de la définition de la fausse information et les reformulations maladroites proposées au cours des débats témoignent d'un empressement inadéquat.

Madame la rapporteure, vous avez indiqué en commission, que « c'est notre travail de bien préciser les termes lorsque nous légiférons, et ce n'est pas une mince affaire quand il est question de fausses informations et de lutte contre la manipulation de l'information », nous renvoyant « aux débats monstrueux, en termes de volume, qui ont eu lieu à propos de la définition de la diffamation lorsque la loi de 1881 a été adoptée. Ces débats presque sans fin ont permis d'aboutir, in fine, à un texte équilibré », dites-vous. Je souscris parfaitement à ces propos : les débats « monstrueux » dont vous parlez ont duré deux années et ce sont ces débats longs, « presque sans fin », qui ont permis d'améliorer le texte. Or, c'est précisément le contraire de la démarche adoptée aujourd'hui, qui consiste à passer en force, sans compromis, dans le cadre de la procédure accélérée et en usant des déséquilibres institutionnels de la Ve République et du fait majoritaire poussé à l'extrême. Ce n'est pas bon.

Rappelons aussi que la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse était, comme l'a souligné le ministre Jules Cazot dans sa circulaire du 9 novembre 1881 « une loi de liberté, telle que la presse n'en a jamais eu en aucun temps ». Ce que vous proposez, au contraire, n'est rien d'autre, et c'est regrettable, qu'une loi de censure – qui plus est, mal ficelée.

Cette réforme est d'abord inutile, car le droit français permet déjà de lutter contre les fausses informations en ligne. L'article 27 de la loi du 29 juillet 1881 punit en effet la propagation de fausses nouvelles, lorsqu'elles sont susceptibles de troubler la « paix publique ». L'article L. 97 du code électoral réprime, quant à lui, la publication de fausses nouvelles ayant eu pour effet de fausser un scrutin électoral.

Au-delà de ces textes spécifiques, des incriminations générales peuvent être utilisées. L'infraction de diffamation, notamment, est tout à fait apte à sanctionner n'importe quelle fausse information de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération d'une personne, ce qui est généralement le cas d'une fausse nouvelle. De même, si la falsification porte sur un aspect de la vie privée, l'article 9 du code civil peut parfaitement trouver à s'appliquer. En outre, l'article 6 de la loi pour la confiance dans l'économie numérique du 21 juin 2004 prévoit déjà que l'autorité judiciaire puisse prescrire, en référé ou sur requête, aux fournisseurs d'accès et aux hébergeurs de services de communication au public en ligne « toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne ». Enfin, l'article 226-8 du code pénal réprime les montages cachés et permet de lutter contre la manipulation d'images ou de sons dissimulée.

Compte tenu des textes existants, seule une fausse information dont l'effet sur le scrutin est incertain, qui ne trouble pas ou n'est pas susceptible de troubler la paix publique et qui n'est attentatoire ni à l'honneur, ni à la considération ni à la vie privée, échappe à la sanction. Le vide juridique est donc très réduit et l'on peut se demander si ce type de « fake news » ne relève pas d'une hypothèse d'école.

Cette réforme apparaît ensuite inefficace, car difficilement applicable. La charge de la preuve incombant à celui qui réclame l'exécution d'une obligation – le demandeur – , celui qui estimera que « des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d'un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir sont diffusées de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive par le biais d'un service de communication au public en ligne » devra en apporter la preuve. Or, cette démonstration paraît difficile, voire impossible, à apporter en quelques heures. Un tel instrument serait donc très difficile à manier pour les parties poursuivantes.

De nombreux professionnels jugent cette procédure de référé inapplicable. Basile Ader, vice-bâtonnier du barreau de Paris, considère que cette mesure est « absolument impraticable ». Il cite en particulier l'exemple du prétendu compte offshore d'Emmanuel Macron, fake news répandue sur internet pendant la campagne présidentielle : on voit mal comment un juge, en quarante-huit heures, pourra dire, de manière expresse, que cette information est fausse. Or, le retour de bâton pourrait être rapide : toute information n'ayant pas été signalée comme fausse par un juge se verrait légitimée, du moins aux yeux d'une partie de l'opinion. Cette mesure peut donc se révéler contre-productive. Rappelons par ailleurs que l'allégation de la prétendue détention d'un compte illégal offshore par une personnalité politique est déjà susceptible d'être qualifiée de diffamatoire.

La notion de « fausse information » est imprécise et ne paraît pas suffisamment protectrice au regard des risques qui pèsent sur la liberté d'expression et la liberté d'opinion. Comme le souligne le rapport du Sénat, cette définition douteuse pose incontestablement la question de la légitimité du juge des référés lorsqu'il lui revient de définir, en quarante-huit heures, la nature authentique, inexacte ou trompeuse d'une information. Traditionnellement, le juge des référés est le juge de l'évidence, de l'illégalité manifeste. Or la fausse information n'est pas, par nature, illicite. Surtout, la définition adoptée ne permet pas de caractériser avec précision et évidence ce qu'est un contenu litigieux.

Plus inquiétant encore : le texte ne vise pas les seules fausses informations diffusées dans l'intention délibérée d'altérer la sincérité d'un scrutin mais, plus généralement, toute allégation inexacte ou trompeuse d'un fait « de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir ». Ainsi, la seule diffusion massive ou virale d'une information trompeuse susceptible d'avoir des conséquences sur une élection, même si cette diffusion n'a pas été réalisée dans ce but, est susceptible de faire l'objet d'un déréférencement, d'un retrait, voire d'un blocage, « sans préjudice de la réparation du dommage subi ». Or, comment le juge des référés pourrait-il, en quarante-huit heures, établir a priori l'altération d'un scrutin qui n'a pas eu lieu ? En somme, alors que le juge des référés est le juge de l'évidence, de l'illégalité manifeste, la définition de la fausse information n'a rien d'évident.

Surtout, notons que la propagation de fausses informations est rendue possible par le modèle économique des plateformes, qui repose à la fois sur la gratuité de l'accès, le ciblage publicitaire et la collecte et le traitement des données personnelles. Les algorithmes visent en effet essentiellement à capter l'attention des internautes par des informations sensationnelles. Or cette réforme ne traite pas de ces questions.

Il s'agit, enfin, d'une réforme dangereuse, car elle comporte le risque de l'instauration d'une forme de censure sur les réseaux sociaux, qui pourrait également viser les sites de presse en ligne. La procédure de référé instituée pourrait constituer une menace pour la liberté d'expression, du fait de l'imprécision de la notion de « fausse information », de l'étendue de son champ d'application et de la sévérité des sanctions possibles, décidées dans un laps de temps très court – quarante-huit heures.

Si les « fake news » peuvent indéniablement être un obstacle à la bonne tenue du débat public, une régulation trop stricte de la circulation des informations par le biais des services de communication en ligne peut comporter de lourdes menaces pour l'exercice de la liberté d'expression. Le Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne alerte ainsi en dénonçant un risque pour la liberté d'expression. Pour sa part, le Syndicat national des journalistes, premier syndicat de la profession, déplore la confusion entretenue entre plateformes internet et médias professionnels d'information et insiste sur le risque que cette procédure devienne un moyen d'entraver le travail des journalistes professionnels.

En effet, le deuxième alinéa de l'article 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse prévoit qu'« est considérée comme journaliste au sens du premier alinéa toute personne qui, exerçant sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, de communication au public en ligne, de communication audiovisuelle ou une ou plusieurs agences de presse, y pratique, à titre régulier et rétribué, le recueil d'informations et leur diffusion au public. » Ainsi, les sites de presse en ligne pourraient être visés par cette nouvelle procédure et c'est finalement toute la chaîne de l'information qui est mise en danger.

Si la ministre a tenté de rassurer les journalistes, il n'en reste pas moins qu'à ce jour, la réforme n'exclut pas explicitement de ce dispositif les sites de presse en ligne. Par ailleurs, elle risque d'accroître les contentieux, de judiciariser les campagnes électorales et de permettre l'instrumentalisation de l'information.

Le risque d'instrumentalisation d'un tel dispositif à des fins dilatoires est évidemment très grand. Ces propositions de loi pourraient ainsi permettre à n'importe quel parti d'empêcher, à tort ou à raison, la publication d'informations dérangeantes en période électorale, alors qu'il est légitime pour le citoyen d'être informé, même – et surtout – en période électorale. Il n'existe aucune limitation à la liste des personnes pouvant introduire un référé et toute personne ayant intérêt à agir pourra donc instrumentaliser cette procédure. La rapidité avec laquelle le juge des référés devra statuer pourrait d'ailleurs engendrer des décisions contestables, avec un risque de jurisprudences contraires entre le juge judiciaire et le juge de l'élection.

Enfin, au-delà de la question de l'opportunité d'une telle loi, il faut s'interroger sur le phénomène des fake news : que révèle-t-il de notre société ? Comme l'explique parfaitement Romain Badouard, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'université de Cergy-Pontoise, les fake news « sont un nouvel indicateur d'un phénomène plus ancien et plus profond, celui de la crise de confiance politique qui affecte la plupart des démocraties occidentales. » Les fake news expriment un mécontentement populaire, certes à partir d'éléments imaginaires, mais reposant sur un sentiment de défiance bien réel. Or, ce texte ne fera, selon nous, que renforcer ce sentiment de défiance. C'est la raison pour laquelle nous proposons son renvoi en commission, afin que vous preniez le temps d'entendre et de comprendre les oppositions multiples à l'endroit de votre réforme.

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