Intervention de Bertrand le Meur

Réunion du mercredi 18 juillet 2018 à 11h00
Commission des affaires étrangères

Bertrand le Meur, directeur adjoint de la Direction des Affaires internationales Stratégiques et technologiques :

La CIEEMG couvre tous les produits spécifiquement définis pour un usage militaire : non seulement les systèmes finaux vendus clé en main à des pays étrangers, mais aussi tous les équipements, depuis la vis jusqu'à la carte électronique, vendus par des industriels français sous-traitants d'industriels d'autres pays. Le flux d'éléments est donc considérable : chaque année, quelque 7 000 licences ou modifications de licence sont accordées et, encore une fois, elles vont bien au-delà des équipements finaux exportés par la France ; dans certains cas, la valeur faciale ne dépasse pas 300 euros.

Outre le SGDSN, la CIEEMG rassemble trois ministères : le ministère des affaires étrangères pour l'analyse géostratégique et l'évaluation du contexte stratégique dans les pays clients ou clients de clients dans le cas des sous-traitants, le ministère de l'économie et des finances et le ministère des armées dans toutes ses dimensions – la dimension politique liée aux accords de défense, mais aussi la dimension technique, la DGA apportant son expertise en appui aux analyses, et la dimension du renseignement. En clair, l'analyse technique des licences, en particulier celles qui représentent un enjeu fort, est très approfondie et se traduit par l'imposition éventuelle de conditions limitatives très strictes. Certaines licences comportent jusqu'à soixante pages de conditions.

Parallèlement à la CIEEMG, qui ne porte que sur les matériels exclusivement militaires, s'ajoute la notion de biens à double usage, c'est-à-dire les biens qui ont une vocation essentiellement civile mais qui peuvent, le cas échéant, être employés dans des systèmes militaires et qui font donc l'objet d'un contrôle très strict, en particulier dans le domaine de la prolifération et des armes de destruction massive, au sein d'une commission présidée par le ministère des affaires étrangères, qui comprend les mêmes membres que la CIEEMG et qui applique notamment des procédures « attrape-tout ».

La réglementation ITAR est un élément dimensionnant de l'analyse de la souveraineté nationale et de la capacité de la France à exporter en toute liberté les équipements qu'elle a développés pour ses propres besoins. Comment s'affranchir de l'ITAR ? Pour l'avoir pratiqué lors de la résolution de nombreux problèmes dans le cadre du SGDSN, je ne suis pas certain qu'il existe une ligne unique : il ne me semble pas possible d'envisager une politique de contournement, de « désitarisation » ou, pour dire les choses de manière plus politiquement correcte, de désensibilisation : pour être insensible à l'ITAR, il faut, dans les domaines concernés, être totalement autonome sur le plan industriel. Or, l'ITAR couvre un très grand nombre de produits et d'activités, notamment les composants électroniques. Être insensible à l'ITAR suppose donc de disposer d'une industrie électronique totalement autonome, notamment dans le secteur des gros composants électroniques comme les réseaux programmables FPGA, les circuits intégrés de type ASIC et autres gros processeurs. En outre, l'ITAR couvre également les produits tels que les peintures, les colles, certains matériaux voire des procédés de fabrication ; pour y être insensible, la France devrait aussi disposer d'une industrie autonome dans ces domaines, ce qui n'est pas toujours le cas – certaines colles spécifiques, par exemple, ont été développées aux États-Unis pour des matériaux très avancés dans le cadre de programmes militaires et n'ont pas de viabilité économique en France. J'avoue donc que le SGDSN ne peut se prononcer sur la possibilité de tracer une ligne directrice unique pour s'affranchir de l'ITAR. Il existe certes des lignes directrices dans certains contrats mais il faut à chaque fois envisager la discussion avec les Américains pour lever la contrainte de l'ITAR.

Mme O a posé la question de savoir si les transferts de technologies ne suscitent pas l'émergence de concurrents capables de s'implanter sur le terrain de la France et, in fine, ne provoqueraient pas le début de la fin de notre industrie de défense. Les transferts de technologies sont très encadrés par la CIEEMG et le ministère des armées – en particulier la DGA – y est très attentif. La position de M. Trappier que vous évoquiez, madame la députée, est celle d'un chef d'entreprise, dont l'objectif principal est la croissance de son chiffre d'affaires. Or, si la France promeut les exportations, ce n'est pas seulement en raison de leur enjeu commercial – qui est évident – mais aussi dans l'objectif principal et constant pour le ministère des armées de maintenir l'activité des chaînes de fabrication et des bureaux d'études nationaux afin d'éviter les à-coups et les trous d'activité qui engendreraient des pertes de compétences et des difficultés à les rattraper. Il existe entre l'industrie et la DGA un hiatus assez fort : la première entend accroître son chiffre d'affaires et ses marges, tandis que la France veut exporter tout à la fois pour conclure des accords stratégiques et, surtout, pour assurer la continuité de son industrie de défense et d'armement, qui est la condition de sa souveraineté.

Quant au transfert de personnel, monsieur Michel-Kleisbauer, la CIEEMG encadre aussi les transferts intangibles. Elle ne s'oppose naturellement pas à la liberté de circulation des travailleurs, mais peut s'opposer au transfert de compétences associées. Je conçois que le Royaume-Uni, dont on sait les difficultés qu'il a eues à remonter en puissance après avoir abandonné son industrie navale, chercher à récupérer des ouvriers, des techniciens, des agents de maîtrise et des ingénieurs qui apportent leurs compétences, mais ces compétences sont personnelles et la CIEEMG n'est pas en mesure de s'y opposer. Par les clauses relatives au transfert de propriété et de compétences et par les restrictions qui y sont apportées, la CIEEMG surveille les transferts de savoir-faire industriels et de propriété intellectuelle, mais elle ne saurait maîtriser les savoir-faire des individus. En outre, je ne suis pas sûr que la France s'opposerait aux transferts permettant au Royaume-Uni d'acquérir ces compétences, compte tenu du partenariat stratégique qui nous lie à ce pays.

Enfin, il a été posé la question du tropisme de certains de nos partenaires européens pour l'achat d'armements américains. Il est clair pour tous les techniciens de l'armement et de la défense que les Américains jouent sur plusieurs tableaux en même temps : celui de la vente de leurs équipements, celui de l'octroi d'une protection par leurs forces et l'octroi d'une protection par le bouclier de l'OTAN qu'ils maîtrisent de manière évidente. Ce triptyque leur donne un poids considérable en matière commerciale. Il faut y ajouter une appétence naturelle des acteurs opérationnels d'un certain nombre de pays, dont la France, car l'utilisation de matériels américains est parée d'un certain prestige. Cela compte toujours beaucoup dans les choix qui sont faits. Ce tropisme est également apparu lors de la préparation du règlement relatif au Fonds européen de défense, qui traduit la volonté de la Commission et du Conseil de développer une industrie européenne de défense autonome. Les nombreux caveats que comprend ce règlement démontrent que la définition d'une industrie européenne de défense est d'une complexité sans fin – faut-il faire appel aux sites de valeur ajoutée ou aux chaînes de décision des entreprises ? Cette question, à ma connaissance, n'a pas trouvé de réponse. Cela a un impact sur la capacité de la France à organiser des coopérations qui soient la marque de l'autonomie stratégique européenne. Les difficultés persistent, même si les choses progressent.

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