Intervention de André Lucas

Réunion du jeudi 18 octobre 2018 à 8h45
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

André Lucas, professeur émérite de droit privé à l'université de Nantes :

La dimension juridique de l'ouverture de l'AMP ou PMA aux couples de femmes et aux femmes seules est souvent occultée ou – ce qui revient au même – est abordée à travers le principe d'égalité et son corollaire, le principe de non-discrimination, avec l'idée que cette ouverture est légitimée par le souci de ne pas opérer une discrimination à l'encontre des couples de femmes par rapport à la situation que le droit positif réserve aujourd'hui aux couples hétérosexuels en cas d'infertilité.

Il s'agit en réalité d'un slogan, un slogan qui peut alimenter une rhétorique médiatique non dépourvue d'efficacité, mais un slogan tout de même, sans valeur juridique. Le Conseil constitutionnel l'a dit dès 2013, le Conseil d'État également dans son avis de juin 2018 – et l'a répété dans un arrêt la semaine dernière. La cause est entendue : c'est sur d'autres bases que cette extension peut être plaidée. Il faut, dès lors, accepter d'entrer dans une autre logique, une logique qui, de mon point de vue, conduit, loin, trop loin, et qui, au demeurant, est difficile, pour ne pas dire impossible, à concilier avec les engagements internationaux de la France. Telles sont les deux propositions que je voudrais très rapidement développer devant vous.

D'abord, il faut bien mesurer la portée de la réforme qui, à l'origine, devait concerner uniquement les couples de femmes, le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) ayant émis des réserves sur la possibilité d'appliquer ces règles aux femmes seules. Dans son avis plus récent, ces réserves ont été levées. Sont donc également visées les femmes seules, ce qui, statistiquement parlant, n'est évidemment pas négligeable, mais, comme il a été dit – je crois que l'accord est général sur ce point –, on ne voit pas comment il serait possible de priver les couples hétérosexuels du « bénéfice » de cette réforme en continuant à les enfermer dans les conditions strictes qui sont posées actuellement par le droit positif, en sorte que c'est bien une généralisation de la PMA qui est en vue. Et cette généralisation ne peut pas rester sans incidence sur le droit de la filiation.

Déjà, en 1994, lorsqu'avait été édifié le dispositif qui figure aujourd'hui dans le code civil et dans le code de la santé publique, la question avait été posée de savoir s'il n'était pas judicieux d'en tirer les conséquences sur le plan du droit de la filiation. Peut-être ne l'a-t-on pas fait parce que l'on a considéré que l'entorse aux principes était mineure et que cela ne justifiait pas une réforme d'ensemble du droit de la filiation.

Au moment de l'adoption de la loi autorisant le mariage entre personnes de même sexe, le Conseil constitutionnel a eu à se pencher sur la question, puisque les députés qui l'avaient saisi ont fait valoir que la loi n'était pas intelligible en ce qu'elle n'avait pas tiré les conséquences du mariage entre personnes de même sexe sur le terrain du droit de la filiation. Le Conseil constitutionnel a répondu que tel n'était pas le cas dès lors qu'on n'avait pas touché au régime de la procréation médicalement assistée. Voyez l'argument a contrario que cela implique. Dès lors que l'on va plus loin, il est logique de s'intéresser aux conséquences qui en découlent sur le terrain de la filiation. Cette question ne peut plus être écartée.

Comment faire ? Une très mauvaise solution consisterait à modifier uniquement les articles qui régissent aujourd'hui la PMA en bricolant une extension à l'ensemble des personnes que j'ai énumérées. Ce serait incohérent et je ne crois pas que l'on puisse raisonnablement soutenir une telle solution.

Une autre idée consisterait à créer un titre VII bis entre le titre VII du code civil sur la filiation et le titre VIII relatif à la filiation adoptive. On intégrerait ainsi un titre dans lequel seraient insérées toutes les dispositions concernant la filiation des enfants nés de l'AMP. Ce serait difficile à gérer parce qu'il ne serait pas aisé d'articuler les dispositions du titre VII bis et les dispositions du titre VII. Au demeurant, cela conduirait à des différences de traitement dont certaines seraient très difficiles à justifier. Je prends un exemple tiré de la recherche de paternité. Imaginons une femme seule qui, pour satisfaire son désir d'enfant, recourt à la technique de l'AMP et une autre qui, pour satisfaire le même désir, recourt aux services d'un proche. Dans le premier cas, selon le système prévu, l'enfant ne jouit pas de l'action en recherche de paternité ; dans le second, en revanche, l'enfant jouit de l'action en recherche de paternité avec les conséquences qui y sont attachées, à savoir l'obligation alimentaire et l'ouverture à la succession. Comment justifier une telle différence de traitement ? Cela me paraît totalement incohérent.

La cohérence, si l'on veut pousser jusqu'au bout la logique, serait de reconstruire un autre droit de la filiation, ce qui n'est pas si différent de ce que vous venez d'entendre, et donc de réécrire, sur d'autres bases conceptuelles, le titre VII du code civil sur la filiation. C'est possible, le législateur en a le pouvoir. Le Conseil constitutionnel vous laisse, sur ce terrain, une très grande marge. Il n'en reste pas moins que ce serait une véritable révolution.

Bien sûr, c'est vrai, le droit de la filiation n'a jamais été fondé sur le « tout biologique ». Quantité de règles témoignent de tempéraments à ce principe. Il suffit de prendre l'exemple de la possession d'état, dont la loi du 3 janvier 1972 a accru le rôle, faisant apparaître que la filiation revêt aussi une dimension sociologique. La preuve de la filiation peut résulter de la possession d'état.

Reste, comme le CCNE le notait lui-même en 2005, que « la vérité biologique est au fondement de la filiation selon le modèle traditionnel. » C'est sur ce point qu'il faudrait revenir, mais cela aurait des conséquences dont certaines pourraient, de mon point de vue, se révéler dévastatrices ; je ne suis pas certain que l'opinion publique serait prête à les accepter.

Par exemple, revenir sur l'action en recherche de paternité postule l'éviction complète de cette action dans le code civil. Dans la mesure où la filiation serait fondée sur la seule volonté, il ne serait plus question de rechercher la paternité d'un homme, quelles que soient les circonstances. Est-on prêt à rayer du code civil cette action en recherche de paternité qui existe depuis 1912, dont la loi s'est employée depuis à faciliter l'exercice, et qui présente le double mérite de protéger l'enfant tout en responsabilisant le géniteur ? Voilà une interrogation ! En voici une autre : tant que ce projet parental concrétisant la volonté ne sera pas établi, acté, l'enfant, dans cette logique, n'aura pas de filiation. Est-ce bien ce que nous voulons ?

Si la volonté suffit à créer la filiation, si la volonté d'une ou de deux personnes suffit, pourquoi la volonté de trois personnes – le géniteur et les deux femmes, dans l'exemple des couples de femmes – ne le pourrait-elle pas ? La possibilité en est ouverte, par exemple, dans la loi de Colombie-Britannique ou dans celle de la province de l'Ouest canadien.

À ces interrogations qui me donnent le vertige s'en ajoutent d'autres concernant la compatibilité avec les engagements internationaux de la France. J'ai dit que le législateur pouvait tout faire. Oui, si ce n'est que nous sommes liés par des conventions internationales : la Convention européenne des droits de l'homme en premier lieu. En l'occurrence, elle n'est pas sans intérêt ici puisque l'article 8 de la Convention, qui garantit le droit à la vie privée, revêt une conception très large.

La Cour européenne des droits de l'homme a indiqué à plusieurs reprises que l'enfant avait le droit d'accéder à ses origines, ce qui, soit dit au passage, menace l'anonymat qui fonde notre système. Mais la Cour ne s'est pas contentée de reconnaître le droit de l'enfant à connaître ses origines. Elle dit dans le même souffle, dans un arrêt de 2015 Canonne contre France, qu'il faut, aux termes de l'article 8 de la Convention, « garantir le droit de l'enfant à la reconnaissance juridique de sa filiation ». La façon dont la Cour lie l'accès aux origines, par hypothèse biologique, et le droit à la reconnaissance juridique de la filiation montre assez que la filiation ainsi visée dans sa jurisprudence ne peut être que la filiation biologique.

Surtout, il y a la Convention internationale des droits de l'enfant. Deux dispositions retiennent l'attention. D'une part, l'article 3, paragraphe 1, qui considère que « dans toute décision le concernant, y compris les décisions prises par les organes législatifs… » – c'est vous qui êtes visés – « …l'intérêt supérieur de l'enfant constitue une considération primordiale. » La phrase a une tournure quelque peu pléonastique, il faut bien le reconnaître. Cela vient renforcer l'idée que dans le contrôle de proportionnalité à opérer entre ce droit de l'enfant et d'autres libertés, par exemple la liberté de la femme de procréer, la balance devrait, au moins dans le doute, pencher en faveur de l'intérêt de l'enfant.

D'autre part, l'article 7, paragraphe 1, énonce : « L'enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a, dès celle-ci, le droit à un nom, le droit d'acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d'être élevé par eux. » Je sais que la portée du texte a été critiquée mais le texte ne prend sa réelle signification que si le terme « parents » désigne les parents biologiques.

Je n'utilise pas l'argument selon lequel, en 1989, lors de la rédaction de la Convention, les techniques d'AMP n'étaient pas très élaborées ; de toute façon, les rédacteurs n'y ont pas pensé. Je ne l'utilise pas car, après tout, il arrive dans bien des cas que l'on applique un texte à des situations qui n'avaient pas été spécialement visées par son auteur, mais que l'on considère comme normales de viser. Je dirai simplement que le texte perd toute signification si on l'applique à une filiation fondée sur la seule volonté. Quel sens aurait l'idée selon laquelle un enfant a le droit d'exiger de connaître des parents qui, dans l'hypothèse que j'envisage, de toute façon, l'ont créé et lui ont imposé d'une certaine manière le lien de filiation qui les unit ? C'est priver la disposition de tout effet utile. Il y a là un argument très sérieux qui vient limiter la liberté d'action du législateur français. On peut, certes, dénoncer la Convention internationale des droits de l'enfant. Je serais étonné qu'on se résolve à le faire compte tenu de la place qu'elle a prise ; elle irrigue, en effet, tout notre droit positif aujourd'hui. Je ne vois donc pas comment cette hypothèse pourrait être sérieusement envisagée.

Pour terminer, je voudrais rappeler le conseil que Montesquieu, dans les Lettres persanes, donnait au législateur de ne toucher aux lois – la formule est fameuse – que d'une main tremblante !

Au regard du nombre et de la gravité des objections que la réforme envisagée soulève, il me semble que le plus raisonnable serait de ne pas y toucher du tout ! Telle est en tout cas mon opinion ; je vous remercie de m'avoir permis de la défendre devant vous.

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