Intervention de Jean-Claude Ameisen

Réunion du mardi 23 octobre 2018 à 18h15
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Jean-Claude Ameisen :

Merci de me recevoir afin d'évoquer la réflexion éthique, la démarche éthique et le croisement des regards. Au-delà de l'expertise, il me paraît essentiel que le législateur ait prévu, en 2011, dans la loi relative à la bioéthique, des débats publics dans les domaines relatifs à l'éthique biomédicale.

À la suite de l'annonce d'une loi sur la fin de vie, en 2013, j'ai lancé un débat public avec les espaces de réflexion éthique régionaux et organisé une conférence de citoyens. J'ai alors été frappé par deux éléments.

Le premier est l'intérêt présenté par la multiplicité des modalités du débat public. Les débats organisés par la commission Sicard ont été suivis par des débats organisés par les espaces de réflexion éthique régionaux et par une conférence de citoyens. Cette dernière, prévue par le législateur de 2011, revêt une importance particulière, non seulement parce qu'elle permet d'exposer les points de vue différents, de croiser les regards en élaborant des approches, des questionnements, des propositions originales, comme le font le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) et d'autres instances de ce type, mais aussi parce qu'elle a un rôle pédagogique. Quand des citoyens tirés au sort se réunissent, ils sont à même d'élaborer une réflexion de grande qualité, dès lors qu'ils sont informés et peuvent réfléchir librement. Il en résulte une vertu pédagogique, car on montre ainsi au reste de la société qu'en réunissant des personnes de professions, d'âges et de lieux de résidence différents, il est possible d'élaborer une réflexion collective. Trop souvent, dans notre pays, on a l'impression que le débat se résume à l'affrontement ou à la juxtaposition de points de vue établis. Cette culture du débat pour une délibération collective visant à élaborer quelque chose qui ne préexistait pas me paraît essentielle.

Le second élément est la durée. La mission Sicard a commencé ses travaux à l'été 2012. Nous avons rendu notre rapport sur le débat public à l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) à l'automne 2014. Il y a donc eu deux ans de débat sous des formes différentes. Cette durée a permis une sérénité et une ouverture de la réflexion. Les débats trop courts, arc-boutés à des annonces de modifications ont tendance à cristalliser les positions. Un débat dans la durée, sans butoir, autorise une réflexion ouverte, utile au législateur.

Mais cela ne suffit pas. Ces deux ans de débat ont été suivis du vote de la loi Claeys-Leonetti en 2016 et la fin de vie est de nouveau entrée dans les États généraux de 2018. On mesure ainsi l'importance de la poursuite de la réflexion, celle-ci n'aboutissant jamais à une solution définitive.

Le législateur a prévu, en juillet 2011, que tout projet de réforme sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans le domaine de la biologie, de la médecine et de la santé nécessite un débat public. Cela couvre un champ extrêmement large, qui est d'ailleurs celui de la mission du CCNE. Les avancées de la connaissance dans le domaine de la santé – je rappelle que l'Organisation mondiale de la santé (OMS) définit la santé comme le bien-être physique, psychique et social – couvrent un champ extrêmement large. Or tout projet de réforme dans ce champ devrait être précédé par un débat public sous forme d'États généraux, assorti de l'organisation de conférences des citoyens. Et s'il n'y a pas de projet de réforme, tous les cinq ans le CCNE organise des États généraux de la bioéthique.

Cependant, le champ de la loi relative à la bioéthique est très limité : tests génétiques, assistance médicale à la procréation, greffe d'organes, neurosciences, diagnostic prénatal, tandis que le champ ouvert par le législateur, qui touche à la santé, à la biologie et à la médecine, est extrêmement large. Il y a là un paradoxe, qui concerne non seulement le champ – dans les États généraux sont entrés cette année la fin de vie, l'intelligence artificielle, le big data et les relations entre santé et environnement –, mais aussi la façon d'aborder ces sujets. En effet, les tests génétiques sont conçus pour mettre en évidence des maladies chroniques, des maladies graves ou des handicaps, mais une fois ces tests réalisés et le diagnostic donné, nous sommes extrêmement mauvais en matière d'accompagnement des personnes souffrant de maladies chroniques graves ou de handicap. L'attention portée à juste titre aux avancées de la science et de la technique masque par défaut la déshérence d'une conduite qui pose des questions éthiques majeures. Les neurosciences et l'imagerie cérébrale permettent de diagnostiquer une série de troubles cognitifs, dont la maladie d'Alzheimer. Une fois ce diagnostic établi, que fait-on pour accompagner les personnes ?

L'un des soucis majeurs de l'assistance médicale à la procréation (AMP) est l'intérêt de l'enfant. Mais, dans notre pays, 3 millions d'enfants vivent sous le seuil de pauvreté, et les avancées de la connaissance dans ce que l'OMS appelle les « déterminants socio-économiques de la santé » et dans le domaine de l'épigénétique indiquent qu'ils auront des problèmes de santé majeurs. Se concentrer uniquement sur l'intérêt de l'enfant dans une circonstance importante, méritant certes une réflexion, mais très circonscrite, risque d'aboutir à méconnaître des problèmes essentiels en matière de santé et d'intérêt de l'enfant qui, je le répète, s'inscrivent dans un contexte beaucoup plus large.

Ce champ restreint entraîne des contradictions. On insiste – et vous insistez – à juste titre, depuis longtemps, sur l'intérêt d'une réflexion éthique, non seulement au regard de son inscription dans la loi relative à la bioéthique mais aussi pour l'exercice quotidien de la médecine ou de la biologie. Par exemple, avec la tarification à l'activité, les modalités de remboursement de notre système de santé s'opposent, freinent, empêchent le temps de dialogue, l'écoute, l'échange, qui sont essentiels à une approche éthique de la médecine. C'est un peu comme si, dans des domaines étrangers à la loi relative à la bioéthique, étaient institués des freins empêchant, malgré les meilleures intentions, l'atteinte pratique des objectifs inscrits dans cette loi.

Plus largement, le Préambule de notre Constitution dispose que la nation assure à chacun la protection de la santé. Or la protection de la santé n'est pas seulement la réparation des maladies ou des handicaps, c'est aussi la prévention. Vous le savez, mais c'est heureusement en train de commencer à changer, 5 % de notre budget de santé publique, qui est l'un des plus élevés au monde, sont consacrés à la prévention et 95 % à la réparation.

Notre Charte de l'environnement, qui a maintenant quatorze ans, stipule que chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. Pourtant chaque année, dans notre pays, 50 000 personnes meurent du seul fait de la pollution de l'air extérieur. Les avancées des connaissances dans ce domaine indiquent de plus en plus précisément les mécanismes par lesquels l'environnement et la façon dont nous construisons notre société s'impriment peu à peu en termes de maladie, de diminution de l'espérance de vie ou d'espérance de vie de bonne qualité.

La focalisation sur les avancées de la technique et de la science, certes essentielle, ne doit pas aboutir à une forme de scotome. En scrutant l'intérieur des corps avec les techniques et la science les plus sophistiquées, nous ne devons pas oublier les empreintes qu'impriment jour après jour l'environnement social et l'environnement extérieur, au risque de ne les voir, à partir de ces techniques, qu'après qu'ils auront commencé à entraîner des modifications et des bouleversements.

Un problème éthique que vous connaissez bien est la non-application des lois. Il me paraît être un facteur majeur d'inégalités socio-économiques et territoriales. Ce que la loi prévoit est disponible pour certains mais pas pour tous, ce qui est désespérant du point de vue éthique. Je rappelle que la loi visant à garantir le droit d'accès aux soins palliatifs à toute personne dont l'état le nécessite a maintenant 19 ans et qu'une très grande majorité de nos concitoyens n'y ont pas accès.

Je pourrais continuer avec la loi pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, prévoyant la scolarisation des enfants handicapés, avec la loi qui a mis en place l'obligation d'emploi des personnes handicapées qui, au bout de trente et un ans, n'a atteint que la moitié de ses objectifs, ou avec la loi instaurant le droit opposable au logement, alors qu'un nombre considérable de personnes sont dans la rue. Amartya Sen disait qu'un droit sans accès au droit est une négation du droit. Il y a donc là un problème éthique majeur qui vise tous les champs de la santé, indépendamment du domaine relatif à la bioéthique.

Le débat public et les réflexions des instances consultatives comme le CCNE sont certes essentiels, mais il est paradoxal que le législateur ait considéré que, dans le domaine relatif à la bioéthique, ils devaient être limités à ce champ relativement circonscrit.

S'il est essentiel que soient organisés un débat public et une réflexion de la société, sous des formes diverses, s'agissant de lois ayant des conséquences directes ou indirectes sur la santé ou le respect des droits fondamentaux, il serait bon que ce ne soit pas un domaine réservé au champ législatif mais un modèle pour une forme de démocratie. Ce qui a été organisé dans le domaine relatif à la loi de bioéthique pourrait servir de modèle lorsque des décisions économiques importantes sont discutées.

Mon expérience des comités d'éthique m'enseigne qu'il y a deux focales possibles. Il y a celle par laquelle nous avons abordé un grand nombre de problèmes, à savoir celle de la santé au sens très large. D'autres instances dont les préoccupations sont assez proches abordent le sujet par la focale du respect des droits fondamentaux. La Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), le Défenseur des droits, le CCNE réalisent des actions complémentaires. Dans beaucoup de domaines, une animation du débat public ou de la réflexion publique par de telles instances serait importante. Il en va de même pour le Conseil économique, social et environnemental (CESE), en ce qui concerne l'intelligence artificielle. Et la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a animé l'année dernière des débats publics de grande qualité.

Il serait important d'étendre ce qui a été fait de remarquable dans le domaine de la loi relative à la bioéthique à tous les sujets importants relatifs à la santé et au respect des droits. Alors qu'un grand nombre de pays respectent, voire admirent ou, en tout cas, étudient ce que nous avons fait en matière de bioéthique, il serait intéressant d'étendre ce modèle à d'autres questions, toujours avec le souci des personnes les plus vulnérables. Je le répète : lorsqu'on se soucie des personnes les plus vulnérables, on progresse vers l'égalité réelle, c'est-à-dire vers l'inclusion de ceux qui sont malheureusement laissés sur le bord du chemin.

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