Intervention de Benjamin Moron-Puech

Réunion du jeudi 25 octobre 2018 à 15h00
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Benjamin Moron-Puech, maître de conférences à l'université Paris 2 Panthéon-Assas :

Comme vous l'a indiqué maître Pitcho, toute atteinte à l'intégrité physique est en principe proscrite, sauf si elle intervient dans un cadre médical. Ce principe, c'est le Parlement, en 1994, qui l'a posé, et il figure à l'article 16-3 du code civil. Aujourd'hui, un certain nombre de personnes viennent nous trouver pour se plaindre de la mauvaise application de ce principe.

Je m'efforcerai donc de vous démontrer que la notion de nécessité médicale, telle que vous l'avez dégagée en 1994, est aujourd'hui largement méconnue des personnes intersexuées et, plus largement, des minorités corporelles, c'est-à-dire des personnes qui naissent avec un corps différent et que la médecine veut normaliser ; je pense, par exemple, aux personnes sourdes qui subissent la pose d'implants cochléaires.

La loi a souhaité protéger toutes ces personnes, avec l'exigence d'une nécessité thérapeutique. L'exigence était déjà, en 1994, évoquée dans la jurisprudence. Elle était même dans l'air du temps dès la Seconde Guerre mondiale, puisqu'elle avait été affirmée très clairement par les tribunaux. Elle a ensuite été posée dans la loi de 1994, la nécessité médicale étant une question qui relève de la bioéthique.

Qu'entend-on par nécessité médicale ? Initialement, on parlait de nécessité thérapeutique. On a évolué vers la notion de nécessité médicale, notamment parce que les médecins souhaitaient, non seulement disposer de plus de souplesse, mais également intégrer, dans le cadre du droit commun, la question de certains actes contraceptifs qui pouvaient leur faire craindre d'engager leur responsabilité pénale. Mais derrière cette notion de nécessité médicale existent toujours un certain nombre de finalités limitées : la finalité thérapeutique, la finalité contraceptive et, éventuellement, la finalité esthétique.

Pour les personnes intersexuées, la seule finalité dans laquelle se placent aujourd'hui les médecins est thérapeutique. Ils prétendent soigner des enfants qui ont des problèmes. Ils ne pratiquent pas d'actes esthétiques, ils ne s'inscrivent pas dans les règles prévues par le code de la santé publique pour la chirurgie esthétique, qui sont beaucoup plus protectrices du consentement. Ils ne s'inscrivent pas non plus dans un protocole expérimental, également beaucoup plus protecteur du consentement. Non : ils prétendent faire du thérapeutique. Mais en font-ils vraiment, et les actes qu'ils réalisent sont-ils absolument nécessaires ?

Qu'est-ce que le thérapeutique ? Un grand philosophe français de la médecine, Georges Canguilhem, a réfléchi longuement sur « le normal et le pathologique ». Selon lui, le pathologique ne peut être défini par le simple corps médical qui, partant d'une rareté statistique, d'un constat, ne pourrait établir objectivement ce qu'est une pathologie ni, donc, la thérapeutique destinée à guérir cette pathologie. Non, nous dit Canguilhem, il faut nécessairement partir de la personne. C'est ce qu'a fait le législateur en 1994 en introduisant la « nécessité thérapeutique pour la personne » – pour la personne elle-même, car on ne peut pas construire une pathologie sans le consentement des personnes.

Alors, que nous disent aujourd'hui les personnes intersexuées qui prennent la parole ? Elles nous disent : nous ne sommes pas malades ! Un combat est mené auprès de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) pour sortir complètement l'intersexuation de la liste des maladies. Certains États, comme Malte, ont prévu, quand bien même l'OMS conclurait que les personnes intersexuées ou transgenres sont malades, que cette classification ne serait pas reconnue dans une loi. C'est une sage disposition dont vous pourriez vous inspirer.

Toujours est-il que les professionnels de santé ont tendance aujourd'hui à considérer les personnes intersexes comme des personnes malades. Certes, elles montrent une variation, une caractéristique physiologique rare, tout comme les personnes qui ont les cheveux roux sont moins fréquentes que les autres ; mais cette rareté ne met pas en péril leur existence, leur santé, leur capacité à vivre dans la société.

S'il y a un problème, il est généré, non pas par ces personnes, mais par les normes sociales qui fabriquent une maladie et qui fabriquent éventuellement des dépressions chez ces personnes. L'intersexuation n'est rien d'autre qu'un phénomène qui avait été fort bien décrit par Frantz Fanon dans les années 1950. Ce ne sont pas les personnes intersexes qu'il faut soigner, mais la société, notamment en changeant ses normes. C'est pourquoi nous sommes ici, aujourd'hui, devant le législateur, pour rappeler que les règles doivent être respectées.

Concernant la condition de nécessité médicale, il manque le premier élément, à savoir le caractère thérapeutique, la finalité thérapeutique. À supposer même que le caractère pathologique soit établi, encore faudrait-il établir aussi la nécessité. Cela signifie, d'une part, que l'acte que les médecins réalisent ait plus d'avantages que d'inconvénients, et, d'autre part, que cet acte soit le seul à même de traiter, de la meilleure façon possible, cette maladie – à supposer que ce soit une maladie.

Faisons la balance bénéfices-risques. Disposons-nous aujourd'hui d'études démontrant que les personnes intersexuées opérées sont plus heureuses après qu'avant ? Non. Une étude réalisée dans les années 1950 par le docteur John Money, premier médecin à opérer des personnes intersexuées, tendait plutôt à démontrer que les personnes non opérées étaient plus heureuses que les personnes opérées. Cela n'a pas empêché M. Money, pour développer sa pratique, de procéder à des opérations, prétextant que ces personnes « seraient encore plus heureuses » grâce au progrès et aux nouvelles et meilleures techniques. Aujourd'hui, la preuve de cette nécessité n'est pas apportée.

S'agissant de la question de savoir si d'autres actes, moins coûteux, seraient possibles, les médecins ont-ils pris la peine de comparer les actes qu'ils réalisent avec un simple suivi psychologique, qui peut être fait par des psychologues ou d'autres personnes intersexuées, plus âgées, et qui pourrait aider les parents et la personne concernée à faire face aux difficultés rencontrées dans une société hostile à cette condition ?

Les actes commis sur les personnes intersexuées n'ont ni un caractère thérapeutique ni un caractère de nécessité médicale, au sens où l'entend le législateur. Cette conclusion, tirée par quelques chercheurs, dont je fais partie, a été reprise, cette année, par le Conseil d'État, dans son avis de 2018, que nous vous avons communiqué.

Le Conseil d'État affirme en effet qu'il y a ni situation pathologique – au motif qu'il n'y a pas de lésions – ni nécessité d'intervenir. De sorte que, aujourd'hui, nous sommes face à une pratique qui contrevient manifestement à l'article 16-3 du code civil. Alors que faire face à cette pratique ? Je laisserai maître Pitcho et la représentante du Collectif Intersexes Allié·e·s apporter quelques réponses.

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