Intervention de Sébastien Jumel

Séance en hémicycle du lundi 19 novembre 2018 à 16h00
Programmation 2018-2022 et réforme de la justice — Motion de rejet préalable (projet de loi organique)

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSébastien Jumel :

Ainsi proposez-vous des mesures qui seront autant d'obstacles territoriaux, numériques, juridiques à l'accès au juge pour dissuader les justiciables de recourir à la justice.

Face au manque de magistrats, au manque de personnels, au manque de moyens matériels, ce qui provoque des retards inadmissibles dans le traitement des dossiers, face à des situations de rupture de la continuité du service public, face à la rupture d'égalité de traitement entre les justiciables selon leur lieu d'habitation ou le type de contentieux, le bon sens aurait commandé une réelle remise à niveau budgétaire, comme nous l'ont rappelé avec force et humanité les juges des enfants du tribunal de Bobigny. Au contraire, votre projet de loi installe durablement la gestion de la pénurie. Et puisque le contentieux ne peut pas totalement disparaître, vous choisissez d'externaliser son traitement à des acteurs économiques privés. Nous nous opposons aux dispositions qui visent à confier à divers acteurs des actes qui, hier, étaient gratuits mais qui deviendront payants demain. Du reste, nous souhaiterions disposer de chiffres sur le sujet. Les débats nous permettront sans doute de préciser les choses.

Seront concernés les actes de notoriété constatant la possession d'état en matière de filiation, suppléant les actes d'état civil, ou le recueil de consentement en matière d'assistance médicale à la procréation, que vous envisagez de confier aux notaires. Quant à la délivrance des apostilles et des légalisations des actes publics français, actuellement confiée aux parquets généraux, il faudrait qu'elle soit transférée aux greffes si l'on veut qu'elle demeure gratuite. Au-delà de l'atteinte au principe de gratuité du service public, qui emporte des conséquences sur l'accès à la justice, la privatisation de ces services, confiée à des plateformes numériques peu sécurisées, affecterait la qualité des services rendus, loi du marché oblige.

Au-delà des garanties de compétence, de diligence, d'impartialité et d'indépendance offertes par l'institution judiciaire, c'est l'office même du juge, dans toutes ses dimensions, en particulier celle de la protection et du rétablissement des équilibres sociaux, symbolisée par la balance de la justice, qui pourrait être sacrifié sur l'autel de la rentabilité.

De même, le recours aux modes alternatifs de règlement des différends, notamment la médiation, semble une pièce maîtresse de votre réforme. S'il convient de ne pas rejeter en bloc et par principe de telles pratiques, elles ne sauraient servir de prétexte à la restriction de l'accès aux juges et ne pourraient suffire à colmater les insuffisances du service public. Tel est pourtant bien l'effet, si ce n'est l'objet, du projet de loi.

La médiation, c'est la justice sans juge. La médiation, c'est la justice en dehors de la règle de droit pourvu que l'ordre public soit respecté. La médiation, c'est la solution individuelle au détriment de la règle commune générale, abstraite et impersonnelle.

Qui devra payer le médiateur alors que l'office du juge est, par nature, gratuit ? Qui devra payer l'avocat lors de cette étape procédurale supplémentaire ? Dans quel état économique et psychologique se trouvera le justiciable en cas d'échec de la phase amiable préalable ? Que prévoit l'État en faveur de l'aide juridictionnelle, que vous refusez, pour le moment, d'élargir aux plus modestes, aux salariés percevant de faibles revenus, en cas de recours à cette phase amiable ?

En clair, nous soulignons le risque de l'affaiblissement de l'accès au juge, qui aboutit à transférer les charges de l'État vers le particulier et la régulation sociale de la sphère du pouvoir régalien de l'État à celle de l'intérêt privé.

Madame la garde des sceaux, chers collègues, même si tout, dans votre projet, semble conçu, réfléchi, organisé pour éviter de donner à la justice un budget à la hauteur de ses besoins, les parlementaires communistes proposeront des mesures correctives, en espérant qu'elles prospèrent dans le débat parlementaire. Je pense en particulier à l'amendement, auquel nous tenons beaucoup, relatif aux affaires de faible volumétrie et de haute technicité, qui tend à instaurer des garanties supplémentaires quant à la présence territoriale de nos tribunaux.

En attendant, nous vous proposons d'adopter cette motion de rejet préalable afin que soit réalisée, avec l'ensemble des acteurs concernés, une véritable étude d'impact de la réforme. Nous avons le sentiment, en effet, que l'adoption d'un tel projet de loi pourrait creuser les fractures territoriale et sociale en supprimant les tribunaux d'instance, en promouvant un numérique qui remplace le juge au lieu de l'assister, en concentrant, comme l'ont fait Raymond Poincaré ou Rachida Dati hier, la plus grande part du traitement des affaires dans les capitales départementales, en systématisant les jugements rendus sans audience ou sans juge. Ce faisant, on alimente la défiance, l'incompréhension, le renoncement et le sentiment d'abandon de nos concitoyens.

Les manifestations organisées par les gilets jaunes devraient inciter le Gouvernement à prêter attention à ces citoyens qui, en dehors de tout cadre constitué, expriment une désespérance et une colère qui peuvent fragiliser les principes fondamentaux de la République.

C'est parce que nous croyons en l'État qui protège, en la force symbolique d'une République présente partout et pour tous, que nous sommes profondément mobilisés aujourd'hui. En l'état de votre projet, il n'y aura pas de place pour tout le monde dans la balance de la justice, et c'est pourquoi nous vous proposons de le rejeter.

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